par Frédérique Cerisier et Clemente De Lucia, économistes chez BNP Paribas
Depuis près de trois ans, la zone euro se débat dans une crise qui met en péril sa pérennité et alarme aujourd'hui les dirigeants des autres continents. Le combat est mené sur deux fronts. Il s'agit, d'une part, pour tous les Etats affectés par la récession et la crise financière de 2008, de restaurer la viabilité de leurs finances publiques et de réformer leur modèle de croissance quand c'est nécessaire. Mais ce processus sera long et difficile, particulièrement dans une union monétaire. Il faut donc, d'autre part, organiser la solidarité européenne. Les institutions n'y étaient cependant pas du tout préparées, et l'Europe se voit actuellement obligée de se réformer à marche forcée.
Nous montrons dans cet article que, sur le front de l'assainissement des finances publiques, les avancées sont réelles. Un tel rappel est d'autant plus nécessaire qu'il ne s'est pas reflété dans une détente des conditions de financement des Etats les plus fragiles, loin de là. La balle semble donc plus que jamais dans le camp des institutions européennes. La réforme du Fonds européen de Stabilisation financière (FESF) constitue indéniablement une avancée importante, mais il paraît peu probable qu'elle constitue la fin de l'histoire.
Consolidation budgétaire : des avancées réelles…
Même si les marchés semblent les juger insuffisantes, les avancées sont réelles en matière de consolidation budgétaire. Le redressement des finances publiques se poursuit dans la zone euro à un rythme rapide, non seulement en regard des progrès réalisés dans les autres économies développées (Etats-Unis, Royaume-Uni, Japon), mais aussi des objectifs que se sont fixés les Etats membres. Au sortir de la récession de 2009, les Etats s'étaient engagés à ramener leurs déficits budgétaires en deçà de 3% du PIB à l'horizon 2013. En fait, ce cap est d'ores et déjà franchi ou le sera l'an prochain par plusieurs Etats membres, dont la Belgique et l'Italie1. Dans l'ensemble, le déficit budgétaire moyen de la zone euro pourrait, malgré le ralentissement de l'activité, s'établir autour de 3% dès 2012, après 4% cette année.
On pourrait penser que la situation des finances publiques des pays dits "du noyau dur" a jusqu'ici surtout eu pour effet de mettre en relief la fragilité de la périphérie et d'accentuer la pression des marchés sur ces derniers. Toutefois, et alors que la taille et le rôle du Fonds européen de Stabilité financière, dont ils assurent in fine la solvabilité, sont appelés à monter en puissance dans les mois qui viennent, les positions budgétaires des pays les plus solides pourraient être observées d'un peu plus près dans les mois qui viennent. De ce point de vue, leur amélioration récente est une bonne nouvelle.
– Ceux qui bénéficient de la croissance…
Dans ces pays, la croissance a continué d'accélérer jusqu'au printemps. S'est alors mise en place une dynamique apparemment vertueuse où la reprise de l'activité facilitait le redressement des comptes publics et alimentait la faiblesse des taux d'intérêt. En Allemagne particulièrement, et malgré le fort ralentissement de l'activité attendu au second semestre, la croissance pourrait s'établir autour de 2,7% cette année, après 3,6% en 2010. Associée à la baisse structurelle de la population active, la reprise a permis au taux de chômage de s'établir à moins de 7,0% de la population active, un niveau d'une faiblesse inédite pour l'Allemagne réunifiée. Dans ces conditions, le pays a recommencé à dégager un excédent budgétaire primaire dès cette année, et son déficit général des finances publiques (y compris la charge d'intérêt de la dette) s'est probablement réduit à 1,5% du PIB en 2011, un niveau que les autorités allemandes n'envisageaient pas d'atteindre avant 2012 2 . Des dynamiques similaires, quoique moins marquées, étaient également à l'œuvre en Finlande, aux Pays-Bas, en Autriche et en France. Selon les dernières estimations du FMI3, ces pays auront réduit en 2011 leur déficit primaire de 1,2 pp (Autriche) à 1,7 pp (Pays-Bas) de PIB.
