Chine : débat sur la croissance

par Olivier de Boysson et Sopanha Sa, économistes chez Société Générale

• Un atterrissage brutal de l’économie chinoise a pu être évité en 2012 mais cela n’a fait que retarder la problématique du rééquilibrage de la croissance.

• Le modèle de croissance parait biaisé en faveur de l’investissement et ce biais a été accentué par les programmes de relance de l’activité de ces dernières années. Ce gigantesque effort d’investissement laisse craindre la résurgence de risques bancaires associés, lesquels pourraient provoquer ultérieurement un ralentissement plus brutal.

• Un calendrier graduel de réformes structurelles vise à favoriser un rééquilibrage du modèle de croissance au profit de la consommation : libéralisation financière, flexibilité accrue du régime de change, et amélioration des politiques sociales.

• Au cours des deux prochaines années, la croissance devrait rester forte, voisine de 8%. Au delà, la période de transition vers un nouveau modèle de croissance pourrait s’avérer périlleuse. Elle coïncidera avec des facteurs d’essoufflement du modèle actuel: montée en gamme technologique moins aisée, fin de la période d’urbanisation rapide, et vieillissement de la population.

Après avoir décéléré depuis deux ans, l’économie chinoise semble se stabiliser sur un rythme de croissance qui reste élevé, proche de 8%. Elle devrait donc éviter en 2013 une poursuite du ralentissement, voire un scénario de « hard landing » redouté ou attendu par divers analystes critiques de son mode de développement intensif en capital. Il y a aujourd’hui un assez large consensus sur le fait que la croissance chinoise ne devrait pas rebondir au cours des prochaines années mais baisser tendanciellement. En revanche, les vues sont beaucoup plus partagées quant à l’ampleur et au calendrier de cette décélération.

LE SCENARIO DE « HARD LANDING » POUR 2012-2013 EST DÉMENTI…

Après avoir atteint un point bas au second trimestre 2012, l’activité connaît un retournement depuis septembre 2012 : reprise de l’investissement et des exportations, nette amélioration des indicateurs de confiance (directeurs d’achats et ménages), et accélération des ventes de détail. Par ailleurs, les prix immobiliers se redressent depuis mai 2012.

Les mesures expansionnistes prises par les autorités au cours du premier semestre 2012 ont permis d’éviter un « hard landing » de l’économie. Elles comprenaient notamment une détente de la politique monétaire et une série de mesures budgétaires similaires à celle de 2008-2009, mais de moindre ampleur : réduction d’impôts et subventions aux achats de biens durables pour soutenir la consommation des ménages, grands projets d’infrastructure (voies ferrées, aéroports, etc.) pour stimuler l’investissement des entreprises. Par ailleurs, l’ambitieux programme de construction de logements sociaux (36 millions de logements prévus dans le 12ième plan quinquennal couvrant la période 2011-2015, dont 7 millions construits en 2012 et 6 millions prévus pour 2013) se poursuit.

La croissance est donc restée soutenue à 7,8% en 2012 et devrait être proche de 8% en 2013. Ces chiffres sont certes en net recul par rapport à une croissance moyenne de 10,8% au cours de la dernière décennie mais ils restent au dessus des objectifs fixés par les autorités (7,5% pour les années 2012 et 2013 et 7% en moyenne pour le 12ième plan quinquennal).

Le régime de croissance paraît plus stable, les pressions sur les prix ayant diminué. L’inflation a baissé1 s’établissant en moyenne à 2,6% en 2012 contre 5,4% en 2011. Elle devrait rester contenue, autour de 3% en 2013.

…MAIS LA QUESTION DU RÉEQUILIBRAGE DE LA CROISSANCE RESTE POSÉE

Le débat sur la croissance chinoise n’est pas nouveau Il se posait déjà à peu près dans les mêmes termes au lendemain de la crise asiatique en 1999, puis à nouveau en 2004-2005. La croissance était jugée trop intensive en capital. La mauvaise allocation marginale du capital devait entraîner la baisse des marges des entreprises dans divers secteurs en surcapacité de production. En particulier, le secteur immobilier était considéré comme dangereusement spéculatif.

Force est de constater que les analyses pessimistes qui circulaient à l’époque ont été démenties par les faits : la croissance a été très vigoureuse, les gains de productivité et les marges des entreprises sont restées élevées. Les bulles spéculatives dans le secteur immobilier sont demeurées relativement localisées dans les grandes villes, sans se diffuser au reste du pays et sans impacter de façon conséquente l’économie. La Chine a pu en quelque sorte gérer les problèmes résultant d’une allocation opaque du capital par une longue période de croissance très soutenue.

