Risques de récession et crise de la dette euro : où en sommes-nous réellement ?

par Philippe Ithurbide, Directeur Recherche, Stratégie et Analyse d’Amundi Asset Management

Le mois d’août avait assombri le scénario d’ensemble, les marchés craignant en même temps une récession économique et une nouvelle phase de contagion de la crise dans les périphériques de la zone euro. Le mois de septembre a été, quant à lui, un mois de contagion à l’ensemble des pays, y compris les émergents. Quant à l’Italie, une nouvelle fois dégradée par une agence de notation, elle est venue rappeler la fragilité de la zone euro sur le thème de la dette publique.

Croissance économique en zone euro : sur le fil du rasoir

Tous les indicateurs montrent que la croissance économique est en berne, et la probabilité d’une véritable récession (dure, longue) a fortement progressé depuis quelques semaines : nous l’évaluons à 35%, ce qui en fait un scénario de risque important, un risque dont il faut se protéger. Le mois dernier, nous avions révisé à la baisse les prévisions de croissance, aussi bien pour les Etats-Unis que pour la zone euro : ces révisions étaient plus fortes aux Etats-Unis en 2011 qu’en 2012 et plus fortes en zone euro en 2012 qu’en 2011, du fait notamment de l’impact décalé des mesures budgétaires et fiscales restrictives.

Pourtant déjà plus pessimistes que le marché depuis de nombreux mois, nous avions encore revu à la baisse les perspectives de croissance. Certes, la croissance du PIB restera positive en 2011 et en 2012, mais en zone euro, la croissance restera atone tout au long du second semestre : au regard de nos prévisions et de l’acquis de croissance, notre prévision pour la zone euro implique simplement une croissance nulle au cours du second semestre. On n’échappera sans doute pas à des PIB trimestriels négatifs ce qui est, somme toute, assez fréquent en zone euro y compris en Allemagne. Ce qui « sauve » la zone euro, c’est la croissance encore correcte dans les pays du noyau dur, elle-même « sauvée » par la croissance mondiale et plus spécialement la croissance des pays émergents, Chine en tête. La fragilité du scénario central vient donc de cette partie du monde … et des pays de la zone euro qui ne sont pas actuellement en récession. En fait, pour la zone euro elle-même, tout est écrit, ou presque.

Trois zones se distinguent nettement :

  • Les pays périphériques « en difficulté » (Grèce, Portugal, Irlande notamment) affectés par la faible compétitivité et la nécessité de mener des politiques économique et fiscale pro-cycliques connaissent depuis plus d’un an désormais une véritable récession, sévère et sans doute longue, avec des progressions de PIB de l’ordre de -3% à -6%.
  • Les pays périphériques « intermédiaires » comme l’Espagne et l’Italie vont voir leur taux de croissance tomber vers des niveaux de l’ordre de -0,5% à +0,5%.
  • Les pays du « noyau dur » ne forment déjà plus un bloc homogène (certains sont plus vulnérables que d’autres), mais leur taux de croissance oscillera entre 1 et 2%. Au-delà de l’hétérogénéité de la zone, comment doit-on qualifier sa croissance ?

Depuis les années 1930 et les conclusions du NBER, certains économistes ont l’habitude de qualifier de récession une période caractérisée par deux trimestres négatifs consécutifs. D’autres, plus pragmatiques, considèrent qu’une croissance ne permettant pas de réduire le chômage doit être assimilée à une récession (G. Mankiw, par exemple). Sans entrer dans des problèmes de définitions, on notera que la croissance de la zone euro va rester en-dessous de sa croissance potentielle, qu’elle sera nulle durant la seconde partie de 2011, que la situation sur le front de l’emploi va continuer de se dégrader, que cela poussera la BCE à assouplir sa politique monétaire. Tel est notre scénario central. Avec un risque important, et inchangé depuis quelques mois, celui de voir la situation se dégrader davantage. Il faut également miser sur la poursuite des divergences en zone euro, avec un impact des politiques budgétaires et fiscales sur la croissance dès 2012. Dans notre scénario, la croissance restera plus forte dans les pays émergents (ceux à croissance autonome, faible endettement, excédents courants …), du fait d’un cycle économique indépendant et de marges de manœuvre en termes de policy mix.

Un point important pour les entreprises et les secteurs européens qui pourraient bénéficier de la bonne tenue des émergents. Certes, le PMI chinois est resté en-dessous de 50%, mais la Chine a de la ressource pour soutenir la croissance si besoin est. Elle a d’ailleurs évité la crise de 2008 et la récession qui a suivi. Par leurs actions, les pays émergents « convergents » accompagnent la croissance, tandis que les pays avancés endettés accompagnent le cycle économique (déjà en baisse). Malgré cela, les marchés émergents ont nettement sous-performé au cours du mois d’août dans leur ensemble.

