par François Faure, Economiste chez BNP Paribas
La croissance de l’ensemble des pays émergents ralentit depuis l’été 2017 mais l’environnement extérieur toujours porteur permet d’espérer une consolidation en 2018 et 2019 à condition que le ralentissement américain ne soit pas trop prononcé. A moyen terme, l’hypothèse d’un plafonnement de la croissance autour de 5% par an, si la productivité globale des facteurs ne ré-accélère pas, fait l’objet d’un assez large consensus. Or, le rééquilibrage de l’économie chinoise, la maîtrise de son endettement et de son empreinte carbone impliquent non seulement un ralentissement tendanciel et durable de sa croissance mais également une croissance moins gourmande en énergie fossile. La croissance des pays exportateurs d’hydrocarbures sera la plus affectée.
La croissance de l’ensemble des pays émergents ralentit depuis l’été. Sur notre échantillon de 26 pays, la progression du PIB réel s’est légèrement tassée à 5,4% t/t en rythme annualisé au T3 2017 après 5,7% au T2 et le ralentissement s’est a priori poursuivi au T4. La croissance chinoise s’est modérée à 6,6% (+6,8% par rapport au T4 2016) contre 7,6% en moyenne au T2 et T3, et la forte accélération enregistrée pour plusieurs pays d’Asie au T3 (Corée, Malaisie, Singapour) sera probablement suivie d’une correction au T4. L’Inde fera sans doute exception, les indicateurs conjoncturels permettant d’espérer une ré-accélération de l’activité. En Europe centrale, la croissance s’est consolidée jusqu’au T3. En Turquie, elle a même atteint un plus haut historique (+10,2% au T3 en glissement annuel) et s’accompagne d’une inflation à deux chiffres depuis maintenant onze mois, signes évidents de surchauffe. En revanche, la croissance en Amérique latine s’est essoufflée, notamment au Brésil (reprise fragile) et au Mexique (catastrophe naturelle).
Cette modération d’ensemble de la croissance est, pour une large part, la conséquence du ralentissement des exportations qui, d’après les données du Centraal Planbureau néerlandais et les enquêtes auprès des entreprises du secteur manufacturier, devrait avoir touché l’ensemble des zones à l’exception des pays d’Europe centrale et de la Turquie. Pour autant, cela ne remet pas en cause le scénario consensuel au sein des prévisionnistes d’une accélération de la croissance en 2018 et en 2019 si l’économie américaine ralentit en douceur.
Premièrement, l’acquis de croissance fin 2017 pour 2018 devrait être d’environ 2%. Deuxièmement, les pays émergents devraient continuer de bénéficier de conditions de financement extérieures (entrées nettes de capitaux, faibles primes de risque) toujours favorables malgré le resserrement monétaire aux Etats-Unis1.
Troisièmement, le mouvement de hausse des prix du pétrole et des métaux a repris au cours des dernières semaines, aidé en cela par l’affaiblissement du dollar. Les pressions sur les comptes extérieurs et publics ainsi que les réserves de change des pays exportateurs de matières premières devraient s’alléger (sauf pour les grands pays exportateurs de matières premières agricoles). Enfin, le policy mix devrait dans l’ensemble soutenir l’activité. La politique monétaire resterait accommodante même si les tensions inflationnistes sont un peu plus fortes depuis le S2 2017 (Inde) ou s’intensifient (Bulgarie, Roumanie, Turquie). Enfin les deux prochaines années seront des périodes électorales importantes pour un grand nombre de pays (Brésil, Colombie, Hongrie, Mexique, Pologne, Russie, Turquie). Sauf exception (Brésil), les politiques budgétaires devraient y être plutôt pro-cycliques.
Potentiel de croissance contraint
A moyen terme, il existe un assez large consensus sur l’hypothèse d’un plafonnement de la croissance de l’ensemble des pays émergents et en développement (PED) autour de 5% par an, soit près de 3 points de pourcentage (pp) de moins que sur la période 2003-2007 et 0,5 pp seulement de plus que sur la période 2013- 2017.
Dans la publication du Global Economic Prospects de janvier 2018, les économistes de la Banque mondiale expliquent ce plafonnement d’abord par la réduction de la croissance potentielle(CP) à 4,3% sur la période 2018-2027 (contre 4,8% sur la période 2013-2017), mais aussi par une accélération probablement limitée et transitoire au- dessus de ce potentiel à l’horizon des cinq prochaines années, l’écart étant déjà comblé en 2017.