– … ceux qui ont dû faire sans
En Espagne, le FMI estime que la réduction du déficit primaire pourrait atteindre près de 3,5 pp de PIB en 2011. Dans l'ensemble, le gouvernement paraît en mesure de ramener le déficit total des finances publiques autour de 6% du PIB cette année, malgré une croissance sensiblement moins marquée que prévu. En Italie, une des rares économies de la zone où la balance primaire est redevenue excédentaire en 2011, un nouveau pas devrait être franchi l'an prochain avec la stabilisation du taux d'endettement. Bien que nettement plus importants, les efforts des pays désormais placés sous assistance (Grèce, Portugal, Irlande) ont été inégalement couronnés de succès et salués par les marchés.
En Grèce, les progrès attendus pourraient ne pas être au rendez-vous. La récession entamée il y a trois ans continue de s'aggraver et, après avoir réduit drastiquement son déficit en 2010, le gouvernement hellène semble avoir le plus grand mal à tenir les objectifs prévus pour cette année. Pour une part, ceci est certainement imputable aux effets de la récession. Néanmoins, les tensions observées lors des missions d'inspection de la troïka et les incertitudes qui ont entouré les versements de dernières tranches d'aide du premier plan de soutien (en juillet comme en septembre derniers), notamment de la part du FMI, ont accrédité l'idée que cela résultait également d'un manque de volonté ou d'une incapacité des autorités à réellement poursuivre le calendrier des réformes.
Il est probable qu'après une première année consacrée aux mesures d'économies les plus "faciles" à mettre en œuvre, les pays soumis à un programme d'ajustement budgétaire buttent sur des difficultés grandissantes. Le pas qui consistait à étendre cette analyse au Portugal et à considérer que le pays, qui n'a réellement commencé son programme d'ajustement que cette année4, aura toutes les peines du monde à poursuivre le mouvement l'an prochain a été vite franchi (peut être trop vite au regard des spécificités grecques). Jusqu'à présent, le programme d'ajustement portugais se développe en tout cas de façon satisfaisante aux dires des missions d'inspections. S'il parvient à mettre en œuvre les programmes d'ajustement négociés avec la troïka BCE-UE-FMI, le Portugal pourrait voir son déficit primaire diminuer de près de 4,5 pp de PIB cette année selon le FMI, malgré le retour de la récession. Quand bien même la chute de l'activité se traduirait par des dérapages, le pays progresse également sur le front du renforcement de sa compétitivité et de sa croissance potentielle, considérées comme ses principales faiblesses, notamment avec la mise en œuvre, début 2012, d'un transfert d'une partie des cotisations sociales vers la TVA.
Les progrès sont également patents en Irlande. Le pays a renoué avec la croissance au cours des derniers trimestres, vu ses coûts salariaux unitaires nettement se réduire, retrouvé une excédent courant confortable. Mi-2011, les informations relatives à l'exécution du budget suggéraient que le déficit pourrait s’établir cette année un peu en deçà des objectifs du programme d'ajustement.
… inaptes à rétablir la confiance
En dépit des progrès obtenus, le mouvement de discrimination des dettes s'est fortement accentué tout au long de 2011, en lien avec la montée des incertitudes quant à la gestion institutionnelle de la crise. Parmi les pays qui se financent encore sur les marchés, les conditions de financement atteignent désormais des niveaux difficilement soutenables en Espagne et en Italie.
– Déterminants des spreads de taux
Nous avons essayé d'évaluer dans quelle mesure, depuis le début de 2008, les niveaux relatifs des spreads souverains au sein de la zone euro étaient correctement expliqués par leurs positions fiscales respectives. Compte tenu du manque de recul dont nous disposons, la méthode retenue est celle de l'estimation sur données de panel. La période d'estimation est de trois ans et s'achève fin 2010, du fait de la disponibilité des données. Le modèle utilisé est décrit plus précisément dans la section suivante. De cet exercice, nous obtenons une équation permettant d'évaluer le niveau des spreads souverains (écart par rapport au Bund) des différents pays de la zone, à partir de variables essentiellement budgétaires (effort de consolidation nécessaire pour stabiliser la dette, charge d'intérêt…) et de la croissance. A l'aide des dernières prévisions du FMI pour les variables manquantes, nous estimons également le niveau des spreads attendus pour chaque pays en 2011.
