par Joubeen Hurren, Senior Portfolio Manager, AIMS Fixed Income chez Aviva Investors
Ou pourquoi les fonds obligataires de « performance absolue » mettent au défi l’approche traditionnelle de l’allocation d’actifs ?
Dans son ouvrage, Behave, l’auteur Robert Sapolsky invite ses lecteurs à sortir de ce qu'il appelle la « pensée catégorique ». Il prend en exemple le cas du spectre visuel, qui est divisé en couleurs arbitrairement définies selon des frontières variables d’une langue à l’autre.
En quoi cela est-il important ? Comme l’explique M. Sapolsky, « Lorsque l’on montre à une personne deux couleurs voisines, si la frontière, dans sa langue, se situe entre deux couleurs, cette personne percevra une différence exagérée entre les deux couleurs. Inversement, si ces deux couleurs appartiennent à la même catégorie dans sa langue, cette personne sous-estimera la différence entre elles ». Autrement dit, une fois qu’on a posé les frontières d'une catégorie, on accorde une importance excessive à des différences qui sont essentiellement arbitraires et on perd de vue la situation globale. Dans le domaine de l’investissement, cette réflexion est riche en implications.
Les caractéristiques plutôt que la classe d’actifs
Les classes d’actifs, catégories ou poches communément utilisées dans le secteur de l’investissement, présentent fondamentalement le même défaut. En fixant des frontières entre les classes d’actifs et en les adoptant comme catégories figées, le risque est de perdre de vue le plus important : les caractéristiques propres de chaque actif et ce qu’il apporte au portefeuille, et non sa classe d’actifs.
Nous pouvons citer par exemple le cas de la liquidité. Ainsi, la dette privée et la dette d’infrastructure constituent des investissements obligataires générant des flux de revenu stables, c'est uniquement leur faible liquidité qui leur vaut d'être classés comme actifs « alternatifs ». Un autre exemple plus classique est celui des obligations convertibles, qui par leur nature même remettent en question la frontière entre actions et obligations. Pour autant, tous ces actifs possèdent bien des caractéristiques attractives pour les investisseurs.
Les fonds obligataires de performance absolue sont tout aussi difficiles à classer dans les catégories traditionnelles, et beaucoup d'investisseurs les rangent simplement dans la catégorie « fourre-tout » des investissements alternatifs. Pourtant, il y a de bonnes raisons de remettre en question cette classification.
Tout d’abord, dans la situation difficile que connaît actuellement le segment obligataire, les investisseurs ne devraient pas négliger certains outils utiles pour gérer la poche obligataire de leur portefeuille. Autrement dit, les investisseurs devraient penser différemment. L'hypothèse que nous ayons atteint la fin d'un long cycle de 30 ans de hausse du marché obligataire reste sujette à débats. Toutefois, il est clair que les rendements à attendre des produits obligataires traditionnels seront probablement bien inférieurs désormais à ceux que l’on a pu connaître par le passé. Les caractéristiques que les investisseurs recherchaient historiquement sur les marchés obligataires, à savoir la protection du capital, des rendements réguliers et prévisibles, et une diversification face aux actifs plus risqués, seront remises en question dans les années à venir.
De plus, les risques des produits obligataires traditionnels gérés en référence à un indice sont en hausse. L’environnement de rendements faibles réduit la capacité d’amortissement en cas de baisse des cours, et donc les possibilités de gestion du risque de ralentissement conjoncturel. Plus important encore, la duration, qui détermine la sensibilité des obligations aux variations de taux d’intérêts, tend à s'allonger car les entreprises comme les États émettent des obligations à plus longue échéance. Dans un environnement de hausse des taux, ce n’est pas une bonne nouvelle pour les investisseurs.
Par ailleurs, indépendamment de l’évolution à venir de la conjoncture, la gestion de portefeuilles bien diversifiés est capitale (y compris par définition au niveau des classes d’actifs composant ces portefeuilles). Les avantages traditionnels de l’investissement obligataire en termes de diversification et de stratégie défensive diminuent. Si l’on regarde les données Bloomberg comparant les indices US Aggregate Bond et S&P 500, elles montrent bien que la corrélation négative entre actions et obligations (et donc la diversification qu’elles procurent) a été fiable historiquement. Toutefois, elles indiquent également que plus récemment, la corrélation entre ces actifs est devenue positive. La diversification devient donc de plus en plus difficile à trouver.
Enfin, dans une perspective plus large que celle du seul segment obligataire, si les investisseurs sont soucieux d'ajouter à leur portefeuille des actifs présentant une corrélation faible ou négative avec la majeure partie du portefeuille, alors il serait logique de leur garder une place au sein de leur allocation, quelle que soit la classe d’actifs à laquelle ils appartiennent.
Des sources de rendement diversifiées : de deux à six
Considérant l’importance à la fois d’une faible corrélation et de la protection du capital, il est essentiel de comprendre comment ces caractéristiques peuvent être réunies au sein des fonds obligataires de performance absolue.
Les fonds obligataires plus traditionnels, comme de nombreux fonds obligataires de performance absolue, reposent principalement sur une gestion de la duration et des spreads de crédit ; nous recherchons des éléments de mesure de risque et de rendement supplémentaires. C'est cette diversification qui permet à un portefeuille de générer une performance décorrélée de l'ensemble des marchés. Cette évolution des sources des risques améliore le profil rendement/risque global du portefeuille, ce qui dans une période de hausse des taux d'intérêts est peut-être plus important que d'essayer de maintenir les rendements à tout prix. Nous pouvons citer par exemple notre gestion active et opportuniste de la volatilité tout en exploitant les inefficiences, non seulement de la duration et des spreads, mais aussi des courbes de taux, de l’inflation et des devises.
Conclusion
Notre principale conclusion serait qu’une façon rigide de penser peut bien souvent faire perdre de vue la situation d’ensemble. La manière dont nous définissons les frontières et les catégories limite la dynamique globale de notre portefeuille et, au final, notre profil rendement/risque. Si l’on accepte l’idée que les marchés obligataires sont entrés de manière irrévocable dans un environnement de rendements sensiblement plus faibles, alors il est logique de changer radicalement notre manière de penser pour nous adapter à cette évolution. Ôter aux fonds obligataires de performance absolue l’étiquette d’investissement « alternatif » pourrait être un bon point de départ.