par Eric Bourguignon, Directeur Général Délégué de Swiss Life Asset Managers (France)
Rares sont les économistes à avoir laissé leur empreinte dans l’histoire. Léon Walras, né à Evreux en 1834, fait indéniablement partie de ce cercle très restreint aux côtés d’Adam Smith, Jean-Baptiste Say, Karl Marx, ou John Maynard Keynes, pour ne citer que les plus connus d’entre eux.
Publiés en 1874, ses Eléments d’économie politique pure ont en effet révolutionné la science économique. En recourant aux mathématiques dans ses travaux, L.Walras a non seulement apporté à cette science la rigueur qui lui manquait, mais il a aussi et surtout pu démontrer que sous certaines conditions l’économie de marché tendait « mécaniquement » à atteindre le plein emploi.
Bien qu’enrichie de nombreuses contributions tout au long du 20e siècle, l’approche dite néoclassique développée par Walras et ses affidés n’a cependant jamais cessé d’attiser les critiques de tous bords. Il lui a en particulier été reproché de décrire un système économique en total décalage avec la réalité. Brillante construction intellectuelle, le modèle walrasien ne serait de ce fait d’aucune utilité pratique. Il n’apporterait aucune réponse aux problèmes économiques fondamentaux en raison des hypothèses totalement irréalistes sur lesquelles il se base.
Le procès fait à ce courant de pensée mériterait pourtant d’être rouvert. Car par un fascinant retournement de l’histoire, l’évolution économique récente semble avoir considérablement rapproché nos économies du modèle « idéal » théorisé voilà près de 150 ans par Léon Walras.
Des hypothèses irréalistes
Au centre du modèle néoclassique se situe le concept dit de concurrence pure et parfaite. Walras et ses successeurs ont en effet démontré que dans les économies régies par un tel système de concurrence, le processus de formation des prix aboutit à ce que les économistes appellent un équilibre général car il permet d’équilibrer simultanément l’offre et la demande sur l’ensemble des marchés de biens et de services comme sur le marché du travail. Arrivées à ce stade, les économies sont alors au plein emploi, il n’y a aucun gaspillage des ressources, la production de richesses atteint son maximum au moindre coût.
La situation de concurrence pure et parfaite repose toutefois sur des hypothèses de fonctionnement des marchés particulièrement fortes. Ces marchés doivent d’abord réunir un nombre important d’acteurs dont aucun n’est suffisamment puissant pour pouvoir exercer à lui seul une influence sur le niveau des prix (hypothèse d’atomicité des marchés). Ils ne sont ensuite soumis à aucune entrave susceptible de freiner l’entrée de nouveaux concurrents (hypothèse de fluidité) ou le déplacement des facteurs de production (hypothèse de libre circulation du capital et du travail). Ils réunissent des acheteurs et des vendeurs parfaitement informés des caractéristiques et des prix des produits échangés (hypothèse de transparence), produits au demeurant parfaitement standardisés (hypothèse d’homogénéité des produits).
Force est cependant de reconnaître que rares sont les marchés à satisfaire à l’ensemble de ces conditions, voire que certains les aient jamais satisfaites. Une telle faille a valu au modèle walrasien de faire l’unanimité contre lui.
Quand la réalité rejoint la fiction
Brocardé par les libéraux qui reprochent à Walras de ne pas décrire l’économie telle qu’elle est, mais telle qu’elle devrait être, le modèle néoclassique a surtout fourni aux adversaires du laisser-faire économique les armes qui leur permettent de justifier l’interventionnisme étatique. La concurrence n’étant ni pure ni parfaite, l’équilibre général ne peut être atteint par les seules forces du marché. Il revient dès lors à l’Etat d’intervenir pour réconcilier les intérêts particuliers avec l’intérêt général.
Les bouleversements engendrés par l’internationalisation des échanges et la révolution technologique de ces dernières années pourraient cependant passablement mettre à mal ces critiques et provoquer un puissant regain d’intérêt pour les thèses walrasiennes. En abolissant les frontières, la mondialisation a effectivement relâché comme jamais les freins à la libre circulation et ouvert la concurrence à l’échelle planétaire. Elle a également considérablement poussé à la l’uniformisation des goûts des consommateurs et par ricochet à la standardisation des produits.
En permettant l’entrée massive dans tous les secteurs de nouveaux acteurs aux méthodes de production et de commercialisation révolutionnaires, l’essor fulgurant des nouvelles technologies a ébranlé jusque dans leurs fondements les monopoles les plus établis. Elle a aussi permis de comparer instantanément en quelques clics les prix des biens et des services échangés sur l’ensemble des marchés et porté la transparence à un degré inouï.
Tout n’est cependant pas encore tout à fait pour le mieux dans le meilleur des mondes économiques (d’ailleurs passablement remis en cause par les velléités protectionnistes de Donald Trump). Il est en effet piquant de constater que les GAFA* qui, par leurs innovations, ont le plus contribué à ce phénomène de convergence entre l’économie réelle et le modèle idéal de concurrence, constituent aujourd’hui de par leur taille et leur puissance un véritable obstacle à l’avènement de « l’ère walrasienne », et quel obstacle ! Champion de l’e-commerce, Amazon est ainsi devenue en quelques années le 6e plus grand détaillant du monde. Apple s’adjuge désormais 51% du marché mondial du smartphone. Et que dire de Google qui capte à elle seule 90% de part de marché des moteurs de recherche…on est effectivement très loin du compte en matière d’atomicité dans le secteur des technologiques.
Reste qu’« à tout bien considéré, il semble que l’Utopie soit beaucoup plus proche de nous que quiconque ne l’eût pu imaginer », comme le disait si bien Aldous Huxley dans les premières pages de son célèbre roman.
NOTE
*Géants du web. Apparu au milieu des années 2000, le terme GAFA est un acronyme formé par la lettre initiale des quatre entreprises Google, Apple, Facebook et Amazon.