par Raphaël Boroumand, Docteur en économie, enseignant-chercheur, économiste à L'Observatoire Eurogroup Consulting
Depuis le Sommet de la Terre de 2002 à Johannesburg et le fameux : « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs » du président Jacques Chirac, les conférences climatiques se suivent et se ressemblent. Bien que certaines affichent une apparence de consensus politique, les décisions prises sont bien en deçà de l’urgence climatique. Si la COP21 a permis de mobiliser 195 pays autour de l’Accord de Paris, elle ne permettra pas de limiter la hausse de la température moyenne mondiale à 1,5°C d’ici 2100, une ligne rouge climatique. En effet, les promesses de réduction des gaz à effet de serre nous conduisent sur une trajectoire de 3,2 à 3,5°C, si les engagements sont respectés…
Le statu quo d’un développement à modèle économique et capitalistique constant n’est plus possible compte tenu du tempo de l’horloge climatique.
Il faut mettre en place des mécanismes économiques, seuls capables de créer une rupture dans la trajectoire des émissions de CO2. Le mécanisme principal est celui de la tarification du carbone pour refléter le coût des dommages climatiques, même si le climat ne se résume naturellement pas à un prix.
L’Union Européenne, pionnière en matière énergétique, s’est lancée dans les années 2000 dans la création d’un marché carbone.
L’objectif était d’attribuer un prix au CO2 pour inciter les entreprises à s’orienter vers des modes de production moins polluants. Le projet consistait à définir par pays des plafonds d’émissions de carbone pour les entreprises et secteurs polluants. Par le jeu du marché, il était possible pour les entreprises les plus polluantes d’acheter les quotas aux entreprises qui émettent moins que leur plafond autorisé.
Dès sa création, l’offre était excédentaire en raison d’une allocation excessive des quotas de droits à polluer avec comme résultante une chute du prix du CO2 à un niveau resté dérisoire en 2019. Or, un prix excessivement bas n’a aucun effet dissuasif sur les comportements polluants.
Ce qui ne fonctionne pas à l’échelle européenne peut-il être appliqué à l’échelle mondiale ?
C’est la proposition d’éminents économistes qui recommandent un prix mondial unique du CO2. Ce prix universel du carbone se justifierait pour deux raisons principales. La première est que le CO2, qu’il soit émis aux Etats-Unis ou au Bangladesh, a le même impact négatif sur le climat. La seconde est que, sans un prix uniforme, certains pays seraient tentés de délocaliser leurs activités polluantes vers des Etats où le prix du carbone sera plus faible ou inexistant. Fixer un prix unique mondial aux émissions de CO2 serait donc le mécanisme le plus efficace pour lutter contre le réchauffement climatique. Il neutraliserait les tentations de « dumping environnemental ».
On peut aisément anticiper que le scénario européen se reproduira à l’échelle mondiale dans les négociations – notamment avec les très puissants pays dits « émergents » – pour fixer le niveau du prix du carbone. Surtout que les pays de l’OCDE sont responsables des 2/3 des émissions de CO2 au XXe siècle alors qu’ils ne représentent que 15% de la population mondiale. C’est cette dette climatique qui a longtemps bloqué les négociations. On imagine difficilement les pays émergents ou en développement accepter un prix du CO2 équivalent à celui des pays industrialisés alors que ces derniers ont pu se développer sans intégrer l’équation climatique.
Or, c’est principalement cette dette climatique qui rend illusoire l’application concrète d’un prix unique et élevé du carbone. Si les pays retiennent l’option d’un prix uniforme, il sera certainement trop bas afin de satisfaire l’ensemble des parties prenantes. Dès lors, l’efficacité du signal-prix sera faible à l’instar de celle du marché européen.
L’équation climatique ne peut donc être découplée de l’équation géopolitique et des rapports de force entre Etats souverains. Peut-on croire sérieusement pouvoir imposer un prix unique au Qatar, à l’Ethiopie, à la Chine, au Brésil, à l’Allemagne, et à la Norvège ?
De même qu’il existe une géopolitique de l’énergie, il existe une géopolitique du climat. Un grand marché mondial du carbone est donc un mythe, une solution en trompe-l’œil.
Alors, quelle feuille de route climatique pour respecter le budget carbone de la Terre ? Une piste de réflexion serait l’attribution d’un prix du carbone par pays en fonction de l’IDH (Indice de Développement Humain) et des émissions consommées de CO2 par habitant. Sous l’égide d’une organisation multilatérale, le prix du carbone serait fixé selon un prix de référence dépendant de l’IDH et des émissions consommées de CO2. Si un pays consomme davantage de CO2 que le montant attribué à son niveau d’IDH, il devra payer un prix plus élevé que le prix de référence établi, et inversement. Les prix de référence, fonctions des IDH et des émissions, seront estimés selon une trajectoire permettant de limiter à 1,5°C la hausse de la température moyenne mondiale.
Ce mécanisme permet la création d’un barème de référence des prix du carbone en fonction du niveau de développement. Le principe serait un prix progressif en fonction de seuils d’IDH. La logique sous-jacente est celle d’une corrélation jusqu’à un certain niveau de développement entre les émissions de CO2 et l’IDH : un pays en développement n’a pas à payer un prix du carbone élevé lorsqu’il commence à se développer. A mesure qu’il « décolle » économiquement, ses émissions de CO2 et son prix du carbone augmenteront conjointement. Cette progressivité du prix du carbone l’incitera également à investir dans des énergies faiblement carbonées et des infrastructures bas-carbone. Enfin, les pays riches qui ont un IDH élevé et une économie largement orientée vers les services paieront un prix du carbone élevé et seront incités à accélérer leur transition énergétique. En tenant compte des réalités nationales, ce mécanisme adhère pleinement au principe de la « responsabilité commune mais différenciée » de la Convention climat. Il permet également de sortir de la vision binaire : pays industrialisés contre pays dits en voie de développement. Avec cette tarification progressive, les pays émergents seront davantage encouragés à coopérer car ils conservent leur avantage-compétitif (mais provisoire) par rapport aux pays industrialisés.
La compétitivité économique ne sera plus un prétexte à l’inaction climatique. Les systèmes de production les plus sobres auront un prix du CO2 plus faible.
L’attribution d’un prix au carbone est une mesure cruciale mais non suffisante. Pour une lutte efficace contre le réchauffement climatique, il faut également des investissements massifs dans les énergies faiblement carbonées, dans la rénovation thermique des bâtiments et une prise en compte systématique de l’impact climatique dans les décisions économiques.