La crise de la dette euro n’est pas (pas encore ?) terminée

Les anticipations d’un très prochain défaut grec sont de plus en plus fortes et justifiées au regard d’un contexte actuel qui met en évidence dissensions politiques, blocages institutionnels … Nous avons insisté à plusieurs reprises dans nos précédents numéros sur le fait que le dispositif anti-crise et anti-contagion est insuffisant : la BCE peut difficilement jouer le rôle de prêteur en dernier ressort, et les décisions de juillet visant à modifier le statut du FESF ne seront pas entérinées avant mi-octobre … et pour arriver a un tel résultat, il aura encore fallu d’âpres négociations entre les Etats.

Un défaut grec comporte des risques de contagion aux entreprises (voir le cas d’OTE), aux banques européennes, mais aussi aux autres souverains sauf si mise en place d’un dispositif anti-crise plus efficace que celui qui prévaut actuellement.

En dépit de ce que l’on peut lire ici ou là, tout défaut grec se produira à l’intérieur de la zone euro : si le Traité est respecté, aucun pays ne peut en effet être exclu de l’Union Européenne ou de la zone euro, et un pays ne peut sortir (de l’Union) qu’à sa demande. Pour cela, il faudrait donc que la Grèce décide de ne plus accepter la moindre aide des pays de l’Union Européenne. S’engageraient alors des négociations sur l’intégralité des dossiers de l’Union (bien avoir en tête que l’UEM est « seulement » un des trois piliers du Traité et que les négociations porteraient sur l’ensemble des chapitres du Traité), et la sortie devient effective au bout de 2 ans, sauf si prorogation des membres de l’UE. Un processus bien (trop) long au regard de la situation critique actuelle.

A noter que les risques sur les banques en termes de liquidités sont assez fortement exagérés. On ne peut en particulier pas se baser sur les prix des CDS pour déterminer des besoins de capitaux, comme a pu le faire le FMI. Dans un exercice venant stresser les banques européennes dans le cas d’un défaut de la Grèce, du Portugal, de l’Irlande, de l’Espagne, de l’Italie et de la Belgique, nous n’arrivons jamais au chiffre avancé par Christine Lagarde et le FMI (qui s’est rétracté par la suite, mais le mal était fait), et nous en sommes bien loin.

L’objectif des Européens pour la Grèce est « simple » (du moins pour certains Etats) : éviter un défaut (« le scénario de l’horreur » tel que défini par des banquiers centraux européens) et/ou la rendre de nouveau solvable … un objectif impossible sans effacer une partie importante de la dette grecque. Il est de ce fait bien difficile de concevoir que la Grèce ne fera pas défaut à la fin. La question est bien de savoir quelle sera l’ampleur de ce défaut et du taux de recouvrement…Un défaut de grande ampleur (entre 20 et 40% de taux de recouvrement) affectera fortement les bilans du système financier européen (banques et assurances).

Il raviverait également les risques de contagion sur d’autres pays périphériques. Un défaut de faible ampleur (un taux de recouvrement entre 70 et 80% aurait le mérite de ne pas affecter trop fortement les systèmes bancaires, mais il ne rendra pas la Grèce solvable pour autant…) et les marchés risquent bien de prévoir d’autres défauts, à l’image du Pérou qui avait dû procéder à plusieurs défauts à la suite.

Nous ne prévoyons pas le pire pour la zone euro, comme un éclatement de l’Union monétaire, la disparition de l’UEM et de l’euro … un scénario qui irait sans aucun doute de pair avec une récession lourde et longue. Ce n’est pas notre scénario central. Il y encore – selon nous – des solutions possibles : elles passent nécessairement par une meilleure coordination et gouvernance européennes, un dispositif anti-contagion plus significatif (avec notamment une plus grande contribution de la BCE et des Etats), des aides extérieures telles que celle proposée récemment par le Brésil ou similaires à celle qui a permis la fusion de deux banques grecques, des projets européens… mais le climat actuel n’est pas au déploiement de risque dans les portefeuilles.

Déploiement du risque vs préservation du capital

 

Dans cet environnement difficile, une bonne nouvelle tout de même : les marchés anticipent d’ores et déjà une récession, voire même un risque d’éclatement de la zone euro … et le positionnement des asset managers (selon les enquêtes) est déjà très prudent, conformément à ce que l’on a pu observer dans les pires moments. Ce positionnement des portefeuilles montre que les actifs risqués (une fois les hypothèques institutionnelles levées) ont une capacité de rebond potentiel intéressant … mais le rapport rendement – risque actuel n’est pas encore favorable, loin s’en faut. Il y a beaucoup trop de risques asymétriques sur les classes d’actifs risqués. Certes, la valorisation de certains actifs est en apparence extrêmement attractive (actions, crédit notamment), parce que les taux longs sont bas (et vont le rester) et que la normalisation des politiques monétaires est remise à plus tard (bien plus tard). Le risque associé au scénario extrême est cependant encore trop fort. Si la crise de la dette se dégrade encore, on sera alors dans le scénario de risque extrême. Dans un tel contexte d’incertitude, il n’y a pas lieu de s’étonner de voir de nombreux « rally » de marchés d’actions. Cela est classique dans des marchés baissiers.

