Quand le non conventionnel devient la norme

par Marie-Pierre Ripert, économiste chez Natixis

Depuis la faillite de Lehman Brothers en septembre 2008, les banques centrales ont fortement étoffé leur boîte à outils. Alors que traditionnellement, la politique monétaire se cantonnait au pilotage des taux directeurs, les banques centrales ont été amenées à utiliser de nouveaux instruments, en particulier la taille ou la composition de leur bilan, dans la gestion des crises.

La Réserve Fédérale considère que les politiques monétaires non conventionnelles (politiques qualitative et quantitative) ne sont qu’une extension de la politique de taux, permettant de rendre les conditions monétaires encore plus accommodantes via une baisse des taux longs alors qu’il n’est plus possible de baisser l’objectif des Fed funds. En revanche, la Banque Centrale Européenne met l’accent sur la distinction entre les deux politiques, la politique de taux visant à piloter les anticipations d’inflation et l’inflation alors que la politique non conventionnelle a pour but d’éviter une crise de liquidité et un éclatement du système bancaire. D’ailleurs, les mesures non conventionnelles prises par la BCE l’on toujours été sous la contrainte des marchés. La BCE est beaucoup plus réticente à mener des politiques non conventionnelles que son homologue américaine. Contrairement à la Fed, elle a toujours précisé dans ses communiqués que ces mesures étaient par nature temporaires.

Face à une faible croissance et à un ralentissement des créations d’emploi, la Fed a donc décidé de mesures supplémentaires lors de son FOMC du 21 septembre, en particulier une modification de la structure de son bilan : en vendant des titres courts pour acheter des titres plus longs, la Fed espère ainsi maintenir les taux longs à un faible niveau et permettre aussi un retour vers les actifs risqués. Par ailleurs, en réinvestissant les titres arrivant à échéance en MBS, elle espère également continuer de soutenir l’immobilier. A ce stade, elle continue de réfléchir aux mesures supplémentaires qui pourraient être mises en place. Si la croissance s’avérait décevante ce qui risque fort d’être le cas et si la politique fiscale se resserrait (grosse incertitude sur ce point avec un Congrès divisé), la mise en place d’un QE3 deviendrait alors très probable.

En Europe, conséquence de l’intensification de la crise des dettes souveraines, avec des craintes sur de nouveaux pays périphériques (Italie, Espagne) et en corollaire sur la solidité du système bancaire, la BCE a été contrainte depuis cet été à remettre en place un certain nombre de mesures qu’elle avait arrêtées : allocation illimitée de liquidités via une opération à 6 mois ; réactivation du SMP (Securities Markets Programme) avec des achats de titres publics souverains italiens et espagnols. Pour son dernier Conseil en tant que Président de la BCE, JC Trichet a annoncé l’allongement de la période (jusqu’à mi-2012) pour l’allocation illimitée de la liquidité sur tous ses appels d’offres et la mise en place d’opérations de long terme à 12 et 13 mois. La liquidité va donc rester abondante pendant encore au moins 15 mois.

Par ailleurs, la BCE a également annoncé une deuxième vague d’achats de covered bonds (obligations sécurisées) pour un montant de 40Md€ sur une période d’un an venant compléter les 60Md€ déjà à son bilan. Cette mesure vise à soutenir certains pans du marché du crédit. En revanche, JC Trichet n’a pas créé la surprise, comme l’attendait quelques brokers américains, en baissant les taux d’intérêt. Depuis sa création, la BCE s’est toujours appliquée à une très grande transparence sur ses décisions et une baisse surprise en guise d’adieu aurait été interprétée comme révélatrice d’une perception de la BCE de la situation courante encore plus dégradée qu’elle ne l’est déjà. Pour autant, JC Trichet n’a pas fermé la porte à une baisse de taux… Etant donné la dégradation de l’environnement macroéconomique et financier, nous pensons que la BCE va devoir franchir le cap dans les mois qui viennent ce qui permettrait de soulager le système bancaire mais également de soutenir les pays qui se financent à taux variables (principalement les pays périphériques).

La question du timing reste ouverte : certains pensent que le nouveau Président, l’italien Mario Draghi, n’osera pas baisser les taux lors de son premier conseil en novembre, de peur d’être catalogué par les marchés comme un Président « dove » ; il nous semble pour notre part, que si la situation se dégrade brutalement dans les semaines qui viennent, c’est le pragmatisme qui prévaudra au sein de la BCE comme cela a déjà été le cas à plusieurs reprises. Dans un scénario de détérioration plus progressive de la conjoncture, nous privilégions plutôt une baisse de taux début décembre.

En tout cas, malgré les différences de mandat et d’appréhension de la conduite de la politique monétaire des deux côtés de l’Atlantique, les banques centrales vont devoir continuer à vivre pendant longtemps avec les politiques non conventionnelles.

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