Etats-Unis : plus de pression pour le Congrès

par Inna Mufteeva et Thomas Julien, économistes chez Natixis

Suivant l’initiative de l’agence de notation Standards & Poor’s le 18 avril, Moody’s et Fitch menacent à leur tour la note Aaa des Etats-Unis. Certes les perspectives de long terme de la dette n’ont pas été modifiées, mais l’avertissement est similaire. En revanche, le timing est différent : la menace d’un changement de notation pourrait intervenir dès la mi-juillet (pour Moody’s) si aucun progrès n’est fait pour relever le plafond de la dette américaine. Même si les tensions politiques sont fortes actuellement, nous restons dans l’idée qu’un accord sera obtenu en temps imparti.

Si la hausse du plafond de la dette n’est pas accompagnée d’un plan crédible de consolidation fiscale, il n’est toutefois pas exclu que Moody’s abaisse quand même les perspectives de long terme de la dette publique. Fitch ne s’est pas encore exprimé vis-à-vis des perspectives de long terme de la dette américaine mais envisage une baisse de la note du Aaa à B+ voir même RD dans le cas d’un défaut technique prolongé sur les titres du Trésor.

Le communiqué

Le 2 juin 2011 l’agence de notation Moody’s a annoncé son intention de revoir la notation des Etats-Unis, si ces derniers ne trouvaient pas un accord sur le plafond de la dette avant la mi-juillet. Cette décision a pour motivation la hausse du risque (toujours faible) d’un défaut technique de courte durée sur la dette américaine. Moody’s assure que si une hausse du plafond est votée avant la mi-juillet, la note de Aaa sera maintenue. Toutefois, les perspectives de la dette pourront être modifiées suivant l’état des négociations sur la consolidation budgétaire de long terme.

Avant cette annonce, Moody’s s’attendait déjà à un processus bruité par les confrontations politiques, cependant, le degré de polarisation des deux partis a dépassé leurs anticipations.

Fitch, qui s’est exprimé le 8 juin, est plus réservé dans sa perception de la situation en se prononçant uniquement sur la perspective de non-augmentation du plafond de la dette ce début août et en laissant la question de consolidation budgétaire de long terme ouverte.

Le plafond de la dette : une opportunité

Moody’s considère la problématique du plafond de la dette comme une opportunité pour obtenir un accord sur un programme de consolidation fiscale de moyen long-terme. Passé cette échéance, la probabilité de voir un accord avant les prochaines élections serait faible. En effet, selon Moody’s chaque parti espère prendre possession à la fois du Congrès et de la Présidence en 2012 et ainsi d’avoir la possibilité de mettre en place son propre plan de consolidation fiscal sans tenir compte des revendications du camp adverse.

Les implications pour la notation des Etats-Unis

– Pour la note de Moody’s :

  1. Si les négociations sur la hausse du plafond de la dette n’ont pas progressé à la mi-juillet (le défaut technique étant anticipé autour du 2 août), Moody’s envisage de remettre en cause la notation Aaa du pays.
  2. Si le plafond de la dette n’est pas relevé à temps et qu’un défaut s’en suit, l’agence est susceptible d’abaisser la note des Etats-Unis. L’ampleur et le « timing » de la baisse de la note seront conditionnels à plusieurs facteurs : la vitesse à laquelle le défaut intervient, l’impact du défaut sur les coûts de financement du Trésor et les mesures mises en place pour éviter un renouvellement de ce problème. Une note du type Aa1 a la plus de chance d’être octroyée dans ce contexte.
  3. Si le défaut est évité, la note Aaa sera maintenue, toutefois, la perspective de la dette pourra être révisée à la baisse suivant l’état des négociations sur le programme de consolidation budgétaire de long terme.

– Pour la note de Fitch

  1. Si le plafond de la dette n’est pas relevé, le jour où le Trésor commence à avoir de problèmes de liquidité (estimé en ce début août), la perspective de la note sera revue à la baisse (RWN : rating watch negative).
  2. Si le plafond de la dette n’est pas relevé à temps et qu’un défaut de paiements sur les titres de Trésor s’en suit, l’agence est susceptible d’abaisser la note des titres concernés de Aaa à B+. Cependant, une baisse des dépenses opérationnelles du gouvernement afin de rembourser les coupons et les titres de Trésor arrivant à échéance ne sera pas considérée comme un défaut.
  3. Si le défaut technique sur les Treasuries persiste et une part significative des titres publiques devient non-performant la note souveraine du pays peut être dégradée de Aaa à RD (restricted default). Notamment le non-paiement de 25Md$ des coupons sur les bons de Trésor le 15 août entrainera cette dégradation.