Des facteurs structurels sont avancés pour expliquer le succès de cette trajectoire de croissance forte. En premier lieu, des gains de productivité élevés sont délivrés mécaniquement par l’urbanisation du pays (via l’intégration de la main d’œuvre dans des secteurs manufacturiers plus productifs). En second lieu, le stock de capital par habitant reste encore faible par rapport aux pays industrialisés. La montée en gamme technologique en est facilitée car la croissance est encore essentiellement une croissance de «rattrapage». Autre argument, plus spécifique à la Chine, la croissance économique rapide proviendrait de la résorption d’une anomalie historique : celle du niveau anormalement bas de la productivité jusqu’au milieu des années 80, résultant de la très mauvaise allocation des facteurs de production pendant la période Maoïste.

Les facteurs structurels tels que l’urbanisation et le rattrapage technologique expliquent donc en partie la trajectoire de développement rapide. Ils sont à l’œuvre et vont le demeurer pendant encore une dizaine d’années avant que le taux d’urbanisation n’atteigne un point d’équilibre (60% à l’horizon 2020 contre 51% en 2011). Au delà de cette période, les contraintes liées au vieillissement de la population ne permettront plus de financer ce gigantesque effort d’investissement.

L’ensemble de ces facteurs rendrait donc soutenable un taux d’investissement élevé, qui est cependant très haut au regard des comparaisons internationales.

• Un taux d’investissement élevé

Le taux d’investissement a atteint 48% du PIB en 2011. Il est très élevé en comparaison avec le niveau des autres grands pays émergents (35% du PIB en Inde, environ 20% au Brésil et en Russie). Par ailleurs, il est bien supérieur à celui de la trajectoire de rattrapage des pays industrialisés d’Asie (Japon, Corée, et Taiwan) au moment de leur processus d’industrialisation dans les années 50 à 80.

Pour les analystes critiques du développement chinois, cette part trop élevée de l’investissement dans le PIB s’expliquerait par un (trop) faible coût du capital. Ce dernier résulterait de la sous-facturation d’un certain nombre de ressources (terrains, eau, et énergie) et d’un financement à bas coûts par les banques publiques. Ce dernier est rendu possible par la répression financière (crédit distribué sur commande, dépôts captifs, contrôle des changes). Enfin, la sous- évaluation du renminbi (RMB), gonflerait artificiellement la rentabilité du secteur exportateur, dans le cadre d’une stratégie de conquête mercantiliste de part de marché.

• et jugé dangereux par de nombreux analystes

Ce taux élevé d’investissement rend l’économie chinoise très sensible à un éventuel retournement dans le secteur immobilier et dans le secteur manufacturier exportateur, qui concentrent la moitié de l’investissement. L’investissement étant la composante la plus volatil du PIB, sa contraction pourrait alors être très brutale.

Par ailleurs, ce fort taux d’investissement masquerait de gigantesques risques financiers qui ne manqueraient pas de se matérialiser sous la forme de créances douteuses en cas de ralentissement, ce qui risquerait d’amplifier le cycle vers un « hard landing ».

• Le débat sur la qualité de la croissance chinoise s’est approfondi depuis la crise financière de 2008

Avec le stimulus budgétaire de 2008-2009, la part de l’investissement dans le PIB a augmenté de 41,5% en 2005 à 48% en 2011. En revanche, le moteur des exportations a ralenti et il y a peu de chances pour qu’il redémarre vigoureusement dans un avenir proche.

Le point de retournement de Lewis2 n’est peut-être pas encore atteint, mais il se profile à l’horizon. Le réservoir de main d’œuvre dont la Chine dispose aujourd’hui est estimé à 150 millions de travailleurs migrants. D’après le FMI, il devrait rapidement s’épuiser à 30 millions en 2020. Des réformes structurelles telles que le relâchement des politiques de l’enfant unique et celle des Hukous3 pourraient permettre de repousser légèrement cet horizon. Par ailleurs, la croissance des inégalités est devenue un thème sensible. Malgré la publication récente par les autorités chinoises d’un coefficient de Gini4 en baisse à 0,47 en 2012 contre 0,49 en 2008-2009, il y a une forte perception que les inégalités sont croissantes dans le pays5.