Tout d'abord, il apparaît que, si notre modèle ne tient pas compte d'un certain nombre de facteurs spécifiques souvent cités pour avoir influencé les spreads souverains dans cette période (santé des systèmes bancaires, ou situation politique par exemple), il reproduit de façon assez satisfaisante le niveau des spreads et la position relative des pays sur la période d'estimation.
En particulier, il reproduit bien la façon dont des pays aux caractéristiques très différentes (Espagne et Italie par exemple) peuvent bénéficier de conditions de financement proches du fait de leur faiblesse respective (ampleur du déficit pour le premier, de l'endettement pour l'autre). Pour s'arrêter quelques instants sur les pays les plus solides, le modèle montre comment le surcoût de financement des petits pays du noyau dur s'explique en grande partie par l'étroitesse de leur marché, tandis que leur position fiscale et leurs performances de croissance sont très proches de celles de l'Allemagne. C'est particulièrement vrai pour la Finlande qui, hormis lors de sa très forte récession en 2009 (-8,3%), présente des performances de croissance et une position budgétaire globalement meilleure que celle de l'Allemagne.
La France se distingue dans ce groupe, puisqu'elle bénéficie d'un effet de taille légèrement favorable. Son écart de taux s'explique essentiellement par l'ampleur des efforts de consolidation à mettre en œuvre pour stabiliser le ratio de dette publique. Enfin, il est intéressant d'observer que le modèle suggère une sous-évaluation, relativement aux autres pays du noyau dur, du risque des Pays-Bas en 2010 et 2011.
Pour revenir aux pays désormais sous assistance ou à ceux actuellement soumis à une très forte pression des marchés, le modèle explique bien la montée des spreads souverains par la détérioration de leur position budgétaire jusqu'au premier trimestre 2010. A partir du second trimestre, les spreads observés sont sensiblement supérieurs à ceux estimés par le modèle en Grèce, mais également, dans une moindre mesure, au Portugal et en Italie5. L'écart moyen entre les spreads observés et prédits n'a été significatif en 2010 qu'en Grèce (206 pb), au Portugal (85 pb) et en Italie (54 pb). Il était inférieur à 10 points de base dans les autres pays, y compris en Espagne et en Irlande. Cette année, cet écart a atteint plus de 680 pb en Grèce, plus de 300 pb en Irlande et au Portugal, autour de 130 pb en Espagne et en Italie. Il dépasse 60 pb de en Belgique et reste proche de 20 pb en France, en Finlande et en Autriche6.
Dans le même temps, l'amélioration des positions budgétaires que nous avons relatée plus haut est perceptible dans plusieurs pays. Le redressement de la situation budgétaire et de la croissance aurait pu se traduire par un resserrement des spreads au cours de 2011, en particulier en Espagne et en Irlande, sans un accroissement général de l'aversion au risque au sein de la zone.
– … le modèle
Dans cette section, nous tenterons d’expliquer les différentiels de rendement au sein de la zone euro depuis l’aggravation des difficultés financières en 2008. La situation budgétaire de plusieurs pays s’est, en effet, considérablement détériorée pendant la crise, et le ratio dette publique/PIB a nettement augmenté. La hausse des taux d’intérêt et l’accroissement de la dette pourraient sérieusement peser sur les choix budgétaires à venir en raison de l’alourdissement du service de la dette.
Dans quelle mesure la situation des finances publiques et l’effort budgétaire consenti constituent-ils, en période de tension, des facteurs pertinents pour expliquer les différentiels de rendement ? C’est à cette question que nous tâcherons de répondre dans la présente analyse. De plus, cette dernière, centrée sur les spreads de rendement au sein d’une même zone, offre l’avantage de contrôler des variables telles que le risque de change et la crédibilité de la Banque centrale, qui, en l’absence d’union monétaire, exercent probablement une influence sur les spreads et sont difficiles à mesurer.