Le contexte

Aux Etats-Unis, dans le but d’accroître le contrôle politique sur le Trésor, la dette publique est plafonnée par un montant déterminé par le Congrès. Il doit approuver une nouvelle limite à chaque fois que le stock de dette approche le montant du plafond.

Le 16 mai, la dette fédérale a atteint le plafond légal autorisé fixé à 14 294 Mds de $. Pour le moment, le fonctionnement budgétaire est maintenu par des mesures temporaires (suspension de certains investissements dans les fonds de pensions gouvernementaux) supposées viables jusqu’au 2 août 2011 (date qui pourrait toutefois fluctuer en fonction de l’évolution des dépenses et recettes). Les annonces des agences de notation font suite au rejet de la Chambre des Représentants de relever le plafond de la dette de 2,4 trillions de dollars le 31 mai dernier. Pourtant, ce résultat était largement attendu, car aucune mesure de consolidation fiscale n’était proposée en contrepartie. Le rejet confirme juste la volonté des Républicains d’utiliser cette problématique comme un levier pour les négociations budgétaires.

James Dean revisité

Le fait que depuis mars 1962, le plafond de la dette des Etats-Unis ait été relevé pas moins de 74 fois, suggère que les politiciens sont rodés à ce petit exercice purement législatif. Toutefois, au vu des tensions politiques actuelles sur d’éventuelles mesures de consolidation fiscale, le risque de ne pas augmenter le plafond avant le 2 août n’est pas négligeable. En effet, Démocrates et Républicains sont régulièrement accusés de jouer à un jeu politique dangereux, connu en théorie des jeux comme le: jeu de la « poule mouillée » (« chicken game »). Dans ce jeu, le gain politique est le plus fort quand le parti arrive à imposer sa position a l’autre parti (par exemple la victoire des Républicains symbolise la situation où une hausse du plafond de la dette est accompagnée de la mise en place des revendications du parti sur la baisse des dépenses publiques). Chaque parti à donc intérêt à maintenir une position ferme sur la problématique du plafond quitte à risquer un défaut technique de la dette.

Quelles conséquences pour l’économie américaine ?

La dette publique brute des Etats-Unis est composée de la dette détenue par le public et de la dette intergouvernementale (intragovernmental holdings), de la dette négociable et la dette non-négociable.

Presque la totalité de la dette détenue par le public est comprise dans la dette négociable (les titres du Trésor), alors que la dette intergouvernementale est en principe non- négociable et représente des obligations de l’Etat fédéral envers le système social du pays (les retraites – Sécurité Sociale, l’assurance santé publique – Medicare et autres programmes sociaux).

La dette détenue par le public augmente donc en fonction des besoins de financement de l’Etat tandis que la dette émise par le gouvernement et détenue par le gouvernement provient principalement des surplus générés par la Sécurité sociale et Medicare.

Certaines portions de la dette publique des Etats-Unis ne sont pas soumises au plafond légal et sont ainsi exclues du calcul de la dette assujettie au « cap » ce qui explique la différence entre la dette soumise au plafond et la dette publique brute de l’Etat.

Dans l’hypothèse où les politiciens manqueraient à augmenter le plafond de la dette, les implications pour l’économie américaine seraient multiples et dépendraient de la durée de réaction des politiciens. En effet, même si les revenus couvrent largement le service de la dette (les premiers sont de 10 fois supérieurs aux seconds) et une partie des dépenses courantes (sur un dollar dépensé le pays emprunte 40 cents), ces marges de manœuvres atteindront rapidement leur limites. De plus, l’augmentation de la dette non-négociable, alimentée par les surplus des recettes fiscales de la sécurité sociale et Medicare (simple jeu d’écriture comptable) devrait également jouer comme un effet négatif. Toutefois, la limite de la dette porte sur le stock de dette et non sur les flux, il n’y a donc pas de risque pour « roller » la dette existante.

Du côté des marchés, que se passe-t-il en cas de défaut technique ? Si le plafond de la dette n’est pas augmenté, le Trésor n’aura plus de source de financement pour ses opérations courantes (service de la dette existante et le financement du fonctionnement du gouvernement). Ainsi, il n’aura plus le droit d’émettre de la dette supplémentaire, alors qu’en théorie les investisseurs sur le marché seront prêts à l’acheter (le pays est toujours jugé solvable à moyen et long terme). Dès que le plafond est augmenté, les investisseurs non-servis seront certainement remboursés mais l’impact de cet événement sur la capacité et les conditions de financement reste incertain. La réaction du marché à ce défaut, qui provient de facteurs techniques et non pas d’un problème de solvabilité, sera très probablement déterminée par sa durée et l’ampleur du défaut sur les obligations de l’Etat. Toutefois, dans le cas d’une dégradation de la note souveraine Moody’s et Fitch envisagent la dégradation des notes pour les émetteurs privés (les banques) et quasi-privés (les GSEs) ce qui pourrait créer un effet domino sur les marchés financiers.

