par Xavier Lépine, Président du Directoire de La Française AM
La crise serait derrière nous. Dans les sondages, la proportion des personnes anticipant une sortie d’un pays de l’Euro est passée de 40 % en 2012 à 10 % en ce début 2013. L’Euro, dont beaucoup prédisaient la fin avant le 24 décembre 2012, est devenue une monnaie forte vis-à-vis du Dollar et du Yen. Cet optimisme qui ramène les taux de l’Italie et de l’Espagne progressivement vers ceux de l’Allemagne est-il justifié et durable ?
Sans que l’Histoire se répète, la situation qui me semble la plus comparable sur le plan de la dette avec la situation européenne actuelle est bien la crise de l’endettement des Pays en Voie de Développement (PVD) des années 80.
L’origine de la crise est comparable : l’afflux de pétro-dollars dans les banques américaines de 1973 à 1982, a incité ces dernières à les reprêter à des Etats souverains (Amérique Latine, Europe de l’Est, une partie de l’Asie, l’essentiel des pays africains) sans se préoccuper outre mesure de l’utilisation de ces fonds (financement des déficits budgétaires, de la consommation, détournements de fonds, projets pharaoniques…) au titre d’une maxime inventée pour la circonstance « un Etat n’est jamais mis en liquidation judiciaire ». Pour les PVD, le déclencheur de la crise a été la hausse des taux d’intérêts américains, elle-même liée à la stagflation (inflation via le prix du pétrole et récession due au transfert de richesse et de pouvoir d’achat vers les pays pétroliers). Pour les pays de la zone euro, la perte de compétitivité des pays « faibles » depuis la création de l’Euro s’est traduite par l’accumulation de déficits internes facilement financés par les marchés, financements qui se sont démultipliés lors de la crise mondiale de 2008. La nouvelle maxime « une monnaie unique entre Etats est équivalente à une signature unique » niait que la notion de monnaie en tant qu’unité de compte commune ne préjuge pas de la capacité de paiement d’un Etat débiteur qui utilise cette monnaie.
Le deuxième point de similitude fort est la dépendance des créanciers à l’égard de leurs débiteurs. Dans une situation « normale », le débiteur est en situation de faiblesse vis-à-vis de son créancier… Lors de la crise de la dette souveraine des PVD, comme pour celle de l’Euro, l’importance des montants pour les créanciers a fait que les problèmes des débiteurs sont devenus ceux des créanciers : l’ensemble des crédits souverains accordés par les banques commerciales occidentales aux PVD représentait plusieurs fois leurs fonds propres.
L’effet domino a joué à plein : en juillet 1982, lorsque le Mexique a annoncé qu’il ne payait pas les intérêts sur sa dette bancaire externe, la crise s’est propagée très rapidement à de nombreux pays (dettes bancaires externes et plus rarement sur la dette interne) : Argentine, Brésil, Venezuela, Uruguay, Pérou, Equateur, Costa Rica, Panama, Cuba, Pologne, Bulgarie, Philippines, Corée du Nord, Nigeria, Cote d’Ivoire et ultérieurement la Russie (les Pays les Moins Avancés n’avaient pratiquement pas de dette envers les banques commerciales mais essentiellement envers des Etats, dettes qui pour la plupart ont été abandonnées dans le cadre du Club de Paris ; quelques pays « intermédiaires » n’ont jamais été techniquement en défaut de paiement comme le Maroc, la Yougoslavie avant la dislocation, le Chili, l’Afrique du Sud, l’Algérie). C’est à l’issue de cette crise, conjuguée à celle des Caisses d’Epargne Américaines qui avaient surinvesti en Junk bonds, que le ratio Cooke, l’ancêtre de Bâle 3, est né pour limiter l’effet de levier des banques à 12,5 fois leurs fonds propres ; d’où la réorientation du « business model » bancaire vers la titrisation, i.e. origination, titrisation et distribution, dans les années 1990 et 2000.
