par Jean-Marc Lucas et Eric Vergnaud, économistes chez BNP Paribas
En l’espace de quelques semaines, plusieurs décisions marquantes ont été prises. La mise sous tutelle (ou nationalisation temporaire) des agences hypothécaires Fannie Mae et Freddie Mac, procédure qui leur permet de poursuivre leur activité (et donc évite un gel du marché hypothécaire « primaire ») et garantit les placements des nombreux détenteurs d’obligations émises par ces entités. A cette occasion, le gouvernement s’est dit prêt à investir jusqu’à 100 milliards de dollars dans chacune des deux agences, ainsi qu’à acheter des titres adossés aux créances hypothécaires (MBS).
Le placement sous la protection du chapitre 11 de la loi sur les faillites d’une grande banque d’investissement, Lehman Brothers. Cet épisode a signalé que les autorités n’étaient pas prêtes à éviter à tout prix la faillite d’un acteur financier important, si les conséquences paraissaient gérables. Cette décision a, au passage, modifié l’idée que l’on pouvait se faire, avant l’aggravation de la crise, d’une institution « too big too fail ». Il n’y a pas si longtemps, la faillite de Lehman Brothers aurait sans doute été considérée comme improbable ou exclue par la majorité des analystes. Après tout, le défaut de Bear Stearns n’avait-il pas été évité quelques mois plus tôt ? Ceci souligne qu’en l’espace de quelques mois l’aggravation des turbulences a probablement déplacé le curseur « too big too fail ».
Le sauvetage de l’assureur AIG, jugé au contraire trop important pour faire défaut, par le biais d’un prêt de 85 milliards de dollars assorti de conditions drastiques (un taux très élevé, une prise de contrôle à 79,9% par l’Etat). Dans ce cas, les autorités ont jugé que le risque systémique était vraiment trop sérieux pour ne pas agir. Les activités de cette institution étaient très larges et dépassaient de loin le seul secteur financier, allant de l’assurance-vie classique au leasing d’avions. En particulier, AIG servait de contrepartie pour 440 milliards de dollars de Credit Default Swaps, produits financiers complexes assurant contre la défaillance de crédits. Des injections de liquidités toujours plus massives, visant à limiter la paralysie du marché interbancaire et ainsi à cantonner les spreads de taux dans des intervalles raisonnables. La suspension temporaire, par la Securities and Exchange Commission (SEC), des ventes à découvert sur environ 800 titres financiers, ce mécanisme étant jugé en partie responsable de la chute des valeurs financières en Bourse. Au-delà des interventions publiques, une recomposition du paysage bancaire a commencé de se dessiner, avec notamment l’absorption de Merrill Lynch par Bank of America, une prise de participation significative de Mitsubishi UFJ au capital de Morgan Stanley, et la disparition du statut de banque d’affaires (Morgan Stanley et Goldman Sachs étant devenues des holdings bancaires).
Si ces diverses mesures ont permis d’aboutir à des défauts « contrôlés » (sous différentes formes), et ainsi d’éviter une contagion brutale des difficultés d’une institution aux autres, elles ne sont pas venues à bout des difficultés centrales : la présence d’actifs non liquides au bilan des banques ; une aversion au risque très élevée (visible notamment à travers des prix records en matière de Credit Default Swaps et des rendements historiquement bas des obligations d’Etat) ; l’existence d’un cercle vicieux favorisant la baisse du prix des actifs. D’où la décision, prise par le gouvernement le 19 septembre, de lancer un plan de sauvetage plus « global », le Troubled Asset Relief Program (TARP).
Le plan de sauvetage : mécanisme, limites, problèmes en suspens
Le mécanisme
En quoi consiste le TARP ? Pour s’attaquer à la question centrale des actifs non liquides, le gouvernement avait demandé au Congrès l’autorisation de racheter, dans une limite de 700 milliards de dollars d’encours et sur une période de deux ans, des actifs liés aux crédits hypothécaires (RMBS, CMBS), originés ou émis avant le 17 septembre, le panel des titres éligibles pouvant être ultérieurement élargi, si besoin était. Dans sa version initiale, le Trésor pouvait conserver ces créances sans limitation de durée, et les revendre quand il le souhaitait. Pour être éligible à ce programme, une institution financière devait avoir une position significative sur le marché américain, où que soit localisé son siège (le panel des institutions éligibles pouvant également être ultérieurement élargi, si besoin était). Le Trésor souhaitait avoir la pleine autorité sur la gestion des actifs, les vendant ou les conservant à sa guise.