Les économistes de la Banque mondiale ont livré une étude rétrospective et prospective détaillée sur les tenants et aboutissants de la croissance potentielle pour les PED. Sur la période 2018-2027, le facteur démographique serait responsable à hauteur de-0,2 pp du ralentissement de la CP (-0,5 pp) alors que la contribution de ce facteur était restée stable jusqu’à présent, grâce à l’effet conjoint de l’augmentation de la population en âge de travailler et de celle du taux de participation, notamment des femmes. Les -0,3 pp restants se partagent entre investissement et productivité globale des deux facteurs de production (emploi et investissements cumulés i.e. le stock de capital).
La croissance annuelle moyenne de l’investissement, qui était à deux chiffres entre 2003-2007, est retombée à 4% sur la période 2013-2017 (avec une accélération vers 5% les deux dernières années). Il y a deux raisons à cela: d’abord, la baisse de l’investissement public des pays producteurs de matières premières confrontés à la dégradation des finances publiques et, ensuite, le ralentissement des exportations qui relient les économies entre elles au travers des chaînes de valeur mondiales. Ce fut notamment le cas des pays d’Asie ayant des relations commerciales croisées et qui ont subi l’effet de la baisse du taux d’investissement en Chine, par nature à fort contenu en produits importés. Pour la décennie à venir, les économistes de la Banque mondiale tablent sur une baisse prolongée du rythme d’accumulation du capital en Chine et envisagent une nouvelle accélération de l’investissement dans les autres pays. Au total, la contribution du capital se réduirait de 0,2 pp supplémentaire par rapport à la période 2013-2017.
La productivité globale des facteurs, une notion multiforme
Reste la productivité globale des facteurs (PGF) dont la contribution ne se réduirait que de 0,1 pp mais qui serait, en niveau, équivalente à la contribution du capital. Or, la PGF est le facteur dont la contribution à la croissance potentielle a le plus diminué sur la période récente (-1,2 pp entre 2003-2007 et 2013- 2017).L’hypothèse d’un plafonnement de la croissance repose donc de manière cruciale sur l’absence de redressement de la PGF.
La PGF explique souvent au moins 50% de la croissance potentielle, en niveau comme en contribution à son évolution. Elle agrège en effet des éléments très divers, en général de nature structurelle (progrès technique non incorporé au capital, amélioration de l’organisation dans les entreprises, déformation sectorielle de l’économie, amélioration du climat des affaires), mais qui peuvent être purement conjoncturels (cycle du commerce mondial, cycle des prix des matières premières), ou simplement exceptionnels (interruption de la production pour raison technique ou climatique sans effet ou avec un effet limité sur l’utilisation des facteurs de production). Le caractère multiforme de la PGF rend difficile son interprétation et plus encore sa prévision. Un examen de ses principaux déterminants est cependant nécessaire.
Dans le cas des pays dits « en phase de rattrapage », une large partie de la PGF s’explique par la déformation sectorielle de l’économie impliquant une migration de la population active entre secteurs, la migration se faisant de secteurs ayant une productivité du travail apparente plus faible à destination de secteurs ayant une productivité plus forte2. Cet effet de la déformation sectorielle de l’économie sur la PGF est généralement diffus mais il peut être plus intense à l’occasion d’un fort ralentissement/récession qui oblige à un redéploiement massif des emplois.
L’effet de migration sectorielle est devenu marginal pour les pays émergents les plus développés ou ayant atteint un niveau de développement comparable à celui des pays dits développés. Il s’agit de pays d’Asie (Corée du Sud, Singapour, Taiwan), d’Europe centrale (Pologne, Hongrie, Rép. tchèque et Slovaquie), de la Turquie, du Mexique et d’Israël. Pour ces pays, l’effet devrait même devenir négatif dans la mesure où, si redéploiement de l’emploi il y a, il se fera a priori de l’industrie vers les services (et non plus de l’agriculture non mécanisée et des services à faible valeur ajoutée vers l’industrie, comme c’est traditionnellement le cas au cours de la période de rattrapage). Pour les autres pays, l’effet de migration continuera de jouer positivement.