En attendant, la part de la consommation des ménages dans le PIB a baissé à 34% en 2011 contre 40% en 2005. Depuis 2005, les salaires moyens réels suivent une tendance décroissante : leur progression a ralenti à 8% en 2012 (contre 12% en 2005), suggérant que la hausse des salaires nominaux en 2009 n’avait été qu’un rattrapage ponctuel. L’épargne des ménages reste élevée (autour de 24% du PIB) malgré les progrès récents réalisés dans le domaine de la protection sociale (assurance maladie et retraites).

• Un certain rééquilibrage de la balance des paiements s’est opéré

Si le rééquilibrage des sources internes de la croissance ne s’est pas produit entre consommation et investissement, celui des comptes externes entre exportations et importations a commencé à s’opérer. L’excédent du compte courant a diminué de 10% du PIB en 2007 à 2,6% en 2012 par la réduction de l’excédent commercial.

Parallèlement, le rythme d’accumulation des réserves de changes qui s’établissaient en 2012 à 3311 milliards de dollars a ralenti, et la sous-évaluation du RMB par rapport au dollar a été réduite grâce à l’appréciation nominale graduelle du RMB6 (30% depuis la réévaluation de juillet 2007).

LE DÉBAT PORTE SUR L’AMPLEUR ET LE CALENDRIER DE L’ATTERRISSAGE

A long terme, le consensus des analystes prévoit un ralentissement du régime de croissance. Le vieillissement de la population se traduira à partir de 2015 par une diminution de la population en âge de travailler et par une hausse du ratio de dépendance démographique7 induisant une baisse du taux d’épargne. Par ailleurs, au fur et à mesure de la montée en gamme de l’économie et de la part croissante des services au détriment de l’industrie, la productivité ralentira.

Autour de ce consensus, le débat se divise en deux camps. Le premier camp regroupe ceux qui, comme Nicholas Lardy8, expert de l’économie chinoise au Peterson Institute for International Economics, estiment que dans les prochaines années le ralentissement sera modéré, avec une croissance autour de 7-8%. La consommation privée tirée par l’augmentation du revenu disponible des ménages compenserait le ralentissement de l’investissement immobilier. Le deuxième camp, plus critique, regroupe ceux qui pensent, comme Michael Pettis, Professeur de Finance à la Peking University’s Guanghua School of Management, que la mauvaise allocation du capital dans certains secteurs associée à l’expansion mal maîtrisée du crédit bancaire et à la montée de l’endettement public vont conduire dans les prochaines années à un effondrement de la croissance qui serait inférieure à 4%.

Il est possible que ces deux écoles aient raison, mais l’une après l’autre. En effet, même si la croissance reste élevée autour de 8% au cours de deux-trois prochaines années, une rupture structurelle du modèle de croissance pourrait intervenir à plus long terme sous l’effet combiné des fragilités identifiées (mauvaise allocation du capital, créances douteuses, etc.) et de facteurs de ralentissement du régime de croissance.

DES RÉFORMES STRUCTURELLES BIEN IDENTIFIÉES SERONT NECESSAIRES

Pour éviter une rupture structurelle du modèle de croissance chinois, une série de réformes bien identifiées serait de nature à favoriser un rééquilibrage progressif. Il s’agirait de passer d’une gestion quantitative du crédit et du budget à une gestion plus qualitative et plus flexible par l’introduction de mécanismes de marché. Il y a toutefois de nombreux obstacles politiques à cette évolution. Il sera en effet difficile de modifier un système qui semble avoir jusqu’à présent bien fonctionné. Surtout, les autorités devront accepter une perte de la maîtrise de l’instrument du crédit, alors que ce dernier représente aujourd’hui le principal, sinon le seul, outil efficace de régulation de l’activité.

La libéralisation des taux d’intérêt permettrait une allocation plus efficiente du capital et devrait renchérir le coût de ce dernier. En juin et juillet 2012, la banque centrale de Chine a fait une avancée dans la libéralisation des taux d’intérêt. Alors que les taux d’intérêt restent administrés, les banques peuvent désormais offrir des taux d’intérêt prêteurs inférieurs de 30pp au taux de référence plancher (contre 10pp auparavant) et des taux sur les dépôts supérieurs de 10pp au taux de référence plafond (contre 0pp auparavant). Le développement des marchés financiers permettrait aux entreprises d’accéder à des sources autres que les banques ou le secteur bancaire informel pour financer leurs investissements. Pour les ménages, l’amélioration de l’accès au crédit leur permettrait de consommer davantage et le développement des marchés financiers serait de nature à diversifier leur épargne.