Au terme d'âpres discussions, les Démocrates et les Républicains du Congrès sont parvenus à un accord sur une version remaniée du plan d'aide (le plan a été rejeté lundi soir par la Chambre des représentants). Les principales dispositions sont :
Le découpage du plan en deux tranches, dont une première de 350 milliards de dollars (dont 250 immédiatement). La tranche suivante serait soumise à nouveau à l'approbation du Congrès, qui aurait un droit de veto, après évaluation de l’efficacité de la première tranche. Un renforcement du contrôle parlementaire du rachat des créances immobilières douteuses et de l’application du plan, par un comité bipartisan (qui recevra un rapport du Trésor tous les 30 jours).
La possibilité pour l’Etat de prendre des parts dans le capital des institutions financières participant au TARP.
Ces actifs, au fil du temps, pourraient reprendre de la valeur, et ainsi limiter le coût du plan pour le contribuable. Cette disposition permettrait de répondre aux principales critiques de fond ayant porté sur la première version du plan du Trésor (sur le thème de la privatisation des gains et de la mutualisation des pertes). Par ailleurs, en cas de faillite d’un établissement ayant bénéficié du plan, les contribuables seraient les premiers remboursés sur les actifs de celui-ci.
Un plafonnement des indemnités de licenciement des dirigeants concernés (voulu par les Démocrates) et la mise en place d’un mécanisme d'assurance garanti par l'Etat aux banques concernées, en vue de réduire la facture finale du plan pour les contribuables (voulu par les Républicains).
La participation élargie à d’autres institutions que les grandes banques de Wall Street, telles que des collectivités locales, des fonds de pension et des petites banques commerciales. En revanche, les hedge funds demeureraient exclus. L’assouplissement, par le gouvernement, des modalités des prêts rachetés, pour soulager les emprunteurs propriétaires de maisons qui sont au bord de la saisie.
La vérification par le gouvernement, au bout de cinq ans, que les contribuables ont été remboursés de l’effort consenti pour soutenir les banques. Si la revente des actifs ne suffisait pas, ces institutions devraient payer la différence.
Aux Etats-Unis, ce plan de sauvetage renvoie à la fin des années 1980, lorsque le Resolution Trust Company (RTC) avait repris aux caisses d’épargne leurs actifs douteux, à l’issue de la fameuse crise des Savings and Loans. Toutefois, l’étendue de la crise n’est pas la même, la nature des actifs est différente et les montants en jeu sont de toute évidence beaucoup plus importants. Durant ses sept années d’existence (1989-1996), le RTC avait géré (seulement) 450 milliards de dollars d’actifs. A l’étranger, la crise bancaire suédoise du début des années 1990 et la crise japonaise des années 1990 sont également des références intéressantes. Le gouvernement suédois avait notamment aussi choisi de séparer les actifs de bonne qualité des autres (« good bank/bad bank »), avec un résultat favorable (revente fructueuse des actifs à problèmes après quelques années, coût final limité).
Les limites, les problèmes en suspens
Le TARP s’attaque au cœur des difficultés actuelles et paraît ainsi à même de dessiner une sortie de crise financière. L’achat de titres à problèmes permet d’injecter de la liquidité, d’établir une valeur pour les actifs non liquides, et donc de réduire l’incertitude vis-à-vis de la valeur des institutions financières. Ceci étant, il bute sur certaines limites, ne règle pas tous les problèmes et n’est pas exempt de conséquences négatives.
La question de l’éligibilité des titres. Toutes les catégories d’actifs non liquides ne seront pas forcément concernées par le TARP. Dans un premier temps, le Trésor souhaite en tout cas ne racheter que des titres liés aux crédits hypothécaires (Mortgage Backed Securities (MBS), qu’ils soient « residential » ou « commercial »). Les autres actifs non liquides ne seraient pas, dans un premier temps, pris en charge (CDO notamment). Cependant, aucune porte n’est fermée, les autorités souhaitant se réserver le droit d’étendre le panel des titres concernés, en tant que de besoin.