Les pays exportateurs de matières premières en première ligne
L’étude de la Banque mondiale met clairement en évidence la nécessité de distinguer les pays exportateurs de matières premières des autres pays. Sur la période récente, la PGF des pays exportateurs de matières premières a été non seulement très faible (0,5% par an sur la période 2003-2017 contre 3,2% pour les pays importateurs) mais elle a été divisée par cinq entre 2003-2007 et 2013-2017, alors qu’elle n’a diminué que de 10% pour les pays importateurs. Pour les pays d’Asie du Sud-Est, Chine exclue, la PGF et la croissance potentielle ne ralentiraient pas et seraient même supérieures à ce qu’elles étaient sur la période 2003-2007.
L’incertitude quant à la nature structurelle du ralentissement de la PGF (et in fine des perspectives de croissance à moyen terme) dépend surtout des facteurs conjoncturels ou considérés comme tels jusqu’à présent (cycle du commerce mondial et des prix des matières premières). Or, ces facteurs doivent être considérés comme structurels. En effet, le rééquilibrage de l’économie chinoise, la maîtrise de son endettement et de son empreinte carbone impliquent non seulement un ralentissement tendanciel et durable de sa croissance mais également une croissance moins gourmande en énergie fossile.
Les pays industrialisés d’Asie, dont les exportations seront a priori les plus affectées par la montée en gamme de la Chine, pourront adapter leur production à la demande du consommateur chinois. Ce ne sera pas le cas des pays producteurs d’énergie fossile du moins à l’horizon de cinq ans. De plus, les conditions de financement extérieur restent déterminantes pour ces derniers puisque les recettes d’exportation sont en dollar et que leur capacité de financement dépend in fine de l’évolution des prix des matières premières qu’ils exportent. Or, d’une part, le coût de financement en dollar ne peut qu’augmenter. D’autre part, leur taux de change est trop lié aux cours mondiaux pour pouvoir envisager un financement à moyen ou long terme en monnaie locale3.
Par conséquent, les pays condamnés à une croissance durablement plus faible sont les pays grands exportateurs d’énergie fossiles qui, premièrement, ne sont toujours pas parvenus à se diversifier soit par manque d’investissements passés, soit faute d’un cadre d’environnement des affaires favorables ou du moins en amélioration, et qui, deuxièmement, ne disposent pas d’un « trésor de guerre » qui leur permettrait de soutenir la croissance. Parmi les grands pays émergents, l’Algérie, l’Angola et le Nigéria mais aussi la Russie4 sont encore clairement dans ce cas.
NOTES
- Cela suppose toutefois une normalisation progressive des survalorisations boursières et/ou des prix de l’immobilier observés ces dernières années aux Etats- Unis, en Chine continentale et à Hong Kong. Cette normalisation progressive est une condition nécessaire pour que les leviers d’endettement, qui ont de nouveau augmenté depuis la crise de 2008-2009, notamment dans les secteurs de l’énergie et de l’immobilier, soient soutenables.
- Comme les secteurs les plus productifs sont d’ordinaire ceux pour lesquels le coefficient de capital est le plus élevé, la déformation sectorielle devrait se traduire, toutes choses égales par ailleurs, par une augmentation mécanique de l’investissement lors de la migration (mais pas de l’emploi puisque, toutes choses égales par ailleurs, le total de l’emploi est inchangé). Ainsi, pour partie, l’effet de la déformation sectorielle est incorporé dans le facteur capital. Mais les effets « croisés » positifs engendrés par la combinaison de l’emploi et de l’investissement se retrouvent nécessairement dans la PGF.
- Les investisseurs étrangers seront réticents à prendre un risque de change sur des financements à long terme.
- Pour la Russie, l’indicateur de l’enquête Doing Business de la Banque mondiale et l’indicateur de compétitivité du World Economic Forum se sont améliorés sur la période récente. Toutefois, l’amélioration de la situation macroéconomique explique une large part de l’indice du WEF. Surtout, l’indice de gouvernance de la Banque mondiale est resté inchangé avec, notamment, un niveau de corruption qui reste très élevé dans toutes les enquêtes (Transparency international, WEF) et tend à s’aggraver. L’environnement des affaires reste très difficile pour les investisseurs étrangers comme en témoignent les flux d’investissements directs très faibles pour une économie de cette taille.