Le troisième point de similitude est la temporalité. Donner du temps au temps : devant l’ampleur du problème au niveau de chaque pays emprunteur et l’impact sur les créanciers, il a de fait fallu près de dix ans pour trouver des solutions pérennes, même si certains pays ont rechuté les années suivantes. Forme moderne de tragédie grecque, inconcevable – un ensemble de pays très emprunteurs se retrouvant dans une situation d’insolvabilité – et insupportable – les banques commerciales auraient été pour une grande partie d’entre elles en faillite virtuelle si l’on avait constaté comptablement les conséquences des impayés, cette crise a d’abord demandé une première période de trois ans, de 1982 à 1985, pour mettre en place le premier plan de sauvegarde. Il s’agissait du Plan Baker (du nom du secrétaire américain au Trésor) qui reposait sur deux axes : pour espérer récupérer leurs créances, les banques devaient prêter plus à leurs créanciers. Concrètement, ce « new money » s’est traduit essentiellement par une obligation pour les banques de reprêter les tombées en intérêt et principal. Alors que ce plan était initialement prévu pour une période d’une année (système du Deposit Facility Agreement), la constatation de l’impasse a poussé progressivement les parties vers un système de MYDFA (Multi Years Deposit Facility Agreement). Le deuxième volet a consisté à créer une courbe des taux d’intérêt sur le dollar permettant aux banques d’engranger d’importants profits en empruntant à court terme et en investissant dans les taux longs américains. Les profits ainsi dégagés leur ont permis progressivement de provisionner les créances sur les PVD à des niveaux plus compatibles avec la capacité de paiement des emprunteurs.
C’est donc en subventionnant les banques prêteuses que l’Etat américain les a sauvées et permis de passer à l’étape suivante : la réduction de la dette des emprunteurs souverains. En 1990, soit huit ans après le début de la crise, se mettait ainsi en place le premier plan Brady au Mexique : une réduction de dette volontaire de 35 % de la part des créanciers, l’abandon de créance correspondant peu ou prou à la valeur des créances dans les livres des créanciers, les 65 % restant étant convertis sous forme d’obligations dont le principal était garanti à 30 ans par des zéros coupons du Trésor Américain. Le mécanisme global a donc consisté in fine à faire supporter conjointement aux pays et aux contribuables américains (et dans une moindre mesure européens) le coût de la défaillance des PVD. Les emprunteurs ont supporté dix ans de récession (the lost decade) et de politiques de rigueur.
Quant aux créanciers ils ont in fine perdu de 35 à 75 % de leurs créances, leurs actionnaires ont globalement perdu l’essentiel de leurs investissements (Citibank a changé de mains etc.). Enfin, les Etats riches et donc le contribuable américain, ont contribué via la politique monétaire artificiellement créée à subventionner les banques et faciliter l’achat des zéros coupons par les PVD. Curieusement l’opinion publique américaine comme l’opposition (démocrate) se sont peu emparées de ce sujet, les médias économiques se concentrant plus sur la faillite des caisses d’épargne et les junk bonds, la crise de la dette souveraine restant politiquement cantonnée à un débat d’experts autour du FMI.
Ce mécanisme de réduction de dette n’a aussi été rendu possible que par le développement progressif d’un marché secondaire de la dette des PVD, dont le prix a été très volatil au gré des événements politiques (internes et externes) et économiques. Ainsi les dettes ne se négociaient pas sur la base du rendement, même si le pays payait les intérêts, mais sur le seul prix en pourcentage du nominal. Au plus fort de la crise (1989, 1991 selon les pays), l’Argentine s’est négociée jusqu’à 7 % du nominal, le Pérou 3 %, le Brésil 20 %, le Mexique et la Pologne 30 % etc. Ce qui, bien évidemment, a facilité la mise en place des plans de réductions de dette ; il est plus facile d’accepter 35 % de réduction de la dette si l’on constate qu’elle s’échange à 30 % du pair…
Il existe bien évidemment de nombreux points de différences : les dettes étaient libellées dans une monnaie tierce de celle de l’emprunteur. Il est souvent énoncé que l’une des difficultés de l’Europe monétaire est l’impossibilité de dévaluer pour retrouver de la compétitivité ; mais pour un PVD endetté en USD, une dévaluation rend peut être les exportations plus compétitives mais augmente la charge de la dette en USD et comme souvent la dette était X fois supérieure aux exportations, la dévaluation n’a jamais été une option possible pour résoudre le problème de la dette externe. Les emprunts étaient sous forme de crédits bancaires et non pas d’obligations.
