Dette publique américaine : vers un financement de plus en plus interne et privée

par Amine Tazi et Clémentine Gallès, Economistes chez Société Générale

Depuis le début des années 2000 jusqu’à la mi-2008, la part de la dette publique fédérale américaine détenue par les non-résidents est passée de 30% à 50%, sous l’effet de l’accumulation de réserves de change par les banques centrales des économies émergentes (Chine en tête) et des pays exportateurs de pétrole, des interventions de change périodiques de la Banque du Japon et des opérations de carry trade yen-dollar.

L’envolée de la dette publique américaine au lendemain de la « Grande récession » de 2008 (+40 pts de PIB), combinée aux achats de la Fed dans le cadre de sa politique de quantitative easing, a certes induit un rééquilibrage partiel de la base des investisseurs. Pour autant, la détention étrangère s’est maintenue autour de 50%, les non-résidents restant très actifs sur le marché des Treasuries.

Deux évolutions majeures sont toutefois à noter depuis 2014 :

i) la part de dette publique américaine détenue par les non-résidents a commencé à se replier : les pays émergents sont devenus vendeurs nets de titres américains (avec le repli de leurs réserves de change). Cette tendance a été partiellement contrebalancée par les investisseurs privés, notamment européens, qui se sont de plus en plus substitués aux banques centrales émergentes dans l’achat de Treasuries.

ii) Du côté des résidents, la part de la dette totale détenue par la Fed s’est légèrement repliée à la faveur d’une augmentation de celle des investisseurs institutionnels notamment (mutual funds, fonds de pension et assureurs), et dans une moindre mesure des banques.

Ces changements de structure dans la détention de la dette américaine (moindre détention étrangère, substitution du secteur privé au secteur officiel) induisent davantage de détention pour motif de « spéculation » (écarts de rendements) que pour motif de « précaution » (réserves de change). Dans ce contexte, et dans la mesure où ces tendances seraient amenées à se poursuivre, une plus forte volatilité sur le marché des Treasuries n’est pas à exclure au cours de ces prochaines années.

Malgré l’accumulation quasi-continue de déficits publics depuis le milieu des années 1970, les États-Unis n’ont pas de difficultés à financer leur endettement public, tant au niveau domestique que par les non-résidents. Plus particulièrement, la détention de la dette américaine par les étrangers, qui a nettement augmenté depuis les années 2000, reste aujourd’hui très importante (46 % de la dette détenue par le public – cf. Encadré). La forte hausse de la dette publique fédérale au lendemain de la « Grande récession » de 2008 (de 63 % du PIB fin 2007 à 105 % mi-2016) n’a pas changé la donne. Le rôle du dollar comme monnaie de réserve, de transaction et de valeur refuge reste un atout de taille pour le pays. Pour autant, l’afflux de capitaux étrangers « traditionnels » marque le pas sur la période récente : la détention de la dette américaine par les non-résidents commence à reculer, ce qui interroge à nouveau sur la possibilité d’une rupture dans le mode de financement du déficit américain. Nous décomposons dans cette étude l’évolution récente de la détention de la dette américaine en trois phases distinctes, en analysant ses déterminants et ses implications.

La détention étrangère de dette américaine a nettement augmenté depuis le début des années 2000…

Au cours des années 2000, le financement du déficit public des États-Unis par les non-résidents a nettement progressé, sous l’effet :

  • de l’accumulation de réserves de change par les banques centrales des économies émergentes (Chine en tête) et des pays exportateurs de pétrole, et des stratégies d’investissement de leurs fonds souverains ;
  • des interventions de change périodiques de la Banque du Japon et du report des investisseurs privés japonais sur les titres du trésor américain (opérations de carry trade suscitées par le différentiel de taux d’intérêt avec les États-Unis).

La progression des déséquilibres mondiaux sur période5, associée à une plus grande intégration financière au niveau mondial (diversification des portefeuilles et augmentation des flux financiers transnationaux) sont les principaux facteurs expliquant cette tendance (J. Andritzky, 20126). Du côté des pays exportateurs de pétrole, l’augmentation du prix du baril sur la période a alimenté leur épargne excédentaire et favorisé l’achat de Treasuries au regard de la politique de change menée par une majorité d’entre eux.