Pour évaluer les déterminants du spread entre les obligations souveraines à dix ans de plusieurs pays de la zone euro et l’obligation allemande de même échéance, nous utilisons un simple modèle de régression sur données de panel. Notre étude porte sur les pays suivants : Autriche, Belgique, France, Finlande, Grèce, Italie, Irlande, Pays-Bas, Portugal et Espagne. Les données sont en base trimestrielle et vont de T1 2008 à T4 2010. Toutes les variables explicatives sont exprimées sous forme de différences entre celles des dix pays de la zone euro et celles de l’Allemagne.
L’analyse se fonde sur deux séries de variables – le risque de liquidité et le risque de défaillance-, permettant d’identifier deux types de primes de risque que les investisseurs peuvent demander pour détenir des actifs plus risqués que l’indice de référence « sans risque », en l’occurrence, le Bund allemand.
Le risque de liquidité est inversement lié à la taille du marché. Sur un grand marché obligataire, les investisseurs peuvent négocier rapidement et trouver sans difficulté des contreparties susceptibles d’acheter ou de vendre des titres de la dette. Il y a aussi moins de risque que des transactions individuelles aient un impact significatif sur les cours. Dès lors, toutes choses égales par ailleurs, plus le marché est liquide, plus la prime de risque demandée par les investisseurs est faible. Selon la définition retenue, la liquidité correspond à la part de la dette de l’administration centrale d'un pays donné dans la dette totale de même type à l’échelle de la zone euro.
Les investisseurs réclament, à l’évidence, des compensations face au risque de défaut souverain. Ce risque est normalement associé à la viabilité de la dynamique de la dette. Même si notre spécification n’est probablement pas exhaustive, nous avons centré notre analyse sur un ensemble de variables budgétaires, tels la charge d'intérêts, le ratio de dette, les mesures de l’effort budgétaire et certaines variables macroéconomiques, comme la croissance, qui permettent d’évaluer la situation des finances publiques d’un pays en particulier. Nous avons également inclus une variable de contrôle de l’aversion générale au risque, à l’aide du spread des obligations d’entreprises. Nous avons, par ailleurs, cherché à savoir, au moyen de tests, si des variables budgétaires comme le ratio de dette ou la charge d'intérêts pouvaient avoir des effets non linéaires sur les spreads en cas de stress élevé sur les marchés. En période de tension, leur hausse peut, en effet, entraîner un élargissement des spreads de taux plus important qu’en temps « normal » (…)
Comme indiqué plus haut, nous avons testé certaines interactions (à la fois linéaires et quadratiques). L’échantillon d’estimation s’étend du T1 2008 au T4 2010, dernier trimestre pour lequel des variables budgétaires étaient disponibles au moment de l’analyse. Le choix de cette période permet d’éviter d’éventuelles ruptures structurelles liées à l’aggravation de la crise de la dette. Nombre de variables budgétaires sont assorties d’une fréquence annuelle ; nous avons donc eu recours à une interpolation pour passer à une fréquence trimestrielle des données. Enfin, les variables ont été lissées pour éviter des distorsions dues à des facteurs saisonniers. Les variables sont empruntées essentiellement à Datastream et à l’OCDE. Nous avons adopté une approche allant du général au particulier, en partant de l’équation la plus générale pour prendre en considération un éventail de variables en ligne avec la théorie et les travaux empiriques antérieurs. Nous avons estimé l’équation à l’aide de la méthode des moindres carrés quasi généralisés pour tenir compte de l’hétérogénéité entre pays et des dépendances contemporaines.
(…) En particulier, plus la liquidité d’un marché est élevée (positivement liée à la taille de ce dernier), plus la prime de risque demandée par les investisseurs est faible. Les résultats de l’estimation montrent que le spread se comprime de 2pb par augmentation d’un point de pourcentage du facteur de liquidité.
En revanche, plus la charge d'intérêts ou le ratio de dette publique augmentent, plus les spreads s’élargissent. Notre mesure privilégiée de l’endettement est la charge d'intérêts, qui donne une idée plus précise de la contrainte imposée par la charge de la dette aux flux budgétaires annuels. De plus, cette variable prend également en compte la taille de la dette, sachant qu’il existe une corrélation positive évidente entre le stock de la dette et le coût du service de cette dernière.