Si le poids financier de la créance est identique pour l’emprunteur, la nature juridique et comptable est beaucoup plus contraignante pour le prêteur obligataire qui doit comptabiliser à la valeur de marché (sauf pour les assureurs qui restent au prix d’achat). De même, si le FMI, le Club de Londres et le Club de Paris se concertaient sur la situation des différents pays, il n’y avait pas une telle interdépendance politique entre les prêteurs et les emprunteurs, ni même entre les emprunteurs eux-mêmes. A l’inverse, l’activité économique mondiale était également en fort ralentissement, conséquence du triplement du prix du pétrole, des déficits budgétaires des Etats développés, de l’inflation et des taux d’intérêts à 2 chiffres sur toutes les maturités.
Ainsi, face à une situation de surendettement d’un pays, à l’exception de la répudiation, les issues sont limitées et ont comme point commun la nécessité du temps :
- Une croissance économique supérieure aux taux nominaux, créant une situation de taux réels négatifs,
- Une épargne nationale, volontaire ou non, acceptant une forme d’euthanasie du rentier également via des taux réels négatifs,
- Une mutualisation des pertes entre les Etats : c’est ce qu’on fait les Etats Américains entre eux, y compris dans les années 30. C’est aujourd’hui tout l’enjeu de la création d’une Europe fédérale et l’on voit bien tous les obstacles politiques et techniques à lever avant que cette évolution puisse se concrétiser,
- Une réduction de la dette via des mécanismes supportable pour les prêteurs.
Comme bien souvent le succès repose sur la combinaison de tous ces facteurs et à bien des égards les mesures qui ont été prises pour sauver l’Euro sont conceptuellement identiques à celles qui ont existé dans les années 80 pour les PVD.
Le LTRO (Long Term Refinancing Operation : prêt à long terme accordé aux banques par la BCE) est assez comparable au Plan Baker : la BCE prête sur plusieurs années à un taux d’intérêt qui reflète la situation économique (1 %) et non la qualité des emprunteurs bancaires dont la solvabilité est incertaine et justifierait des marges très élevées, créant une spirale destructive qui s’était amorcée au cours de l’été 2011. Avec cet argent, les banques peuvent à leur tour prêter aux Etats, notamment à ceux dont elles dépendent et concourir ainsi à ramener le fardeau de la dette à un niveau plus supportable. Les banques, comme dans les années 1985-1989, reconstituent leurs profits opérationnels et peuvent progressivement accepter d’abandonner une partie du principal et pratiquent ainsi, avec l’aide de la BCE, une forme évidente de New Money/MYDFA subventionné (ici par la BCE).
Bien évidemment, restent encore à imaginer à ce stade deux mécanismes : celui de la réduction effective de la dette puis le rééquilibrage de la compétitivité intra et extra zone européenne. Pour la réduction de la dette, le pragmatisme s’est rapidement imposé : on constate que la Grèce ne pourra jamais rembourser la totalité de sa dette et que le montant de l’abandon de créances est supportable pour les créanciers ; plan d’austérité sévère d’un côté, rachat d’obligations sur le marché secondaire de l’autre, puis les porteurs obligataires se font imposer une très forte réduction de dette.
Pour les autres pays, comme l’Irlande, le Portugal et l’Espagne et peut être même l’Italie, l’OMT (Outright Monetary Policy) n’est pas sans rappeler le concept du Plan Brady. Même si son recours est conditionné au fait que les pays doivent toujours avoir accès au marché obligataire à long terme pour bénéficier de l’OMT, cela revient bien à accepter une forme de réduction de dette : le porteur ne sait pas à quel prix il pourra vendre ses obligations mais la BCE s’engage de manière illimitée à les racheter. Ce système est particulièrement bien adapté à la complexité et l’interdépendance des situations : la BCE sait que les banques sont fragiles et que l’intérêt des pays est de maintenir un niveau de coût d’emprunt supportable par l’économie. A la différence du Plan Brady, l’OMT est une solution de marché qui, si elle permet de gagner du temps et d’éviter l’explosion d’une crise de confiance (la BCE étant acheteur en dernier ressort), elle ne réduit pas officiellement le coût de la dette puisqu’en théorie l’emprunteur ne bénéficie que d’une substitution de prêteur (passage d’un prêteur privé à la BCE).
Le dispositif technique supplémentaire qui vient d’être inventé est la Clause d’Action Collective, pour les emprunts obligataires à venir, au bénéfice des emprunteurs ! Si le marché obligataire s’est tellement développé par rapport au marché de l’intermédiation bancaire (dépôts-crédits), c’est pour deux raisons fondamentales :
a) faire porter le risque sur un grand nombre d’acteurs (les investisseurs vs les banques),
b) le droit comme la technique des obligations rendent difficile leur restructuration.
