Faiblesse des taux longs : le rôle des banques centrales

par Marie-Pierre Ripert, économiste chez Natixis

En général, lorsque l’on souhaite prévoir l’évolution des taux longs, on s’intéresse aux déterminants traditionnels suivants :

– La croissance potentielle de l’économie et les perspectives de croissance qui déterminent en théorie le niveau des taux d’intérêt réels, avec une corrélation positive.

– L’inflation anticipée qui influence l’évolution des primes « inflation » contenues dans les taux longs ; là encore plus l’inflation anticipée est élevée, plus la prime de risque demandée à travers les taux longs est importante.

– La politique monétaire des banques centrales avec la fixation des taux directeurs (évidemment dépendante des deux éléments précédents), les taux longs étant en théorie la résultante des anticipations de taux courts.

– Le niveau des déficits publics pour appréhender l’importance de l’offre de titres. Lorsque le déficit public augmente, l’Etat émet plus d’obligations pour se financer impliquant une hausse de l’offre de papiers. Toute chose égale par ailleurs, cela a un effet haussier sur les taux des obligations.

– La liquidité mondiale, surtout au cours des dernières années, avec sa très forte progression1 .

– Le niveau d’aversion pour le risque qui guide les choix de portefeuille ; une hausse de celle-ci provoque des mouvements de fuite vers la qualité favorisant les obligations souveraines considérées sans risque ; ce facteur ne joue plus dans le même sens dans un certain nombre de pays qui sont désormais considérés comme risqués par les investisseurs, leurs titres souverains ayant perdu leur statut d’actif sans risque.

Si tous ces facteurs ont encore leur importance dans la formation des taux longs, l’action des banques centrales qui consiste à mener des politiques quantitatives (QE) et à acheter des titres obligataires souverains provoque des changements dans la formation des prix des titres obligataires et modifie sensiblement la façon d’appréhender l’évolution des taux longs. Ainsi, aujourd’hui, dans un certain nombre de pays, le Japon, les Etats-Unis et le Royaume-Uni, l’évolution des taux longs est en grande partie déterminée par les politiques non conventionnelles des banques centrales. N’ayant plus de marges de manœuvre sur les taux courts puisque ceux-ci se situent déjà à des niveaux quasiment nuls, les banques centrales essaient de rendre les conditions monétaires plus accommodantes en agissant sur la partie longue de la courbe. Maintenir les taux d’intérêt longs à un niveau faible devient donc un objectif affiché des banques centrales. Elles espèrent maintenir les taux de financement à l’économie à un faible niveau pour soutenir la croissance.

Ainsi, pour prévoir aujourd’hui l’évolution des taux longs, il faut anticiper les actions non conventionnelles des banques centrales. La Banque du Japon mène une politique quantitative depuis déjà longtemps et va vraisemblablement continuer. La Réserve Fédérale américaine avait mis en place avec le QE2, un programme d’achats de titres du Trésor de grande ampleur (au total 900Md$), et tente de piloter les taux longs avec « l’opération twist », qui consiste à modifier la structure de son bilan (ventes de titres courts pour acheter des titres longs). D’après ses dernières Minutes, un QE3 n’est pas exclu (probablement pas avant le S2-12), la Fed pourrait encore soutenir son économie en pilotant les taux longs. Le Royaume-Uni continue d’acheter des titres publics (325Md£ au total). La Banque Centrale Européenne reste en retrait, la monétisation des dettes publiques étant interdite par « le Traité ». Pour autant, elle a quand même acheté pour 219Md€ de titres publics des pays attaqués (Grèce, Irlande, Portugal, Espagne, Italie), tentant de réduire leurs primes de risque. Elle va également continuer de fournir des liquidités de façon illimitée à 3 ans aux banques, liquidités qui pourraient servir à l’achat de titres souverains nationaux (« home bias »).

Au total, il nous semble que les taux longs des grands pays développés devraient rester à un bas niveau pendant encore assez longtemps, tant que les banques centrales considèreront qu’il est nécessaire qu’elles interviennent pour soutenir une croissance jugée trop faible, ce qui risque de rester le cas en 2012.

NOTES

  1. Rappelons qu’en 2005, Alan Greenspan, président de la Fed à l’époque, avait qualifié de « conundrum » le fait que les taux longs baissent pendant le cycle de resserrement monétaire. Les déterminants traditionnels des taux longs n’arrivaient pas à expliquer la faiblesse de ces derniers. La prise en compte des achats de titres du Trésor américains par les pays asiatiques et producteurs de pétrole permettait d’expliquer une partie de l’énigme, la baisse de la prime de terme (liée à la baisse de l’incertitude et de la volatilité) étant considérée comme le principal facteur (Cf. Backus et Wright, 2007).

Retrouvez les études économiques de Natixis