Entre 2000 et mi-2008, les non-résidents ont ainsi accumulé près de 1500 Md$ de titres du Trésor américain (dont la moitié par la Chine et le Japon, suivis des pays de l’OPEP, du Brésil et de la Russie), soit plus de 80 % de la progression de la dette fédérale sur la période. La part de la dette détenue par les non- résidents est ainsi passée de 30 % au début des années 2000 à plus de 50 % en 2008.

L’excès d’épargne mondial (global saving glut) qui a caractérisé cette période pré-crise a ainsi contribué à maintenir de faibles taux d’intérêt à long terme aux États-Unis, en dépit du resserrement monétaire opéré par la Fed au milieu de la décennie. Cette situation, alors qualifiée de conundrum par A. Greenspan, a contribué à la formation de la bulle immobilière et à la crise du subprime qui a suivi.

In fine, jusqu’à la crise, la dette publique américaine n’a que peu progressé, mais a été essentiellement achetée par le secteur officiel non-résident, notamment des pays asiatiques et exportateurs de pétrole.

… Et l’envolée de l’endettement public après la grand récession de 2008

L’envolée de l’endettement public américain depuis mi-2008 (+ 40 pts de PIB), conséquence de la relance budgétaire massive face à la « Grande récession », s’est accompagnée d’un certain rééquilibrage de la base d’investisseurs vers la détention interne. Celui- ci est lié à de nombreux facteurs :

  • le quantitative easing de la Fed, qui a conduit celle-ci à accumuler près de 2000 Md$ de titres du Trésor entre le QE1 (initié en décembre 2008) et le Q3 (achevé en octobre 2014) ;
  • une volonté affichée de la Chine, de la Russie et d’autres pays émergents de rééquilibrer leurs portefeuilles et de diversifier leurs réserves ;
  • un retour progressif d’un biais domestique avec l’aversion pour le risque. Pour autant, les étrangers sont restés très actifs sur le marché des Treasuries: le stock de dette accumulé par les non-résidents (près de 3700 Md$) a même été plus important qu’avant-crise. En conséquence, le ratio de détention étrangère s’est maintenu autour de 50 % jusqu’en 2014.

Dans le détail, sur les 8525 Md$ de dette supplémentaire enregistrée depuis mi-2008, 43 % ont été accumulés par les non-résidents, contre 57 % par les investisseurs résidents (dont 23 % par la Fed, près de 10 % respectivement pour par les fonds mutuels et les ménages, et 5 % par les banques).

Le maintien d’une forte présence des étrangers sur le marché des Treasuries tient à de nombreuses explications. D’une part, la résorption des déséquilibres courants a été moins importante et moins rapide qu’attendu, avec la persistance de larges excédents parmi les pays exportateurs de pétrole et en Chine, et ce jusqu’en 2014. Les premiers ont bénéficié de l’envolée du prix du pétrole sur la période, tandis que la Chine trainait le pas pour rééquilibrer son modèle de croissance vers la demande intérieure. D’autre part, le resserrement monétaire aux États-Unis, initialement attendu dès 2014, a finalement été repoussé après les tensions induites par l’annonce du tapering7 sur les pays émergents à l’été 2013. Enfin, la crise de la dette souveraine en zone euro a contribué à une certaine raréfaction des titres « sûrs » sur le marché obligataire : en 2014, l’encours d’obligations souveraines de long terme des pays de l’OCDE notées AAA ne représente plus que 42 % du total, contre 52% en 2011. Les titres du Trésor américains ont donc continué de jouer le rôle de valeur refuge, ce qui a maintenu l’appétit des investisseurs étrangers.

Au final, à fin mai 2016, la Chine et le Japon restent les principaux détendeurs étrangers de titres du Trésor américain, totalisant à eux deux près de 40 % de la détention des non-résidents.

Depuis 2014, la détention de dette américaine est de plus en plus interne et privée

Deux évolutions majeures caractérisent le marché des Treasuries sur la période récente. La part de dette publique américaine détenue par les non-résidents a commencé à se replier en 2014, passant de 50% à 45 % du total. De nombreux pays sont en effet devenus vendeurs nets de titres américains, en particulier les pays asiatiques (Japon et Chine notamment), mais aussi les pays d’Amérique latine (Brésil et Mexique notamment).