Le casse-tête de la valorisation des actifs rachetés
L’une des questions clefs est naturellement celle du prix auquel les actifs non liquides seront rachetés par le Trésor. Si le prix est élevé, les conséquences en matière de finances publiques seront plus lourdes mais l’efficacité du plan sera sans doute accrue (car plus de rachats). Si le prix est bas, les finances publiques seront moins mises à contribution, mais le plan perdra en efficacité (car les banques qui vendront leurs actifs devront passer d’autres dépréciations, ou bien décideront de ne pas participer au plan). Bref, un arbitrage doit probablement être fait entre, d’un côté, le coût supporté par le contribuable et, de l’autre, les chances de succès du plan. Ainsi, Ben Bernanke a suggéré que les actifs ne devraient pas être rachetés au prix de marché « actuel » (s’il est observable) mais plutôt à leur « juste prix » à long terme. Par ailleurs, le mécanisme précis de fixation des prix reste à déterminer (la fiche d’informations du Trésor évoque des mécanismes de marché lorsque cela sera possible, par exemple des enchères inversées).
Des problèmes demeurent. Le plan de sauvetage ne règle pas tous les problèmes. En particulier, le marché immobilier resterait en grande difficulté : les prix continueraient de baisser, et les défauts de paiement sur les crédits hypothécaires (et les saisies) de monter. Par ailleurs, le niveau de capitalisation des banques pourrait demeurer insuffisant, même si le pari du TARP est que le retrait des actifs à problèmes des bilans des institutions financières leur permettra de lever plus facilement des capitaux, en rendant leur situation plus transparente, moins incertaine.
Un fardeau supplémentaire, de taille, pour les finances publiques
Le coût financier majeur du TARP, d’au moins plusieurs centaines de milliards de dollars initialement, ajouté à celui des autres initiatives prises précédemment, promet naturellement de gonfler l’endettement public. S’il paraît à peu près impossible d’estimer aujourd'hui l’impact des mesures annoncées sur les finances publiques, l’addition des plafonds indiqués pour les différentes mesures donne le tournis, étant proche du millier de milliards de dollars (700 milliards au titre du TARP, 200 milliards au titre des agences Fannie Mae et Freddie Mac, 30 milliards au titre de Bear Stearns). Cependant, ce coût apparaît comme un plafond en l’état actuel des choses (sans autres initiatives…), puisque les actifs du TARP sont appelés à être revendus ultérieurement, lorsque les conditions de marché le permettront. Autrement dit, le coût final du TARP serait évidemment inférieur à son coût initial. A court terme, cependant, l’addition sera nécessairement lourde. Le coût de ces mesures ne fera que renforcer une tendance déjà défavorable sur le front des finances publiques, la faiblesse de l’activité économique plombant les recettes fiscales (imposition des revenus et des profits, notamment) et dopant certaines dépenses (plan de relance, allocations chômage). Et en dehors des Etats-Unis… Pour le moment, l’Europe et le Japon n’envisagent pas de suivre l’exemple américain. Les solutions ont été trouvées au niveau national, on l’a vu avec le sauvetage de Northern Rock par le gouvernement britannique, il y a huit mois.
La Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg ont décidé dimanche 28 septembre de venir au secours du bancassureur belgo-néerlandais Fortis. Les trois pays du Benelux ont annoncé qu'ils prenaient une participation dans le capital de Fortis, à hauteur de 11,5 milliards d’euros. En outre, après la nationalisation de Northern Rock, le gouvernement britannique a été contraint de placer une autre ex-« building society » Bradford & Bingley en « détention publique temporaire », le 28 septembre également, afin d'enrayer une fuite de dépôts. Une structure de cantonnement au niveau européen est d’ailleurs difficilement envisageable, puisqu’il n’y a pas de « Trésor » commun et qu’on imagine mal les différentes administrations nationales se fédérer. En outre, la BCE n’a aucune autorité en matière prudentielle vis-à-vis des banques, ces prérogatives étant demeurées l’apanage des banques centrales nationales.