Davantage de flexibilité du régime de change réduirait les incitations à diriger les investissements vers le secteur exportateur. L’appréciation du RMB9 encouragerait ainsi une réorientation de l’investissement vers le marché domestique, en baissant le coût des biens d’équipement importés et en améliorant sa rentabilité par rapport à celle des activités exportatrices.

L’amélioration des politiques sociales (santé, éducation, retraites) favoriserait la consommation. Une distribution des dividendes des entreprises publiques permettrait de financer des transferts sociaux plus importants. Ainsi, l’épargne des ménages diminuerait au profit de la consommation.

CONCLUSION : PAS DE « HARD LANDING » EN VUE MAIS LE RISQUE AUGMENTE À PARTIR DE 2015

Le risque d’un « hard landing » avec une croissance en dessous de 6% semble peu probable au cours ces deux prochaines années. Les autorités chinoises disposent de larges marges de manœuvre en termes de politique monétaire, de change, et budgétaire pour faire face à un fort ralentissement de l’activité. En 2012, elles ont démontré leur capacité à surmonter l’impact conjoint d’un dégonflement de la bulle immobilière et d’un ralentissement des exportations.

Cependant, au-delà de 2015, le modèle de croissance actuel pourrait connaître une rupture structurelle en raison de la conjonction de facteurs d’essoufflement : fin de la phase d’urbanisation rapide, raréfaction de la main d’œuvre rurale, et vieillissement de la population.

Ces facteurs vont se traduire par de nouvelles contraintes : pressions salariales accrues, baisse de l’épargne, alors que les possibilités de relance de l’activité par les autorités seront diminuées.

Ces évolutions vont imposer la transformation du modèle de croissance, mais elles la rendent également périlleuse. L’ambition du 12ième plan quinquennal est de parvenir à une croissance plus soutenable, plus équitable, et plus centrée vers la demande intérieure. Les nouveaux dirigeants chinois voudront vraisemblablement piloter ce changement de modèle de croissance mais le contexte sera plus difficile que pour le précédent duo Hu Jintao – Wen Jiabao. Le climat social est plus tendu avec la montée des inégalités, la multiplication des mouvements de contestation, et les nombreux cas de corruption impliquant des hauts dirigeants. Un autre défi à plus long terme sera d’éviter que la Chine ne tombe dans la trappe des pays à revenus intermédiaires. La phase de croissance facile, permise grâce à une main d’œuvre bon marché et des transferts de technologie, se termine. L’épuisement de la main d’œuvre rurale entraînera une hausse des salaires alors que l’effet de croissance produit par le rattrapage technologique s’amenuisera.

NOTES

  1. Le ralentissement des prix alimentaires et résidentiels (loyer et énergie) qui comptent pour les 2/3 de l’indice des prix explique principalement la baisse des tensions inflationnistes. x
  2. Le point de retournement de Lewis, Prix Nobel d’Économie en 1979, indique le point à partir duquel le surplus de main d’œuvre agricole s’épuise, ce qui se traduit par une hausse générale des salaires.
  3. Le Hukou est un livret de résidence permettant d’accéder à l’ensemble des services publics (éducation, soins médicaux, et logements) et des couvertures sociales (maladie et vieillesse) proposés par une région/une province donnée.
  4. Le coefficient de Gini mesure le degré d’inégalité de la distribution des revenus dans une économie. Un coefficient proche de 1 signifie une inégalité totale. A l’inverse, un coefficient proche de 0 indique une égalité parfaite.
  5. D’autres études non officielles révèlent une disparité croissante des revenus. Ainsi, le Survey and Research Centre for China Household Finance a publié fin 2012 un indice de Gini de 0,61 pour l’année 2010.
  6. En 2012, le FMI qualifie le RMB de « modérément » sous évalué contre « significativement » sous-évalué en 2011.
  7. Le ratio de dépendance démographique est défini comme : population des moins de 15 ans et des plus de 64 ans / population en âge de travailler (15-64 ans)
  8. « Debating China’s Economic Future », M. Pettis and N. Lardy; China Real time Report, November 2, 2012. http://carnegieendowment.org/2012/11/02/debating-china-s- economic-future/ebo4
  9. En avril 2012, davantage de flexibilité a été introduite dans le régime de change avec un élargissement de la bande de fluctuation du RMB par rapport à l’USD de 0,5% à 1%. Depuis la fin juillet 2012, le RMB s’est apprécié de 2% par rapport au dollar. Il devrait continuer de se renchérir de 2 à 3% en 2013-2014.