Un peu plus de prudence tactique et stratégique

par Benjamin Melman, CIO Edmond de Rothschild Asset Management

La réaction des marchés face à l’invasion de l’Ukraine est pour l’heure maîtrisée. Il est difficile d’estimer avec précision la prime liée à la crise géopolitique. Elle doit se situer à l’heure actuelle autour de 7% sur les actions européennes, (avec un Euro Stoxx à -11% depuis le début de l’année et qui était à -4% avant que la crise ukrainienne devienne un sujet de préoccupation).

On peut être frappé par le hiatus entre la mesure et le caractère ordonné avec lequel le marché se replie face à la dimension chaotique et démesurée que prend la tournure de ce conflit qui n’a cessé d’escalader jusqu’ici. Le terme « nucléaire » est parfois utilisé explicitement dans les menaces et dans les réponses à ces menaces et rien, à compter du lancement de l’invasion, ne se passe comme prévu. À titre de comparaison, l’Euro Stoxx avait baissé de près de 20% en août 2015 suite à une dépréciation de 3% du Yuan (qui marquait certes une forte remontée des inquiétudes sur la croissance chinoise). On dit souvent que les crises géopolitiques offrent de bons points d’entrée pour les investisseurs mais bien souvent, c’est aussi parce qu’elles ont été accompa- gnées par une « capitulation » des investisseurs. Or il n’en a rien été jusqu’ici. Par ailleurs, à ce stade du conflit, la visibilité est faible et de nombreux scenarii sont possibles. Il est encore trop tôt pour savoir à quel point la croissance et l’inflation européenne et mondiale seront affectées mais nous allons indénia- blement vers une dégradation.

La Fed garde un cap qui laisse les investisseurs dans le brouillard

Si la BCE laisse entendre qu’elle est prête à sursoir certains éléments de dur- cissement de sa politique monétaire le temps que l’incertitude géopolitique retombe, la Réserve Fédérale est encore loin d’envoyer un tel message. Dans sa dernière déclaration aux Américains, le Président s’est focalisé sur deux sujets : l’Ukraine et l’inflation, montrant bien où sont les priorités dans ce pays, priorités à nouveau reconfirmées par Jerome Powell. Historiquement, pour que la Réserve Fédérale change de cap en termes de politique monétaire, il faut un durcissement très significatif des conditions financières. Il ne s’est toujours pas produit. Par ailleurs, la Fed se retrouve confrontée à la gestion d’un problème inflationniste plus menaçant qu’en Europe, une première depuis des décennies. Comme nous l’avions écrit le mois dernier, la perspective du quantitative tighte- ning, qui n’est donc pas remise en cause par la guerre, nous inquiète. Dans leur communication, la Réserve Fédérale et certains de ses membres reconnaissent volontiers qu’ils ne maîtrisent pas pleinement les effets de cette politique. Une note de recherche de la Fed de Kansas City est revenue plus en détails sur les impacts de la seule expérience de quanti- tative tightening (fin 2017 – fin 2019), période au cours de laquelle se sont produits un krach boursier puis la crise du marché du repo1. Elle arrive à la conclusion que cette politique n’est en rien l’opposé d’un quantitative easing : ce dernier produit ses effets dès son annonce alors que les ef- fets du quantitative tightening ne se sont matérialisés que

lors de son implémentation effective. Le lien entre cette politique et le durcissement des conditions financières est clairement établi. Il serait donc risqué de supposer que la bonne communication de la Fed sur la question fait que le quantitative tightening est déjà dans les prix de marché et ceci d’autant plus que les modalités de cette politique ne sont même pas encore connues. Bien plus que de savoir précisément à combien de hausses de taux la Réserve Fédérale va procéder, ou s’il y aura des hausses de 50bp – on se doute que la Fed cherchera à faire ni trop, ni trop peu – c’est le choix d’agir sur la liquidité mondiale sans bien en maîtriser les conséquences qui nous pose question.

Un environnement plus tactique

Nous avons choisi d‘adopter un positionnement plus défensif dans notre allocation en réduisant le poids des actions via notre exposition à l’Europe. À court terme, la visibilité géopolitique est bien trop faible pour prendre des positions marquées et, au-delà du court terme, l’incerti- tude liée au quantitative tightening nous conduit à penser que cette position plus défensive pourrait être un peu plus durable. Il va de soi que dans le contexte exceptionnel ac- tuel, nous nous tenons prêts à faire évoluer de façon plus tactique notre politique d’investissement en fonction des circonstances.

NOTE

1. Sale and Repurchase Agreement. Ces instruments financiers du marché monétaire sont des accords de rachat.