En conséquence, nous poursuivons notre attitude de prudence dans les portefeuilles du fait de la volatilité (négatif pour actions et crédit), du manque de visibilité (risques institutionnels forts), de la liquidité (négatif pour crédit, dont dette émergente), de la fuite vers la qualité (favorable aux titres du Trésor américains et aux emprunts d’Etat allemands (Bunds) contre tout autre souverain et classes d’actifs risqués.

La remontée de la volatilité, la perte de liquidité, le manque de visibilité et les épisodes récurrents de fuite vers la qualité sont bien évidemment des facteurs qui donnent un momentum négatif à la classe d’actifs crédit … mais comme la situation financière des entreprises est nettement meilleure que celle des Etats, on ne devient pas négatif pour autant sur le crédit. Les spreads de crédit vont sans doute redevenir attractifs. Mais il faut une issue à la crise souveraine (il y plusieurs possibilités de sortie), ce qui permettra une meilleure évaluation des dommages collatéraux.

 En revanche, dans le contexte de crise actuel, l’euro a du potentiel de dépréciation, d’autant qu’il est nettement surévalué par rapport au dollar (en termes de parité des pouvoirs d’achat, la parité d’équilibre de l’euro est proche de 1,20$). Une autre façon de prendre en compte le facteur de risque actuel sur la zone euro, est d’acheter des devises comme les devises scandinaves. Le franc suisse est désormais arrimé à l’euro, ce qui donne plus de poids aux « alternatives » comme les couronnes norvégienne et suédoise.

Les probabilités d’occurrence des scénarios alternatifs et du scénario central ont bien peu d’importance dans le contexte actuel. Cela est vrai aussi bien pour la dette de la zone euro que pour la probabilité de récession. C’est un phénomène autrefois connu sous le nom de « problème du peso mexicain » : dans les années 70, le peso et le dollar étaient liés par un cours de change fixe … la probabilité de dévaluation était… quasi-nulle, et les taux d’intérêt entre les deux devises montraient bien le risque qui s’est finalement matérialisé en 1976 avec le flottement du peso … avec des impacts économiques et financiers importants.

A supposer que le scénario de risque extrême ait une faible probabilité d’occurrence (ce qui n’est pas vraiment le cas, faut-il le rappeler), lorsque les risques associés à ce scénario sont trop importants (risques type « tail risk »), il convient de se protéger. Cela veut dire qu’il faut éviter les obligations souveraines périphériques qui sont affectées par la contagion.

Le rapport rendement – risque de certaines obligations souveraines est ainsi peu intéressant. En cas de détente, les spreads de souverains fortement endettés se resserreraient dans doute de 100 pb … mais en cas de matérialisation du risque, l’écartement du spread pourrait bien atteindre 500pb. Rappelons que la réalité des marchés se situe depuis de nombreux mois entre le scénario central et le scénario de risque : la fuite vers la qualité a permis un repli de rendement obligataire 10 ans allemand de plus de 100pb, avec une hausse de tous les spreads européens contre Bund (y compris Pays-Bas, Finlande, France …). Cela donne une idée précise de la sévérité de la crise. Trois pays ont vu à la fois leurs taux et leurs spreads se dégrader. Ces trois pays sont la Grèce, bien sûr, mais aussi le Portugal et l’Italie. L’Irlande et l’Espagne sont un peu mieux loties depuis quelques semaines seulement. La rigueur irlandaise porte ses fruits et l’Espagne a été en mesure d’asseoir sa crédibilité grâce à des mesures prises pour mieux contrôler les déficits des régions et de l’Etat. Elle a en effet inscrit la « règle d’or budgétaire » dans sa constitution, à l’image de ce qu’avaient fait les Allemands et en ligne avec ce qui a été préconisé lors d’un récent sommet européen. En cas de nouvelle phase de contagion, l’Espagne risque néanmoins de se retrouver une nouvelle fois dans l’œil du cyclone. Dans le même temps, depuis le mois de juillet environ, les financières se sont très fortement dégradées contre les non-financières sur le marché du crédit (et sur les marchés d’actions). Tout ceci justifie sans aucun doute la prudence sur les actifs des périphériques « intermédiaires » (Espagne et Italie), mais aussi sur les titres des « financières ».