par Jean-Marc Lucas, économiste chez BNP Paribas
La récession en cours est, davantage que les précédentes, centrée sur les ménages. Ses aspects les plus frappants, qu’il s’agisse de la crise du secteur immobilier résidentiel, de la baisse prononcée des marchés actions ou du fonctionnement perturbé du marché du crédit, affectent en effet tous très directement la situation des ménages. Dans ce focus, nous revenons sur le rôle joué par certaines évolutions clefs (revenus, richesse, crédit).
Les revenus sous la pression du marché du travail
La détérioration du marché du travail affecte directement la tendance des revenus (pertes d’emplois, diminution des volumes horaires, ralentissement de la hausse des salaires) et incite à consommer une part plus limitée de ceux-ci (épargne de précaution).
Le repli des effectifs salariés, à l’œuvre depuis le début de 2008, s’est violemment amplifié à partir de septembre, et plus encore de novembre. Alors qu’elles n’avaient pas dépassé le niveau de 175 000 jusqu'en août, les pertes d’emplois mensuelles ont excédé 300 000 à partir de septembre, avant de s’établir au-delà de 600 000 entre décembre et février. Plus de la moitié des 4,384 millions d’emplois supprimés depuis janvier 2008 l’ont ainsi été au cours des quatre derniers mois (2,584 millions). En parallèle, le taux de chômage s’est accru de 2,3 points entre juillet (5,7%) et février (8,1%) ; un accroissement aussi marqué en aussi peu de temps n’avait pas été constaté depuis 1975. Autre traduction de la moindre utilisation du facteur travail, les heures de travail ont également été réduites de façon significative, de 33,8 par semaine à la fin 2007 à 33,3 un an plus tard, le plus bas niveau atteint par cette série (qui remonte à 1964).
Naturellement, la détérioration du marché du travail est vouée à se poursuivre à l’horizon de quelques trimestres, les évolutions y étant retardées par rapport aux inflexions de l’activité.
Un effet richesse négatif historique
Au-delà de la détérioration des revenus, le fléchissement de la consommation s’explique aussi par un « effet richesse » négatif, le patrimoine des ménages ayant été soumis à rude épreuve en 2007-2008. De septembre 2007 à septembre 2008, la valeur des actifs des ménages a fondu de 63 600 à 56 500 milliards de dollars en termes nets (une fois déduit leur passif). Cette perte de 7 100 milliards de dollars (ou -11,1%) en l’espace d’un an est d’ores et déjà plus prononcée que celle observée de 2000 à 2002 (-4 200 milliards de dollars entre le pic et le creux, ou -9,6%), une époque pourtant caractérisée par un effet richesse négatif bien plus prononcé que lors des récessions passées (en particulier, le patrimoine des ménages est toujours demeuré orienté à la hausse au cours des récessions, pourtant sévères, de 1980 et 1982). De surcroît, cette série noire n’était pas parvenue à son terme à l’issue du troisième trimestre 2008, puisque la baisse des marchés actions s’est amplifiée entre la fin septembre et la fin décembre et que la tendance des prix immobiliers est demeurée fortement négative au cours de la même période.
La récession en cours exerce une pression nettement plus forte sur le patrimoine des ménages que celles du passé, car elle combine à la fois une crise immobilière et une crise financière, toutes deux d’une ampleur rare, si ce n’est unique. Plus généralement, les baisses plus violentes du patrimoine des ménages au cours des deux dernières récessions sont la contrepartie de booms également plus spectaculaires (des marchés actions dans la seconde partie des années 1990, et du prix de l’immobilier résidentiel dans la première moitié des années 2000). Ainsi, alors que le ratio de la richesse nette des ménages à leur revenu disponible brut était resté cantonné à un intervalle de 4 à 5,2 de la première moitié des années 1950 jusqu'au milieu des années 1990, il a atteint des pics supérieurs à 6 à l’occasion du sommet boursier de 2000 et du haut de cycle immobilier de 2007, et se situait encore à 5,3 en septembre 2008, un an après l’enclenchement de la baisse.
Un impact significatif sur la consommation
Un rapide calcul permet de se rendre compte que l’effet richesse négatif actuellement à l’oeuvre est loin d’être anodin. En effet, si l’on prend pour hypothèse qu’une variation d’un dollar de richesse a un impact de l’ordre de 3,75 cents en matière de consommation, la perte de 7 100 milliards de dollars enregistrée pour l'instant au bilan des ménages serait susceptible d’amputer leurs dépenses de consommation de l’ordre de 266 milliards de dollars au total, un montant qui représente 2,6% de la consommation annuelle de 2008. Si l’on suppose que cet effet richesse négatif se matérialise sur une période de huit trimestres, il s’ensuit que la variation trimestrielle de la consommation pourrait être amputée de plus de 0,3% (-1,4% t/t annualisé) sur une période de deux ans, toutes choses égales par ailleurs.
On peut, de la même façon, tenter de dresser une approximation de l’effet richesse « net » des trimestres récents. Sur la base des hypothèses précédemment mentionnées (élasticité de 0,0375, impact lissé sur huit trimestres), l’effet richesse aurait été régulièrement positif entre le milieu des années 1950 et le début des années 2000, soutenant les dépenses de consommation à hauteur de 1% en moyenne. L’épisode actuel ne serait ainsi que le deuxième où l’effet richesse est négatif, après 2002.
Au vu de la contraction nettement plus marquée de la richesse nette en 2007-2009 qu’en 2001-2002, il ne fait aucun doute que l’effet sera nettement plus négatif entre 2008 et 2010 qu’il ne l’a été en 2002.
