par Stéphane Monier, Directeur des investissements chez Lombard Odier
- Le président Emmanuel Macron affrontera la candidate d’extrême droite Marine Le Pen au second tour du scrutin présidentiel
- Les débats des deux semaines à venir, ainsi que le soutien des candidats éliminés, seront essentiels pour assurer un second mandat à M. Macron
- Les marchés craignent qu’un gouvernement nationaliste à la tête d’un grand État membre de l’UE ne compromette les politiques économiques et budgétaires européennes. L’euro reflétera ce risque jusqu’au 24 avril
- L’enjeu est une vision plus nationaliste et antimondialiste pour la France, prônée par Mme Le Pen, qui devra toutefois obtenir le soutien du Parlement avant de promulguer toute nouvelle législation.
Le président français Emmanuel Macron va devoir livrer une bataille plus ardue qu’il y a cinq ans pour sa réélection. Son adversaire de l’extrême droite, Marine Le Pen, a appris de ses erreurs de 2017, lorsque les deux candidats se sont affrontés pour la première fois en vue du mandat présidentiel. L’issue est importante pour les investisseurs car, bien que Mme Le Pen ait adouci ses positions anti-européennes, son ambition reste une France moins libérale et nationaliste.
Lors du premier tour de l’élection présidentielle du 10 avril, M. Macron a obtenu 27,6% des suffrages, surpassant ainsi les attentes, et Mme Le Pen 23,4%. Ces résultats les propulsent au second tour du 24 avril. Pour la première fois, la victoire de Mme Le Pen est mathématiquement possible. Selon les derniers sondages, elle pourrait obtenir jusqu’à 49% des voix au second tour (voir graphique 1, page 2).
« Bien sûr, Marine Le Pen peut gagner », a mis en garde, le 31 mars, Edouard Philippe, ancien Premier ministre de M. Macron.
La percée de Mme Le Pen durant les dernières semaines de campagne est probablement le résultat des défections à l’égard du candidat plus extrémiste Eric Zemmour. Néanmoins, il n’est pas certain que le « front républicain » qui, historiquement, s’unissait pour barrer la route de la Présidence aux candidats de l’extrême droite, fonctionne cette fois encore. Le candidat de gauche Jean-Luc Mélenchon, qui s’est classé troisième avec 21,9% des suffrages le 10 avril, a très clairement appelé ses partisans à ne pas voter pour Mme Le Pen, sans toutefois apporter son soutien à M. Macron.
Avant que les sondages d’opinion ne se resserrent dans le courant de la première semaine d’avril, les marchés avaient rejeté tous les scénarios hormis une victoire de M. Macron. L’écart entre les obligations souveraines françaises à dix ans (OAT, pour obligations assimilables du Trésor) et leur équivalent, le Bund allemand, est désormais de 54 points de base (voir graphique 2, page 3).
Lorsque le président Macron est arrivé au pouvoir en mai 2017, il a déclaré vouloir mettre fin aux raisons qui poussent les électeurs à soutenir les extrêmes. Le Royaume-Uni avait depuis peu voté en faveur d’une sortie de l’UE et les électeurs américains placé Donald Trump à la Maison Blanche. Le président Macron avait plaidé pour une plus forte intégration du budget et de la défense de l’UE, afin de s’assurer que l’Europe puisse tenir tête aux États-Unis et à la Chine.
Après Jacques Chirac en 2002, aucun président français n’a été réélu. Par ailleurs, aucun président depuis Charles de Gaulle en 1965 n’a remporté de second mandat et conservé la majorité à l’Assemblée nationale, ou chambre basse du Parlement. M. Macron a perdu sa majorité absolue en mai 2020, après qu’une série de défections a permis la création de nouveaux partis dissidents. Son parti la « République en Marche » détient actuellement 268 sièges sur les 577 que compte l’Assemblée, sans compter le soutien de 79 sièges occupés par deux autres groupes.
Le parti de Mme Le Pen compte à peine six députés à l’Assemblée et aucun représentant parmi les 348 sénateurs de la chambre haute. Si Mme Le Pen l’emportait le 24 avril, elle peinerait à trouver suffisamment de soutiens pour faire passer toute nouvelle législation. Les prochaines élections législatives auront lieu les 12 juin et 19 juin 2022.
Performance économique de la France
Il y a un mois tout juste, le président jouissait d’une avance en apparence incontestée. M. Macron a vu sa popularité augmenter grâce aux efforts diplomatiques qu’il a déployés pour éviter la guerre en Ukraine en dialoguant avec le président russe Vladimir Poutine. Cependant, la guerre a déclenché une succession de chocs sur les prix de l’énergie et des denrées alimentaires, qui ont contribué à l’augmentation du coût de
la vie.