Comme on pouvait s’y attendre, les deux variables ne peuvent coexister dans l’équation, car les résultats de l’une comme de l’autre ne sont pas significativement différents de zéro. Le modèle montre que, toutes choses égales par ailleurs, le spread s’élargit de 15 pb par augmentation d’un point de pourcentage du taux de service de la dette.
Nous avons également intégré une variable permettant de mesurer la position budgétaire des pays. Elle se calcule par différence entre le solde budgétaire total d’un pays et le solde budgétaire nécessaire pour stabiliser la dette aux niveaux de l’année précédente. Si cette différence est positive, c’est que le pays consent plus d’efforts que nécessaire pour stabiliser la dette, qui doit dès lors diminuer. On peut donc prévoir une compression du spread de rendement. En revanche, si cette différence est négative, c’est que le pays fournit des efforts insuffisants pour stabiliser la dynamique de sa dette. Il faut dès lors s’attendre à un élargissement du spread. Le signe attendu de cette variable est, par conséquent, négatif, et les résultats de l’estimation confirment notre jugement a priori. Selon notre analyse, une position budgétaire égale à un point de pourcentage du PIB entraîne une réduction d’environ 10pb du spread de rendement.
Eu égard à la sensibilité des marchés financiers à l’évolution macroéconomique, nous avons introduit le taux de croissance du PIB dans l’équation. Comme prévu, cette variable est négative, car plus les perspectives de croissance sont bonnes plus le spread est faible. Une hausse d’un point de pourcentage de la croissance se traduit par un resserrement du spread d’environ 10 pb.
Nous avons également mis en évidence que le service de la dette a des effets non linéaires sur les spreads de rendement. Les termes de l’interaction entre l’aversion générale au risque et la charge d'intérêts sont positifs et nettement différents de zéro. Autrement dit, toutes choses égales par ailleurs, plus les tensions s’accentuent sur les marchés financiers, plus la prime de risque demandée augmente pour détenir les actifs de pays dont la charge d'intérêt est élevée.
L’aversion générale au risque entraîne, en soi, un accroissement du spread de rendement. Afin d’éviter les problèmes d’endogénéité, nous avons utilisé le spread des obligations d’entreprises américaines au lieu des spreads d’entreprises de la zone euro. L’aversion générale au risque a pour effet, à elle seule, d’augmenter de 25 pb le spread de rendement. Ce qui n’a rien d’étonnant dans les périodes marquées par des niveaux élevés de tension et d’incertitude.
L’équation précédente réplique assez bien les données dans l’échantillon d’estimation. Il convient de noter, cependant, que l’écart résiduel, soit la différence entre les spreads réels et les résultats du modèle, augmente à mesure que l’on approche de la fin de l’échantillon d’estimation (T4 2010). En effet, le modèle ne peut prendre en compte des facteurs tels qu’une chute brutale de la confiance, probablement à l’origine, pour une bonne part, de la hausse des spreads au second semestre 2010 avec le renforcement des tensions sur les marchés de la dette souveraine. Le calcul d’une estimation pour 2011, en prenant pour variables budgétaires les prévisions du FMI, met encore plus en évidence la forte progression de l’écart résiduel. La perte de confiance et le net renforcement de l’aversion au risque expliquent, dans une large mesure, la dynamique des spreads en 2011. Il n’en reste pas moins que si ce modèle ne permet pas de faire des prévisions exactes quant au niveau des spreads, il constitue néanmoins un moyen utile de décrire la position relative des spreads des divers pays.
Il existe d’autres variables susceptibles d’expliquer les spreads de rendement au sein de la zone euro. Le rôle du secteur bancaire mérite probablement une analyse plus approfondie. Les secteurs bancaires et le marché de la dette souveraine sont fortement corrélés comme le montre une analyse des CDS des deux secteurs. Toutefois, il est extrêmement difficile de déterminer la direction de la causalité. D’autres facteurs, tels que la situation politique, la crédibilité du gouvernement et le calendrier électoral, peuvent aussi avoir un impact non négligeable sur les spreads. La modélisation de ces facteurs n’est cependant pas chose aisée. Peut-être serait-il plus facile d’analyser la situation de la dette du secteur privé (ménages et sociétés non financières) ainsi que la situation budgé- taire de chaque pays à l’horizon d’un an. Autant de facteurs qui pourront faire l’objet d’analyses ultérieures.
