Taux longs : bis repetita de 1994 ?

par Marie-Pierre Ripert, économiste chez Natixis

Depuis plusieurs semaines, les marchés craignent que la Réserve Fédérale américaine diminue ses achats de titres de façon précoce et en corollaire s’inquiètent du potentiel effet sur les taux longs. Ces derniers ont augmenté de 50pb depuis début mai sur le 10 ans américain. Plusieurs discours, surtout de membres les plus durs, et les Minutes des derniers FOMC suggèrent que certains membres de la Fed seraient en faveur d’une réduction rapide des achats mais Ben Bernanke ainsi que d’autres représentants plus « dove » ont cependant adopté un ton plus nuancé.

Le FOMC la semaine prochaine devrait permettre d’y voir plus clair. A ce stade, nous n’anticipons pas de changement dès le mois de juin dans la politique d’achat, la Fed préférant probablement attendre le mois de septembre, voire de décembre. Les investisseurs craignent une répétition du krach obligataire de 1994 où les taux longs (le 10 ans) avaient progressé de 225pb de janvier à novembre (passant de 5,7% à 7,95%). Même si la courbe des taux américaine devrait se pentifier dans les mois qui viennent avec la remontée des taux longs, cette dernière devrait être beaucoup plus modérée qu’en 1994. En effet, il y a de nombreuses différences avec la situation qui prévalait il y a vingt ans.

Il est aujourd’hui question d’une réduction ou au pire d’un arrêt des achats par la Fed (achats de 85Md$ de titres par mois, 40 Md$ de MBS, 45Md$ de titres du Trésor) ce qui signifie une moindre augmentation, voire une stabilisation de la taille du bilan de la Fed, ce qui ne constitue pas un resserrement de la politique monétaire mais un ralentissement du rythme d’accommodation… Une différence de taille avec 1994, époque où la Fed avait augmenté l’objectif des Fed Funds de 300pb en l’espace d’un an (de 3% à 6%), c’est-à-dire qu’elle avait fortement resserré sa politique monétaire.

Il y avait une volonté délibérée de faire remonter les taux longs en 1994 pour calmer l’économie alors qu’aujourd’hui la Fed ne souhaite pas une hausse des taux mais juste stabiliser la taille de son bilan. La situation macroéconomique était effectivement très différente. Le marché du travail était dans une situation beaucoup plus favorable : le taux de chômage était plus faible (autour de 6,5% début 94 ; 5,5% fin 1994 contre 7,6% aujourd’hui) et les créations d’emplois mensuelles étaient de 259K en moyenne au S2-1993 avant le début du cycle haussier et de 320K en moyenne en 1994 contre un rythme moyen de seulement 155K sur les trois derniers mois. Par ailleurs, le taux d’utilisation des capacités de production était sensiblement supérieur à sa moyenne de longue période (à plus de 82% vs 80%) alors qu’aujourd’hui il est toujours inférieur (proche de 78%). En d’autres termes, l’économie tournait à pleines capacités avec un risque de surchauffe alors qu’aujourd’hui il y a toujours un excès de capacités non utilisées. Il y avait à l’époque un risque inflationniste qui est inexistant actuellement : l’inflation oscillait entre 2,5% et 3% alors que la tendance récente est baissière (1,1% en avril).

Enfin, il y a une grande différence dans la communication de la Fed. Depuis l’arrivée de B. Bernanke à la tête de la Fed en 2006, de nombreuses mesures ont été prises visant à améliorer la transparence de la banque centrale : publications trimestrielles des projections avec les Fed funds et conférences de presse. La communication de la Fed sous l’ère Greenspan était beaucoup plus opaque.

Plusieurs autres facteurs affectant l’offre et la demande de titres devraient faciliter l’arrêt du QE3 en limitant l’effet haussier sur les taux longs.

Le premier est la forte baisse du déficit public cette année, il passera de 1089Md$ en 2012 à 640Md$ en 2013 (soit une réduction de 7% à 4% du PIB) sous l’effet du fiscal cliff mais aussi de l’amélioration du déficit cyclique avec la croissance. Ainsi l’offre de papiers va baisser comparé aux années passées réduisant d’autant le besoin de financement par la Fed, même si cette diminution sera limitée par l’augmentation des remboursements de titres. Toute la question est celle de savoir si l’évolution des taux longs répond à une logique de stock ou de flux. La première semble prévaloir suggérant que, si la Fed garde les titres jusqu’à maturité sans les vendre, l’effet sur les taux longs devrait être modéré.

Enfin, l’appétit des non résidents pour les titres américains est resté important, leurs achats ont atteint 97Md$ de titres du Trésor (hors bills) au premier trimestre 2013 d’après les comptes financiers publiés par la Fed. Les perspectives de croissance positives de l’économie américaine à moyen terme devraient maintenir l’attrait des Etats-Unis.

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