Néanmoins, à 4,5%, le taux d’inflation annuelle en mars en France était inférieur à celui de ses proches voisins, l’Espagne (9,8%), l’Allemagne (7,3%) et l’Italie (6,7%). Cette différence est en partie due à des rabais sur les carburants et à des subventions à l’énergie pour un montant de sept milliards d’euros, y compris le plafonnement des prix de l’électricité et du gaz pour les ménages. Au cours des six derniers mois, ces mesures ont coûté, selon les estimations, 25 milliards d’euros, financés en partie par l’augmentation des revenus provenant de la taxe sur la valeur ajoutée, due à la hausse du prix des carburants.
L’économie française s’est remise plus rapidement de la pandémie que toute autre économie occidentale après les États-Unis. Le produit intérieur brut (PIB) français a augmenté de 7% en 2021 lorsque l’impact économique de la pandémie s’est atténué, ce qui représente le rythme de croissance le plus rapide depuis plus d’un demi-siècle. Selon la Commission européenne, l’économie française devrait croître de 3,6% en 2022. En comparaison, l’Allemagne a enregistré une croissance de 2,8% en 2021, et son économie devrait progresser de 3,6% en 2022. Le taux de chômage français est proche de son niveau le plus bas depuis quatre décennies, s’établissant à 7,1% en janvier, suite aux réformes et aux investissements dans la réorientation professionnelle, aux programmes de formation des jeunes et au soutien aux nouvelles entreprises, y compris 300 milliards d’euros de prêts garantis par l’État pour venir en aide à l’industrie pendant la pandémie. L’investissement public de 100 milliards d’euros, planifié sur deux ans, comprend des dépenses pour la compétitivité commerciale et des projets environnementaux et sociaux.
La campagne de M. Macron a souffert d’un démarrage tardif du fait qu’il a annoncé sa candidature au dernier moment, il y a un mois. Ces deux prochaines semaines, il pourra expliquer son programme et le comparer avec celui de Mme Le Pen. Il devra en particulier défendre son bilan et expliquer les raisons de la baisse rapide du pouvoir d’achat. Les deux candidats s’affronteront lors d’un débat télévisé prévu pour le 20 avril, un moment clé de cette élection présidentielle.
L’impact politique potentiel d’une crise du coût de la vie ne doit pas être sous-estimé. Des manifestations ont jalonné les premières années du mandat de M. Macron, comme les grèves des cheminots, l’opposition à la réforme des retraites et le mouvement social des « gilets jaunes » qui rejetaient plusieurs mesures allant de la hausse des prix du carburant aux limitations de vitesse dans les zones rurales.
M. Macron a promis une baisse des impôts sur les successions, une mesure de monétisation des heures supplémentaires, la rénovation des logements et un programme pour rendre les véhicules électriques plus abordables. Les promesses de la campagne comprennent une pension minimale de 1 100 euros par mois, une poursuite de la réforme de l’éducation en donnant la priorité aux mathématiques et au français, et plus de personnel de santé et de police. Il veut augmenter l’âge moyen de la retraite de 62 à 65 ans en une décennie et supprimer une série d’exemptions spécifiques à certains secteurs. En 2021, le gouvernement Macron a reporté les réformes des retraites à après la fin de la pandémie.
Le programme de Marine Le Pen
Les propositions de Mme Le Pen, telles que décrites dans son tract de campagne remis aux électeurs français la semaine dernière, placent la hausse du coût de la vie au cœur de sa promesse d’augmenter le pouvoir d’achat des consommateurs. « Tout augmente, lit-on dans le dépliant, sauf les salaires ». Elle propose de réduire « massivement » les taxes sur les carburants, le gaz et l’électricité, en faisant passer la taxe sur la valeur ajoutée de l’énergie de 20% à 5,5%. Dans le même temps, elle prévoit l’arrêt de la construction d’éoliennes et le démantèlement de celles déjà construites. À l’opposé de M. Macron, elle promet d’abaisser l’âge de la retraite à 60 ans, pour les personnes qui travaillent depuis l’âge de 20 ans.
En outre, elle réduirait les tarifs autoroutiers, allégerait les frais de succession et donnerait la priorité nationale pour l’accès à l’emploi, au logement et aux aides sociales. Mme Le Pen a également promis d’« aider les entreprises à augmenter les salaires ». Elle propose notamment d’indexer les retraites à l’inflation et de mettre fin à l’impôt sur le revenu pour les salariés de moins de 30 ans et à celui sur les sociétés pour les entrepreneurs de moins de 30 ans.