Avancer vers une sortie de crise
A moyen terme, la sortie de crise passe par une évolution de la zone euro vers davantage de fédéralisme, une telle avancée se traduisant par de nouveaux droits et devoirs. Au chapitre des droits, on peut imaginer, pour les pays aujourd'hui considérés comme les plus fragiles, la possibilité d'émettre une partie de leur dette sous forme d'euro obligations. Mais il est clair qu'une telle évolution, qui à l'heure actuelle équivaudrait à faire garantir le paiement d'une large partie de la dette publique des pays en difficulté par ceux dont la position est la plus solide, ne pourra être acceptée par ces derniers sans qu'elle s'accompagne d'une perte conséquente de souveraineté sur la conduite de la politique budgétaire.
Le déroulement des négociations entre la Grèce et la troïka, ou la façon dont le gouvernement italien s'est presque fait dicter son plan d'économies budgétaires et de réformes par la BCE au mois d'août 8 ont bien montré les frontières de cette souveraineté, qui s'arrête là ou commence l'aide des autres Etats ou des institutions européens. En tant que système permanent de mutualisation d'une partie des dettes publiques et garde-fou contre un accroissement trop marqué des taux de marché, les Eurobonds ne pourront voir le jour sans acceptation du principe de fédéralisme budgétaire. La récente réforme du Pacte de Stabilité et de Croissance présente des avancées non négligeables mais qui ne sont très probablement pas suffisantes. Le fait que, malgré cela, elle ait mis plus d'un an à voir le jour9 montre bien à quel point la route sera longue.
– Montée en puissance du FES…
A court terme, il apparaît aujourd'hui nécessaire de stopper les effets de contagion de la crise. A l'heure actuelle, plus d'un tiers de la zone euro est touché, entre les Etats condamnés à financer leurs déficits à des taux très élevés (Espagne, Italie) et ceux qui n'y ont plus accès (Grèce, Irlande, Portugal). L'accord européen du 21 juillet comportait trois volets principaux.
– Premièrement, la décision d'accorder un second plan d'aide publique à la Grèce. Le montant annoncé est de 109 milliards d’euros, mais seule une partie est destinée à couvrir les besoins de financement courants de l'Etat grec (sans doute à peine 50 milliards d'euros). Le reste de ce capital sera utilisé : i) à garantir le capital réinvesti par les banques lors de l'opération d'échange de dette du secteur privé (cf. infra) ; ii) à financer un programme de rachat de sa propre dette par l'Etat grec, à un prix décoté. Alors que, dans le premier plan d'aide, les Etats avaient accordé des prêts bilatéraux à la Grèce, les financements passeront désormais par le FESF, comme pour l'Irlande et le Portugal. Il a, en outre, été décidé – pour ces trois Etats – d'allonger considérablement la maturité des prêts (15 à 30 ans) et de ramener leur taux à un niveau très proche (mais pas inférieur) au coût de financement du FESF12.
– Deuxièmement, la décision formelle des Etats membres de s'engager dans la voie d'une participation du secteur privé à ce plan d'aide, tout en précisant qu'un tel événement n'aura lieu que dans le cas grec. La proposition formulée par l'IFI (Institut de la Finance internationale) offre aux banques le choix entre plusieurs types d'opérations permettant le rollover ou l’échange de titres de dette grecque arrivant à échéance avant 2019, contre des obligations à 15 ou 30 ans à des conditions beaucoup plus favorables que celles du marché. La participation des banques se ferait sur une base volontaire. Initialement, elle devait se traduire, pour les titres échangés, par une perte en valeur actuelle nette de 21%.
– Troisièmement, un renforcement des instruments de la stabilité financière. Au mois de juin dernier, les Etats membres s'étaient déjà mis d'accord sur le fait d'accroître la capacité effective de prêt du FESF à 440 milliards d'euros et de l'autoriser à intervenir, de façon très exceptionnelle, sur le marché primaire de la dette d'un pays sous assistance. Fin juillet, ils ont décidé d'étendre cette capacité d'action aux marchés secondaires de tous les Etats de la zone. Ceci ne pourra, néanmoins, avoir lieu que sur recommandation de la BCE et après accord de l'ensemble des Etats membres. En outre, le Fonds sera également autorisé à recapitaliser les institutions financières d'un Etat.
