Télétravail et innovation : la sérendipité est-elle menacée ?

par William De Vijlder, Group Chief Economist chez BNP Paribas 

D’après des enquêtes récentes, les entreprises s’attendent à un impact positif du télétravail sur la productivité[1] de leurs salariés. Si ces anticipations se confirmaient, la question qui se poserait serait de savoir si cela entraînerait une augmentation du niveau de productivité ou de son taux de croissance. La première possibilité semble la plus probable car il est difficile d’imaginer pourquoi le télétravail entraînerait un accroissement de la productivité année après année.

S’agissant du taux de croissance de la productivité, l’innovation joue un rôle important. Une innovation désigne « un produit ou un processus (ou une combinaison des deux), nouveau ou amélioré, qui diffère sensiblement des produits ou processus précédents d’une unité, et mis à la disposition d’utilisateurs potentiels (produit) ou mis en œuvre par l’unité (processus) »[2]. Les récentes innovations ont permis de faciliter le travail depuis le domicile en rendant disponibles les technologies nécessaires. Il existe également de bonnes raisons de penser « que la Covid-19 entraîne une réorientation des évolutions techniques de manière à améliorer l’interactivité à distance » tandis que d’autres études montrent que « l’étendue du télétravail s’ajuste aux innovations favorisant ce mode de fonctionnement ». En d’autres termes, il existe une étonnante influence réciproque entre les deux, l’innovation technologique jouant un rôle de facilitateur et le télétravail agissant comme un facteur d’incitation. L’innovation a aussi changé la manière de travailler de nombreuses professions. Ainsi, dans certains pays, les changements réglementaires ont permis aux professionnels de santé d’effectuer des consultations virtuelles [3].

Certes, l’innovation a facilité le télétravail, mais toute la question est de savoir si ce dernier aura une influence positive ou négative sur la capacité d’innovation. La réponse à cette question revêt une grande importance au niveau microéconomique, en raison de son impact sur la progression de la productivité à long terme et sur la compétitivité des entreprises individuelles, mais aussi au niveau macroéconomique, par le biais de l’activité économique et de la croissance.

L’innovation au sein des entreprises dépend de nombreux facteurs. Une étude approfondie de la littérature[4] a permis d’en identifier vingt, dont trois sont le plus fréquemment cités. Premièrement, la collaboration, qui désigne la communication ouverte et la libre circulation de l’information. Deuxièmement, le management de l’innovation reposant sur un bon équilibre entre la formalisation et l’approche informelle, le travail en groupes transversaux et en individuel. Troisièmement, la gestion des connaissances grâce à l’utilisation optimisée du « capital de connaissances » de l’entreprise pour encourager l’innovation.

Dans ce contexte, le télétravail présente des défis mais aussi des opportunités. S’agissant de ces dernières, l’utilisation extensive de la visioconférence facilite l’accès à une information spécialisée. Un ensemble d’outils informatiques permet, en outre, d’organiser facilement l’interaction formelle entre les personnes – une condition essentielle à la production d’idées et à l’échange d’informations – même si l’efficacité du processus dépend de l’outil utilisé. La recherche révèle que la communication via le chat réduit la créativité des équipes alors qu’il n’existe « aucune différence significative en termes de performance de groupe entre la communication en visioconférence et en face à face »[5].

Les interactions en ligne engendrent également une « perte d’efficacité, les salariés partageant des ‘connaissances secondaires’ – entendre des connaissances cruciales pour un public restreint mais vraisemblablement de second ordre pour d’autres destinataires »[6]. Plus important encore, le télétravail complique les contacts et les entretiens informels ou non planifiés, qui sont essentiels pour générer des idées et stimuler la réflexion. Pour s’assurer du maintien de la sérendipité entre les équipes et au sein de ces dernières – et encourager ainsi une culture de l’innovation – il semble que le plus indiqué soit un modèle hybride : des collaborateurs partiellement en télétravail – en raison du gain d’efficacité et de productivité que permet ce mode de fonctionnement – et sur site le reste du temps. La présence sur site devrait être organisée pour réunir les mêmes jours les personnes ayant besoin de se rencontrer et de discuter pour partager des idées.[7]

NOTES

[1] Télétravail et productivité, Ecoweek, BNP Paribas, 3 mai 2021.

[2] OCDE/Eurostat (2018), Manuel d’Oslo 2018 : Lignes directrices pour le recueil, la communication et l’utilisation des données sur l’innovation, 4ème édition– Mesurer les activités scientifiques , technologiques et d’innovation, Editions OCDE, Paris/Eurostat, Luxembourg. https://doi.org/10.1787/9789264304604-en

[3] Source (y compris des citations) : Why Working From Home Will Stick, Jose Maria Barrero, Nicholas Bloom and Steven J. Davis, document NBER n° 28731, avril 2021. Les auteurs citent une étude montrant que les nouvelles demandes de brevets qui font évoluer les technologies liées au télétravail ont plus que doublé entre janvier et septembre 2020

[4] Innovation Enablers for Innovation Teams – A Review, Mikael Johnsson, Journal of Innovation Management, vol. 5, nr 3, 2017, pp. 75-121. L’auteur a analysé 211 articles universitaires. Les vingt facteurs sont les suivants : le climat, la culture, l’économie, le management, la stratégie, le timing, la collaboration, l’éducation, les ressources humaines, le besoin, les processus, la prise de conscience, les capacités, l’implication, l’autonomisation, l’entrepreneuriat / intrapreneuriat, les incitations, les connaissances, la gestion des connaissances, l’état d’esprit.

[5] Innovation and Communication Media in Virtual Teams – An Experimental Study, Nicola Grözinger, Bernd Irlenbusch, Katharina Laske, Marina Schröder, IZA Institute of Labour Economics, DP No. 13218, mai 2020.

[6] Safeguarding Serendipitous Creativity During the COVID-19 Pandemic, Shiko Ben-Menahem and Zeynep Erden, California Management Review, Volume 63, numéro 2, hiver 2021.

[7] C’est également la conclusion d’une enquête auprès de chefs d’entreprises, mentionnée dans Why Working From Home Will Stick, Jose Maria Barrero, Nicholas Bloom and Steven J. Davis, document NBER n° 28731, avril 2021.

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