Enfin, selon le tract, la place de la France dans le monde est en déclin. Depuis 2017, la France a accueilli 1,5 million d’immigrés légaux, indique le texte, concluant que « nos valeurs, libertés et modes de vie sont menacés. »
En mars, la campagne de Mme Le Pen montrait encore une photo d’elle serrant la main du président russe Vladimir Poutine. En 2014, son parti a emprunté 11 millions d’euros à des banques russes, et le mois dernier, il a contracté un autre prêt de 10,7 millions d’euros auprès d’une banque hongroise (la semaine dernière, Mme Le Pen a félicité le Premier ministre populiste hongrois Viktor Orbán pour avoir remporté un cinquième mandat). Le 31 mars, elle a déclaré à la télévision française que la France pourrait devenir une alliée du président Poutine après la guerre. Tout comme M. Orbán, elle s’oppose aux sanctions contre les particuliers, les intérêts et les avoirs russes.
Les positions diplomatiques de Mme Le Pen ne semblent pas avoir ébranlé sa position dans l’éventail politique français, du fait que l’attention des médias s’est focalisée sur l’admiration de M. Zemmour pour le président russe. Alors que les preuves de crimes de guerre russes se multiplient en Ukraine, les sympathies de Mme Le Pen pourraient se retrouver au centre de l’attention.
Des réformes pour l’UE et abandon du « Frexit »
En 2017, lors du débat télévisé face à M. Macron, Mme Le Pen n’est pas parvenue à expliquer ses propositions économiques, notamment son appel à sortir de l’euro. Elle est déterminée à ne pas reproduire ses erreurs et pourra, cette fois, se concentrer sur le bilan du président Macron.
Mme Le Pen a depuis modéré ses positions politiques, notamment en rebaptisant son parti, qui est passé de « Front national », associé à des idées de droite dure, à « Rassemblement national ». Le parti plaide désormais pour une approche sélective des lois et des règles commerciales de l’UE tout en suspendant les paiements de la France. En 2019, il a abandonné son idée de « Frexit », et s’est concentré sur des promesses de réformes. Il a également renoncé à sa volonté de sortir de l’euro.
Potentiellement, le principal défi politique de la France à long terme est que les alternatives au mondialisme de M. Macron semblent polarisées et plus nationalistes, aussi bien à gauche qu’à droite. Le Président n’a pas réussi à convaincre les électeurs français que les extrêmes sont inutiles, et les partis traditionnels, plus centristes, sont affaiblis par les défections au profit de ces visions plus radicales.
L’enjeu est la transformation de la stature et des ambitions internationales de la France. Ces deux dernières années, la pandémie et l’invasion de l’Ukraine par la Russie ont entraîné l’adoption de mesures budgétaires au niveau européen pour soutenir l’économie et la santé publique et, plus récemment, un engagement à augmenter les dépenses militaires. Ces cinq dernières années, M. Macron a insisté sur une meilleure coordination de l’UE en matière de défense et de budget.
Quel impact pour les marchés financiers ?
L’une des principales inquiétudes des marchés financiers est qu’un gouvernement nationaliste à la tête d’un grand État membre de l’UE n’entraîne une moindre coordination de la politique économique et budgétaire européenne. Après les résultats du premier tour, les marchés semblent marginalement moins préoccupés par une éventuelle victoire de Marine Le Pen le 24 avril, avec le CAC 40 surperformant les indices boursiers européens. L’indice français a sous-performé ses homologues européens depuis le début de l’année, principalement au cours du mois dernier, en raison notamment de la performance des valeurs généralement plus exposées à l’économie française. Dans un contexte d’incertitude, nous nous attendons à ce que les deux prochaines semaines restent volatiles et maintiennent les actions sous pression jusqu’à ce qu’émerge une image plus claire. Une victoire de M. Macron pourrait ouvrir la porte à un renversement de la récente sous-performance, mais pour le moment, nous conservons un positionnement neutre sur les actions européennes et françaises.
Sur le marché des obligations, le résultat meilleur que prévu du président Macron au premier tour s’est également traduit par un léger resserrement du spread entre les OAT et les Bunds allemands. Durant les semaines à venir, nous pensons qu’il pourrait atteindre 80 pb, le niveau enregistré lors de l’élection présidentielle de 2017.
Le marché des changes reste probablement la meilleure voie pour se positionner en vue du risque extrême d’une victoire de Mme Le Pen. La semaine dernière, l’euro s’est affaibli par rapport au dollar américain, reflétant l’éventualité accrue d’une victoire de la candidate du Rassemblement national. Néanmoins, la probabilité d’une réélection de M. Macron reste élevée, et les marchés devraient se concentrer à nouveau sur les fondamentaux après le second tour du scrutin. Nous nous attendons à ce que le taux de change euro-dollar atteigne 1,06 à la fin de 2022, contre 1,09 aujourd’hui, la devise américaine bénéficiant du resserrement de la politique monétaire.