A l'heure où nous écrivons ces lignes, aucune de ces avancées n'apparaît totalement acquise. L'extension de la capacité de prêts et des modes d'action du FESF est soumise à la ratification des parlements nationaux. Le processus est désormais presque achevé (la Slovaquie manque encore à l'appel début octobre), mais il a pris du retard et, surtout, a de nouveau mis en lumière des failles dans la cohésion européenne (la Finlande réclamant des garanties revenant peu ou prou à annuler son engagement) et, notamment, au sein de la coalition au pouvoir en Allemagne. Une fois ces votes obtenus, les décisions pourraient intervenir rapidement sur les autres sujets. Mais, jusqu'à présent, peu d'informations sont disponibles sur l'état d'avancement du plan de participation du secteur privé. De même, l'adoption formelle du second plan d'aide publique à la Grèce a semblé d'autant moins d'actualité que le mois de septembre a été marqué par les incertitudes quant au versement de la sixième tranche du premier plan d'aide.
– … et après ?
Dans quelle mesure les très fortes tensions observées cet été sont-elles susceptibles de se résorber au fur et à mesure que les décisions prises le 21 juillet dernier seront mises en place ?
La crainte de voir l'Espagne ou l'Italie affronter une crise de liquidité a poussé certains observateurs à envisager une nouvelle transformation du FESF avant même que soient mises en œuvre les décisions prises cet été. A l'issue du processus de ratifications parlementaires actuellement en cours, le Fonds disposera d'une capacité d'action très large (interventions sur les marchés de dette secondaires et recapitalisation des secteurs bancaires pour n'importe quel pays de la zone). Cela pourrait, entre autres, lui permettre de reprendre le rôle que joue actuellement la BCE, avec réticence, avec son programme d'achat de dette publique. S'il s'agit, toutefois, d'intervenir durablement – ou plutôt de montrer qu'on est à même de le faire aisément – sur les marchés espagnol et italien, sa taille peut paraître insuffisante. En effet, les besoins bruts de financement de ces Etats sont estimés à plus de 200 et 350 milliards d'euros respectivement en 201213.
Il semble bien que des discussions très préliminaires s'amorcent, envisageant par exemple de doter le Fonds – ou son remplaçant à la mi-2013, le Mécanisme européen de Stabilisation (MES) dont la création pourrait être avancée 14 – d'une licence bancaire lui permettant d'emprunter auprès de la BCE, ou alors de lui faire émettre des garanties plutôt que des prêts, ce qui, là encore, démultiplierait ses capacités d'intervention. Le chemin risque d'être –long bien sûr – mais également difficile s'il s'agit de donner au FESF un quasi-statut de prêteur en dernier ressort sans (trop) impliquer la BCE ni (trop) peser sur la solvabilité des pays les mieux notés.
L'aggravation récente de la crise ne doit pas laisser croire que les réformes menées dans nombre d'Etats membres sont inutiles. Quel que soit le montant de la dette qui sera finalement laissé à sa seule charge, l'économie et l'Etat grecs n'ont pas d'autres choix que de se réformer pour se maintenir au sein de la zone euro. Dans les autres pays, il s'agit de revenir sur une partie des pertes de compétitivité subies depuis l'entrée dans la zone euro, de restaurer un certain équilibre des finances publiques, ou de retrouver un modèle de croissance viable et performant.
Ce chemin doit être facilité par une réforme des institutions européennes. Très rapides au regard du rythme naturel des institutions, les progrès réalisés ont cependant été trop lents pour éviter que ne s'exerce une très forte pression sur les marchés des plus grandes économies de la zone (Italie, Espagne). Pour endiguer ce mouvement, il sera nécessaire de jeter rapidement les bases d'une forme de fédéralisme budgétaire plus aboutie.