L’accumulation des réserves de change par les banques centrales émergentes, marque en effet le pas depuis 2014, voire s’est retournée, pour de nombreuses raisons. Outre la diminution de l’excédent d’épargne à recycler dans certaines économies (rééquilibrage des modèles de croissance), le ralentissement de la Chine et de nombreuses économies émergentes, associé aux anticipations de dépréciation de leurs monnaies et à l’effet taper tantrum (reflux des capitaux initialement partis vers les pays émergents) ont induit des sorties de capitaux dans ces pays, inversant la tendance observée jusque là. L’effondrement du prix du pétrole depuis la mi-2014 a quant à lui largement affecté les revenus des pays exportateurs, limitant également leur accumulation de réserves. Enfin, l’arrêt des interventions de change de la Banque du Japon semble également avoir contribué à ce phénomène.

Dans le même temps, les ventes nettes de titres du Trésor américain par les pays émergents ont été en partie contrebalancées par des achats nets côté européen (Royaume-Uni, Suisse, France et Allemagne notamment). Cela s’explique en partie par l’appétit des investisseurs privés européens pour les actifs américains dans une logique de recherche de rendement, compte tenu de l’élargissement de l’écart de taux d’intérêt au profit des États-Unis.

La seconde tendance qui s’est dégagée depuis deux ans est la substitution de plus en marquée des investisseurs privés au secteur officiel dans l’achat de titres de dette américaine par les non-résidents. D’une part, les politiques de quantitative easing lancées par les autres grandes banques centrales (BCE, BoJ) ont favorisé des sorties de capitaux de la zone euro et du Japon, les investisseurs privés reportant leur excès de liquidité à l’étranger, en partie vers les titres de dette souveraine américaine. De l’autre côté, la libéralisation progressive des mouvements de capitaux en Chine, associée aux craintes relatives au ralentissement chinois et émergent ont induit une réorientation des capitaux vers les États-Unis. Ces évolutions sont intervenues dans un contexte où la Fed opérait son tapering, qui a eu pour effet de stabiliser l’encours de dette publique qu’elle détient à son bilan, de provoquer des anticipation de hausse de taux américains et de favoriser ces mouvements de capitaux.

Cette tendance s’étend aux autres titres de long terme américains, hormis les actions : les investisseurs privés étrangers ont, en plus des Treasuries, également augmenté leur achats d’obligations corporate et agencies américaines. Sur la base des données de balance de paiements, il est aussi intéressant de noter l’augmentation des flux d’IDE étrangers vers les États-Unis en 2015 alors que les flux d’investissement en portefeuille reculaient.

Conséquences des changements dans le mode de financement de la dette américaine

Ce changement de structure dans la détention de la dette américaine (secteur privé vs. officiel) traduit en grande partie le passage d’une détention pour motif de « précaution » (réserves de change) à un passage pour motif de « spéculation » (écarts de rendements). Plusieurs facteurs devraient contribuer à une poursuite de ces tendances :

i) le maintien de politiques monétaires ultra accommodantes côté européen et japonais (QE notamment) devrait maintenir l’appétit des investisseurs privés étrangers pour les titres américains, à des fins de recherche de rendement.

ii) si elle maintient pour le moment la taille de son bilan constante depuis la fin 2014 malgré l’arrêt du QE3, la Fed devrait réduire à moyen terme la taille de son bilan, en arrêtant le réinvestissement des tombées de principal arrivant à maturité.

iii) les exigences réglementaires de plus en plus contraignantes devraient favoriser une détention accrue de titres de dette souveraine de qualité par les institutions financières privées.

iv) l’évolution des déséquilibres mondiaux (large excédent courant en zone euro, rééquilibrage de la croissance chinoise, modeste remontée des prix des matières premières,…) va aussi dans le même sens;

v) enfin, l’ouverture progressive du compte de capital de la Chine devrait aussi se traduire par une augmentation des investissements privés chinois à l’étranger et, corrélativement, une baisse des achats de titres étrangers par la banque centrale.