La fin du crédit abondant
Alors que les ménages ont beaucoup recouru au crédit dans la première moitié des années 2000, la crise actuelle implique de fortes restrictions en la matière, et incite aussi, sans doute, les ménages à limiter leur endettement en parallèle.
Alors que l’endettement des ménages avait progressé à un rythme particulièrement rapide dans la première moitié des années 2000 (+10,6% l’an en moyenne entre 2000 et 2006), il est désormais au point mort. Au troisième trimestre 2008, il a légèrement diminué (-0,8% t/t annualisé), pour la première fois depuis 1952 (date depuis laquelle les « flow of funds accounts » de la Réserve fédérale sont disponibles). L’évolution en glissement annuel est revenue à 2,2%, également son plus bas niveau historique. La quasi-stabilité de l’endettement des ménages par rapport à leur revenu disponible brut depuis deux ans (130,2% au dernier pointage) tranche également de façon spectaculaire avec la forte tendance ascendante qui était à l’œuvre depuis le milieu des années 1980 et, surtout, depuis la fin des années 1990 (de 94% en 1999 à 132% en 2006).
Cette inflexion négative de l’endettement des ménages reflète essentiellement le retournement du crédit immobilier, mais la croissance des crédits à la consommation s’essouffle également de façon évidente. Le rôle clef de la crise immobilière dans la récession en cours explique naturellement pourquoi, en matière de crédit, la correction actuellement à l’œuvre touche tout particulièrement les ménages, alors que c’est l’endettement des entreprises qui avait été affecté de façon prépondérante lors des deux précédentes récessions, en 1991 et 2001.
Les enquêtes trimestrielles de la Réserve fédérale (« Senior Loan Officer Opinion Survey ») auprès des institutions de crédit illustrent également le tarissement du crédit. Elles mettent en lumière à la fois un durcissement des critères de crédit et une baisse parallèle de la demande des ménages, trimestre après trimestre, en matière de prêts immobiliers (depuis la fin 2006) comme de crédits à la consommation (depuis la fin 2007). Au-delà de l’effet richesse « pur », les ménages ont tiré profit de la hausse des prix immobiliers à travers les «extractions de liquidités» («home equity extraction»). Quand les prix immobiliers augmentent, la valeur de la fraction du logement effectivement détenue par les propriétaires s’accroît et dépasse le montant du crédit consenti, ce qui permet aux ménages de prétendre à un montant d’emprunt plus élevé. Par ce canal, la hausse des prix immobiliers a incité les ménages à abaisser leur taux d'épargne. Naturellement, lorsque les prix immobiliers baissent, cette source de crédit disparaît.
Une façon de mesurer ces extractions de liquidités consiste à comparer l’évolution de l’encours de crédit hypothécaire et l’investissement résidentiel des ménages. Lorsque l’investissement réalisé par les ménages est inférieur à la variation de l’encours de crédit hypothécaire constatée sur la même période, les ménages « extraient » des liquidités ; a contrario, lorsque l’investissement excède la hausse des crédits, les ménages «ajoutent» des liquidités, en quelque sorte.
Au vu de cette approximation, les extractions de liquidités, encore marginales en début de décennie, ont rapidement augmenté pour représenter un montant régulièrement supérieur à 300 milliards de dollars entre 2003 et 2006 (sans jamais excéder 500 milliards de dollars), ou 4,6% des dépenses de consommation en moyenne au cours de cette période. L’essoufflement puis la baisse, à partir du deuxième trimestre 2008, de l’encours de crédit hypothécaire ont ensuite fait chuter fortement les montants en question. Ce levier a fini par disparaître en 2008 (les investissements résidentiels y devenant plus élevés que la hausse du crédit hypothécaire).
Redressement du taux d'épargne
La mise en sommeil du marché du crédit et l’inversion de l’effet richesse transparaissent à travers la remontée du taux d'épargne des ménages, initiée dans le courant de 2008 et qui pourrait se poursuivre.
Le repli tendanciel du taux d'épargne des ménages avait constitué une caractéristique clef de l’économie américaine au cours des dernières décennies, contribuant à la fois au dynamisme de la consommation des ménages (côté pile) et au creusement du déficit courant (côté face). Alors qu’il se situait autour de 10% au début des années 1980, le taux d'épargne a ainsi varié autour de 0,5% depuis le milieu des années 2000, devenant même ponctuellement négatif dans le courant de l’année 2005. Parmi les facteurs qui ont permis ou facilité la baisse du taux d'épargne au cours des décennies passées, l’influence de la progression de leur richesse nette est évidente. Le développement du crédit a également joué un rôle.
De ce point de vue, les manifestations les plus marquantes de la crise actuelle (diminution de la richesse immobilière et de la richesse financière, accès plus limité au crédit) favorisent toutes une inversion de tendance. A ces facteurs structurels s’ajoutent des éléments conjoncturels, qui inciteront également les ménages à consommer une proportion moins forte de leurs revenus dans un avenir proche : (a) la hausse impressionnante du chômage soutient l’épargne dite «de précaution» ; (b) les allègements fiscaux décidés dans le cadre des plans de relance de 2008 («Emergency Economic Stabilization Act of 2008») et de 2009 («
American Recovery and Reinvestment Act of 2009») renforcent aussi l’arbitrage en faveur de l’épargne .Ainsi, alors que la tendance de fond à la baisse du taux d'épargne a déjà été interrompue depuis quelques années (0,4% en 2005, 0,7% en 2006, 0,6% en 2007), un redressement semble désormais tout à fait plausible.
NOTES
Tiré de l’article « Ménages américains : la grande déprime » de la revue « Conjoncture », mars 2009.