par Manolis Davradakis, économiste marchés émergents chez Axa IM
• Les économies émergentes montrent des signes d’essoufflement. Leurs cycles économiques ne suivent pas ceux des économies développées et leurs exportations s’avèrent moins susceptibles qu’avant d’engendrer de la croissance.
• Les coûts non tarifaires élevés sont dissuasifs pour le commerce intra-régional, pénalisent les exportations et donc la croissance économique. Les raisons principales sont la qualité médiocre et la faible efficience des investissements en infrastructures.
• Nous montrons que l’Afrique et le Moyen-Orient seraient les plus grands bénéficiaires d’une meilleure qualité en infrastructures. Leur taux de croissance annuel du PIB réel augmenterait de presque 3 points de pourcentage (pp), soit trois fois plus que dans les autres économies émergentes.
Essoufflement de la croissance émergente
Après une décennie de croissance rapide, les économies émergentes (EMs) montrent des signes d’essoufflement indiquant que le modèle de croissance existant atteint ses limites. En s’appuyant à l’excès sur la demande extérieure avec l’accumulation d’un fort endettement, les bilans des EMs et leurs exportations sont sensibles aux inflexions de politique monétaire des économies développées. En outre, leurs classes moyennes en expansion exigent des améliorations constantes de leurs conditions de vie et sont prêtes à revendiquer dans la rue, ce qui nourrit la volatilité des actifs EMs et désorganise la production.
L’été 2013 reste vivace à l’esprit des investisseurs internationaux , lorsque les principaux EMs ont connu une vague de mouvements sociaux amplifiant les craintes nées de l’intention de la Fed de réduire sa politique quantitative. Les protestataires sont des gens ordinaires considérant que, même s’ils gagnent et dépensent plus, ils souffrent toujours de temps de transport importants, de services publics insuffisants et de gouvernements peu efficaces.
Cette étude tente de faire la lumière sur le besoin en investissements supplémentaires d’infrastructures des EMs et l’effet attendu sur la croissance réelle du PIB par régions.
Marchés émergents et développés déphasés
Par le passé, le cycle des affaires des EMs était en phase avec celui des marchés développés (DMs). Mais, récemment, ces deux blocs ont commencé à diverger, suggérant un essoufflement du modèle de croissance des EMs (…) C’est la première fois depuis 1991 que l’on observe une divergence sensible indiquant que le modèle actuel de croissance des EMs a atteint ses limites et que le fort endettement accumulé en chemin pèse sur les bilans et sur la demande intérieure1.
Le canal du commerce international perd en importance dans la croissance du PIB en volume des EMs. Nous notons que l’intensité exportatrice de chaque région EM représentée par la part des exports dans le PIB plafonne en Europe centrale et en Amérique latine depuis la Grande Crise Financière (GCF) et recule continûment en Afrique et au Moyen-Orient. Elle est remontée en Asie émergente suite à la GCF mais piétine depuis deux ans à des niveaux supérieurs à ceux de ses pairs.
Les coûts non tarifaires élevés dissuadent le commerce intra régional, ne favorisent ni l’intensité exportatrice ni la croissance des EMs , et sont imputés aux médiocres infrastructures existantes. Ils sont les plus élevés au monde en Asie émergente. On observe que le coût du commerce intra régional ou les coûts commerciaux non tarifaires en Asie Centrale et du Nord s’élèvent à 150% de la valeur des biens échangés en raison de la topographie montagneuse de la région. Les coûts non tarifaires dans l’ASEAN-4 représentent presque le double de ceux de l’UE- 3 et ceux d’Asie de l’Est sont également très élevés.
La médiocrité des infrastructures est la raison de coûts intra régionaux élevés. On que dans de nombreux EMs la qualité de l’infrastructure2 en communications et en transports est non seulement en retard sur celles des économies du G7 mais aussi sur celles de pays comparables de l’OCDE. Les économies asiatiques soutiennent avantageusement la comparaison avec leurs pairs en termes de qualité d’infrastructure, même si elles souffrent de coûts commerciaux intra régionaux très élevés. Ceci signifie que ces coûts pourraient être encore plus élevés chez les concurrents émergents de l’Asie, là où la qualité des infrastructures est plus médiocre.
Actuellement, les administrations publiques des EMs détiennent une part écrasante (relativement à l’ensemble de l’économie) du stock de capital public, bien plus élevée que celle des économies avancées. On voit que cette part est d’environ 50% du PIB dans les économies avancées mais atteint dans les EMs un taux imposant de 80% du PIB, cette proportion étant bien plus élevée dans les économies à revenu faible. On observe une stabilisation dans les EMs et les économies développées, mais une tendance haussière de la taille des détentions de stock de capital public. Les administrations des EMs pourraient au besoin privatiser ces avoirs importants et utiliser les recettes de telles cessions pour réduire la dette publique.
Investissement en infrastructures et croissance
Dans l’étape suivante de l’analyse, nous tentons d’évaluer l’impact sur le PIB réel d’une amélioration de la qualité des infrastructures dans différentes régions émergentes. En nous inspirant de Calderón et Servén3, nous estimons un modèle où la croissance annuelle du PIB réel par tête est déterminée par l’inflation, le crédit en % du PIB, la dette publique en % du PIB, les termes de l’échange (le ratio de la valeur unitaire des exportations par rapport aux importations), la qualité des infrastructures et le niveau du PIB réel de l’année précédente. Le modèle est estimé à partir des données annuelles sur la période 2005-2011 pour 21 pays émergents. Les données proviennent de la Banque Mondiale, la BRI, le FMI, le Forum Economique Mondial et des tableaux Penn World4.
Pour tenir compte du caractère endogène des variables de régression, nous procédons à une estimation en deux étapes sur données de panel des variables instrumentales avec des effets fixes propres à chaque pays, où les valeurs retardées des variables de régression en niveaux et en différences sont utilisées comme instruments. La liste des instruments comprend aussi la surévaluation du taux de change effectif réel, la qualité de la gouvernance et le développement du capital humain. L’élasticité (0,11) de la croissance réelle du PIB par tête à des changements de qualité des infrastructures mentionnée dans le texte est le coefficient estimé de qualité d’infrastructures. Tous les coefficients estimés ont le bon signe et sont significatifs au seuil de 5%.
Nous avons estimé qu’une amélioration d‘un point de la qualité des infrastructures des EMs se traduit par une hausse du PIB réel par tête de 0,1pp. Par la suite, pour chaque région émergente, nous avons calculé ce que serait l’impact sur la croissance du PIB réel par tête, une fois que la qualité de ses infrastructures aurait atteint le niveau moyen des économies du G7.
Nous notons que l’Afrique et le Moyen-Orient seraient les plus forts bénéficiaires d’une amélioration de la qualité des infrastructures, la croissance de leur PIB réel par tête augmentant de 0,4pp. Ceci impliquerait une amélioration de leur taux de croissance du PIB réel de près de 3pp, comparé à l’augmentation de 1pp pour l’Amérique Latine et l’Asie.
NOTES
- Cf. Davradakis, M., « Fragile reprise des économies émergentes », Recherche AXA IM, 28 Novembre 2013.
- Un indicateur de la qualité des infrastructures est le score en infrastructures utilisé dans le calcul de l’indice de Compétitivité Globale du Forum Economique Mondial.
- Calderón, C., and Servén, L., (2004), "The effects of infrastructure development on growth and income distribution", World Bank Policy Research Working Paper 3400.
- Feenstra, R.C., Inklaar, R.I., et Timmer, M.P., (2013), "The Next Generation of the Penn World Table" téléchargeable sur www.ggdc.net/pwt et Recherche AXA IM.