Dans le cas d’un délai prolongé, l’Etat devra ainsi faire des choix dans la priorité de ses dépenses et dans la séniorité de ses investisseurs. Par le passé, les Etats-Unis ont connu plusieurs fois ce genre de crise politique et il n’existe pas de réponse classique, chaque fois le gouvernement a mis en place une stratégie différente. Au final, le dilemme sera le suivant: privilégier les investisseurs au détriment des dépenses intérieures (Social Security, Medicare…) au prix de l’opinion publique ou l’inverse au prix d’un risque sur les taux long sans précédent.

« Le gang des 6 » perd un membre

Comme les Républicains semblent utiliser le problème technique du plafond de la dette pour faire basculer les négociations budgétaires en leur faveur, une solution éventuelle du problème pourrait se trouver du côté du programme de consolidation budgétaire. Cependant, le départ d’un membre conservateur (Tom Coburn, Républicain) du « gang des 6 » (commission bipartisane chargée de trouver un accord sur le futur de la dette publique américaine) le 17 mai, réduit les espoirs d’accord entre les deux partis. Le blocage des Démocrates sur la partie Medicare serait la raison qui a motivé son départ. Les discussions se poursuivront, mais avec un éminent conservateur en moins, le produit de la commission pourrait au final ne pas satisfaire l’aile conservatrice du parti Républicain.

Les marchés légèrement inquiets

Même si l’annonce de Moody’s a eu un léger impact temporaire sur les taux long, ces derniers ont plutôt eu tendance à baisser sous l’effet des craintes sur la croissance. Ainsi, le rendement des taux à 10 ans est repassé sous la barre des 3% vendredi 3 juin suite à la publication décevante des chiffres de l’emploi NFP. L’effet de l’annonce de Fitch sur les taux longs a également été limité.

Toutefois, l’inquiétude des marchés est palpable sur le marché des CDS. Les CDS à un an sur la dette américaine ont fortement augmenté depuis la mi-mai passant de 25 bps (moyenne sur l’année 2010 et début 2011) à plus de 46 bps en ce début de mois, ce qui suggère que certains agents cherchent à se protéger ou spéculent contre un éventuel défaut technique de la dette américaine. Le niveau des CDS à 5 ans reflète également cette tendance Le faible volume des transactions sur ce marché présume en revanche que ces investisseurs ne sont pas nombreux.

Conclusion

L’augmentation du plafond de la dette est un problème récurrent dans la vie politique américaine. Par le passé, des épisodes similaires ont déjà été observés, notamment en 1985 ou 1995 et le pays a en général montré sa capacité à régler ce problème même dans un contexte de forte incertitude politique. Les scénarios envisageables pour résoudre ce problème sont multiples. Dans le cas où aucun accord ne serait trouvé avant le 2 août, le risque direct sur l’économie est faible si la situation est réglée rapidement, une prolongation durable engendrerait en revanche une baisse drastique des dépenses publiques et pourraient heurter significativement l’économie. Au final, même si l’incertitude politique est forte, ni les Démocrates ni les Républicains n’ont intérêt à ce que ce problème vienne ternir la qualité d’emprunteur de l’Etat. Il y a cependant de grandes chances que ce processus soit bruité par les confrontations politiques.

Nous restons donc dans l’idée qu’un accord (probablement de dernière minute) sera obtenu en temps voulu et qu’une dégradation du Aaa sera évitée. Une telle éventualité aurait des conséquences désastreuses pour les Etats-Unis, impliquant probablement une hausse des taux longs. La question qui reste en suspens porte sur le programme de consolidation crédible qui doit accompagner la hausse du plafond de la dette. Pour le moment les projets Démocrates et Républicains1 disponibles sont trop polarisés pour être acceptés par le Congrès et la commission bipartisane continue de travailler avec un membre en moins. Les espoirs de voir émerger un plan de consolidation fiscale définitif avant le 2 août sont donc assez minces, ce qui pourrait menacer les perspectives de long terme de la dette américaine que Moody’s et Fitch jugent stables pour le moment. 

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