Une plus forte volatilité sur le marché des Treasuries devrait accompagner ce passage d’un modèle de détention « buy and hold » (secteur officiel) à une détention plus opportuniste (en fonction des écarts de rendement) par le secteur privé (étranger, mais aussi interne). Cette hausse de la volatilité serait en outre favorisée par d’autres tendances, qui devraient également se prolonger : moindre liquidité de marché, développement du trading/gestion électronique, recherche de rendement dans un environnement de taux bas…

ENCADRÉ : STRUCTURE DE DÉTENTION DE LA DETTE FÉDÉRALE AMÉRICAINE

Au T1-2016, la dette publique fédérale américaine2 atteint 19 265 Md$ (105 % du PIB) selon le département du Trésor américain. Ce montant peut être décomposé en deux parts distinctes:

i) la dette « intragouvernementale » (5 340 Md$, soit près de 28% tu total), détenue par des organismes appartenant au gouvernement fédéral (principalement les Social Security Funds et les Federal retirement funds). Celle-ci peut être considérée comme une dette du gouvernement fédéral envers lui-même. Elle traduit essentiellement le réinvestissement, par les agences fédérales, de leur surplus de cash en titres du Trésor. Il s’agit essentiellement de titres non-négociables.

ii) la dette « détenue par le public » (13 925 Md$) se répartit entre détenteurs domestiques (investisseurs privés, secteur bancaire et financier, Réserve fédérale, gouvernements locaux) et étrangers (investisseurs privés ou secteur officiel). Il s’agit essentiellement de titres négociables.

Cette étude se concentre sur les titres du Trésor américain « détenus par le public »3. Ceux-ci sont détenus par des non-résidents à hauteur de 46 % (6287 Md$), dont 30 % (4072 Md$) par le secteur officiel (banques centrales, organisations internationales et régionales) et 15 % par des investisseurs privés étrangers. La Réserve fédérale apparait ensuite comme second détenteur avec près de 18 % du total. Les investisseurs institutionnels domestiques détiennent de leur côté 17 % des titres (dont 11% uniquement pour les fonds mutuels), suivis par les ménages (8 %) puis les collectivités locales et leurs fonds de pensions (6%). Les banques et les compagnies d’assurance américaines ne détiennent qu’une faible part de titres du Trésor, respectivement 4%4 et 2%.

NOTES

  1. Amine Tazi, auteur de la note, était économiste au sein du Département des Études Économiques et Sectorielles, en charge des études macro-financières et du suivi des États-Unis.
  2. Cette mesure n’inclut pas la dette des États fédérés et des autres administrations publiques locales (environ 3000 Md$), ni la dette des agences fédérales telles que les Federal Home loan Banks (FHLB) ou la Government National Mortgage Association (GNMA ou Ginnie Mae), ou encore celle des Government-Sponsored Enterprises (Fannie Mae et Freddie Mac). En revanche, elle inclut de la dette intragouvernementale. Elle n’est donc pas comparable à la mesure de la dette publique communément retenue en Europe, qui comprend la dette locale mais exclut la détention intragouvernementale. Pour plus de détail et une comparaison -pays, cf.https://www.chicagofed.org/publications/chicago-fed-letter/2016/353.
  3. Le concept de dette fédérale selon les Flow of Funds (FoF) établis par la Fed (15402 Md$ au T1-2016) diffère de la mesure du Trésor (19265 Md$) en ce qu’il exclut la détention intragouvernementale, à l’exception des Federal Government Retirement Funds (FGRF), considérés depuis septembre 2015 comme faisant partie du secteur financier. A quelques ajustements près, la dette détenue par le public selon le Trésor américain (13925 Md$) est ainsi égale à la dette fédérale au sens FoF, de la détention de titres des FGRF (1700 Mds$). Pour des fins de simplification et de comparabilité, nous qualifierons ce concept de dette fédérale détenue par le public au sens FoF (13702 Md$).
  4. La part détenue par les banques atteint 26 % si l’on comptabilise, en sus des Treasuries, les titres des agences gouvernementales (GSE, Government Sponsored Enterprises), non comptabilisés dans la dette fédérale (même si ces agences bénéficient de la garantie publique).
  5. Fort excèdent d’épargne dans les pays émergents, corollaire à l’accumulation de déficits courants colossaux par certains pays avancés.
  6. J. Andritzky, IMF (2012): “Government Bonds and Their Investors: What Are the Facts and Do They Matter?”
  7. Annonce par la Fed de la réduction progressive de ses achats de titres dans le cadre du QE3, pour une fin programmée fin 2014.