En donnant la capacité juridique à une catégorie de porteurs de restructurer une partie de la dette sans avoir à négocier avec tous les porteurs, ce deuxième aspect n’existe plus et le dispositif est maintenant totalement complété pour passer à la phase suivante : nous ne risquons plus de crise systémique bancaire car la BCE fournit les liquidités et elle peut racheter au cas par cas les créances avec une décote, voire imposer des décotes à une certaine catégorie de créanciers.
On comprend aisément que ces dispositifs achètent du temps et évitent l’explosion d’une crise bancaire ou monétaire insurmontable. En achetant ainsi du temps, nous avons probablement la possibilité de rendre en quelques années la dette supportable via l’ensemble de ces mécanismes :
- Utilisation de l’épargne nationale quand elle est mobilisable (cf livret A dont le taux pourrait tomber à moins de 1 % ou émission d’un grand emprunt obligatoire, à un taux très faible et sur longue période),
- Une pression fiscale plus forte,
- Un peu d’inflation à certains moments,
- Utilisation des mécanismes de réduction de dette décrits ci-dessus en cas de dérapage.
Mais ces évolutions, pour positives qu’elles soient, ne permettront pas de résoudre le problème de fond de la compétitivité intra et extra Euro. Il y a malheureusement toutes les raisons de penser que la création d’une Fédération des Etats Unis d’Europe ne se réalisera que sous la pression d’une crise économique violente, par exemple en France. Les risques sont donc élevés que l’Euro explose par la sortie de l’Allemagne ou le doute sur la capacité de la BCE à acheter sur le marché des montants sans limites (ce qui est différent d’acheter de manière illimitée comme elle s’est engagée à le faire), voire via la création de deux zones. La probabilité d’un tel événement parait à ce jour équivalente à celle de l’achèvement politique de l’UE.
Ainsi le plus probable, maintenant que nous avons tous les outils techniques qui soignent mais ne guérissent pas, est que nous restions pendant des années dans cette situation et que les années 2010 restent dans l’histoire comme la décennie perdue de l’Europe en termes de croissance et de régression sociale. Face aux réticences des populations à la fusion des pays européens, il me semblerait logique que nous avancions lentement afin que cette idée s’impose naturellement en une génération. Seule une forte récession en France ou une grande crise politique pourraient pousser à accélérer ce dispositif avec le risque d’éclatement que l’on connait.
En conclusion la politique d’investissement obligataires « govies » européens présente un degré de risque modéré mais elle ne répond plus à la logique des emprunts d’Etats « sans risque ». En effet les taux d’intérêts occidentaux ne reflètent plus les variables macro-économiques et leurs anticipations par les marchés, mais les stratégies de soutien des banques centrales pour éviter les crises économiques ou financières systémique. Concrètement tout se passe comme si les Etats émettent des obligations pour financer leurs déficits, obligations qui sont in fine détenues par la Banque Centrale qui émet donc de la monnaie en contrepartie. Cette anomalie de fonctionnement, préoccupante car nous n’avons pas de repère historique sur l’issue, devrait cependant perdurer pendant de nombreuses années et se traduire par des taux d’intérêts bas et l’on peut raisonnablement penser que :
- les taux allemands vont rester dans une bande étroite pendant plusieurs années avec une tendance forte à la japonisation,
- les mécanismes techniques mis en place sont beaucoup plus faits pour prévenir une crise que pour la résoudre et les investissements dans les périphériques présentent globalement un attrait fort à condition de savoir sortir en cas de dérapage politique ou économique réellement fort (le reste n’étant que mouvement brownien dont l’acceptabilité dans les portefeuilles ne dépend que de l’acceptation de la volatilité et non pas de l’issue finale).
Restons au total positifs : rappelons-nous que jusqu’à une période récente la Chine bénéficiait de taux d’intérêts subventionnés par les pays développés pour financer ses importations de biens d’équipement et que la grande majorité des pays surendettés des années 80 sont maintenant devenus prêteurs et connaissent les meilleurs taux de croissance au monde, sans parler de l’Asie qui s’écroulait en 1998. Rien n’est irréversible !