NOTES
- Les déficits allemand et finlandais seront dès cette année inférieurs à ce niveau. Ce sera le cas l'an prochain en Italie et aux Pays-Bas, une telle évolution n'étant pas non plus hors de portée en Belgique et en Autriche.
- Plus précisément, c'était le niveau de déficit projeté en 2012 dans la mise à jour du programme de stabilité et de croissance d'avril 2011.
- World Economic Outlook, Sept. 2011.
- Le Premier ministre s'est résolu à demander l'aide internationale au début du mois d'avril 2011, et la première levée de fonds du FESF pour le pays a eu lieu mi-juin. Voir "Consolidation européenne : Odin au secours de Dyonisos", Estiot A., Conjoncture, avril 2011, BNP Paribas.
- Ces estimations ne permettent probablement pas de dire jusqu'à quel point le mouvement d'élargissement des spreads pourrait se réduire en cas d'avancée majeure dans la résolution de la crise. En effet, ce mouvement reflète aussi une réappréciation générale du risque et s'est amorcé dès la mi-2008, soit bien avant la découverte du problème grec.
- Il est naturel que le mouvement d'écartement ait également touché, même de façon bénigne, les pays les plus solides. De façon générale, ces pays se sont toutefois financés cette année à des niveaux de taux plus faibles qu'en 2010 (pour l'Allemagne, la baisse est d'environ 100 points de base entre fin 2010 (2,9% pour le taux à dix ans) et début octobre 2011 (1,8%).
- Kerdrain C, Lapègue, V (2011), dans “Resserrement budgétaire en Europe: quels effets? ”Note de Conjoncture, Insee, Mars et Haug D. Ollivaud P., Truner D (2009) dans ”What drives Sovereign Risk Premiums ? An analysis for recent evidence from the Euro Area”. OECD Economic Department, Working Paper, N. 718 utilisent des spécifications similaires à celle que nous avons retenue.
- Voir la lettre envoyée conjointement par M. Draghi et JC Trichet au Premier ministre italien, qui s'achève de la façon suivante : " … we regard as crucial that all actions listed in section 1 and 2 above be taken as soon as possible with decree-laws, followed by Parliamentary ratification by end September 2011. " http://www.corriere.it/economia/11_settembre_29/trichet_draghi_inglese_304a5f1e-ea59-11e0-ae06- 4da866778017.shtml
- Les grandes lignes de cette réforme étaient déjà bien connues et présentées il y a un an dans "Finances publiques dans la zone euro : le grand écart", Conjoncture, novembre 2010, BNP Paribas.
- De fait, cette dette ne se matérialisera (et pour un montant a priori inférieur au montant total des garanties émises, du fait du mécanisme de sur garantie) pour un Etat membre du pool de garanties que si l'Etat placé sous assistance ne paye pas ses échéances au FESF, et que celui-ci n'est dès lors pas en mesure de payer ses souscripteurs.
- En contrepartie, est enregistrée une dette bilatérale de l'Etat sous assistance avec chacun des membres du pool, ce qui implique que la dette publique nette (et non pas celle au sens de Maastricht, qui est brute) des Etats est nette des aides accordées.
- Jusqu'à présent, ces taux étaient volontairement plus élevés (plus de 5%). Cela répondait à une demande, vraisemblablement allemande, de conférer un caractère "punitif" au prêt, peu efficace économiquement.
- Il s'agit là de la somme du besoin de financement né du déficit budgétaire et de la dette préexistante arrivant à maturité en 2012, qu'il faudra renouveler. Le FMI (Fiscal Monitor, Septembre 2011) estime ces besoins à 20,6% du PIB en Espagne et 23,5% en Italie en 2012. D'où les ordres de grandeurs nominaux cités dans le texte.
- A la différence du FESF, ce mécanisme disposera d'un capital en propre, apporté par les membres de la zone euro. Voir "Consolidation européenne : Odin au secours de Dyonisos", Estiot A., Conjoncture, avril 2011, BNP Paribas, pour davantage de détails. C'est notamment pour cette raison que Eurostat a conclu que ce mécanisme pourrait être considéré comme une institution supranationale à part entière. La dette émise par ce mécanisme lui sera donc imputée et ne sera plus répartie entre les Etats de la zone.
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