par Jean-Marie Mercadal, Directeur Général Délégué en charge des gestions chez OFI AM
La mécanique « baisse des taux/hausse du prix des actifs » est momentanément (?) stoppée. Après un début d’année étonnamment positif, les marchés ont fini par subir les craintes de ralentissement économique sérieux que fait planer l’épidémie du coronavirus. Dans un monde plus complexe politiquement, plus « rude », mais aussi où – pour la première fois – la nécessité de la coûteuse transition énergétique semble plus partagée, le soutien viendra-t-il encore des Banques Centrales ? Probablement…
L’internationalisation du virus va clairement peser sur l’activité mondiale, au moins au premier semestre. Le début de cette année 2020 est dominé par deux thèmes, de natures très différentes mais qui, finalement, finiront par des politiques monétaires accommodantes et de l’endette- ment supplémentaire : d’une part la prise de conscience de la nécessité de transition vers une économie plus verte moins consommatrice de carbone et, plus récemment, par l’actualité autour de l’épidémie du coronavirus et de ses conséquences sur l’économie mondiale.
De ce point de vue, l’inquiétude soudaine des investisseurs est liée au fait que le virus n’est plus seulement une affaire chinoise. Cette « internationalisation » du virus a déclenché une vague de consolidations boursières un peu partout. Celle- ci est d’autant plus vive que les marchés étaient en effet globalement assez complaisants et nous semblaient vulnérables à la moindre mauvaise nouvelle : indicateurs de sentiment trop euphoriques, valorisations élevées… Bref, « pricés » pour un scénario parfait comme nous le soulignions dans notre dernière publication. Un grain de sable est donc venu et a enrayé cette belle mécanique en sur-régime !
La question qui se pose aujourd’hui est celle des conséquences de cette épidémie sur l’économie mondiale. Et de ce point de vue, cela tombe mal. L’économie mondiale était en effet en voie de redressement, certes modéré, mais solide et synchronisé mondialement après avoir ralenti dangereusement dans le courant de l’année 2019. Selon les grands instituts de conjoncture, nous pouvions ainsi raisonnablement tabler sur une croissance mondiale autour de 3,4 %, avec près de 2,0 % aux États-Unis, un peu plus de 1,0 % en zone Euro et près de 6,0 % en Chine. Ces hypothèses seront-elles fondamentalement remises en cause par l’épidémie ? Oui probablement, au moins partiellement, mais les estimations sont aléatoires à ce stade. La majorité des experts qui se sont penchés sur ce sujet raisonnent sur une forme d’analogie avec des crises précédentes comparables, et notamment celle du SRAS en 2003. Le consensus se situe autour d’un impact de 0,5 % de croissance mondiale au premier trimestre dû à la seule Chine, mais nous pouvons facilement anticiper un impact de près de 1,0 % compte tenu de la diffusion à d’autres pays et du fait des interactions internationales. Ce trou d’air serait suivi d’un rattrapage, au moins partiel, dans les mois suivants. L’idée est que, d’après ce que laissent entendre les spécialistes de santé, ce type de virus s’éteint lorsque l’hiver s’achève et que la chaleur revient. Il ne s’agit donc pas d’une réelle remise en cause du scénario global d’une économie mondiale en redressement progressif, même si certains secteurs (tourisme, luxe…) auront naturellement un manque à gagner difficilement rattrapable. Nous n’avons pas d’avis particulier sur la probabilité d’une pandémie de grande ampleur qui aurait des conséquences beaucoup plus graves, mais c’est un scénario possible.
En revanche, pour les marchés, ce qui n’est peut-être pas complètement « pricé » et qui pourrait avoir des conséquences certaines, c’est la possible déstabilisation de la Chine et de son régime politique. La Chine apparaît comme une grande perdante des événements de ces derniers mois : la juxtaposition de la « guerre commerciale » et de la crise sanitaire montre qu’il peut être dangereux d’être trop dépendant d’une production trop délocalisée. Depuis 15 ans, la Chine est devenue l’usine du monde, mais aujourd’hui il est probable que les entreprises repensent leurs circuits, au détriment de la Chine et que l’on assiste à une sorte de mouvement de « déglobalisation ». Par ailleurs, politiquement, le régime plus autoritaire mis en place par le Président Jinping Xi est sous pression. Il l’avait été à Hong Kong, puis avait subi une sorte de désaveu lors des élections présidentielles à Taïwan. Il l’est à nouveau à l’occasion de cette crise sanitaire, suspecté d’en avoir d’abord sous- estimé puis dissimulé son ampleur. Il apparaît aussi que le système de santé est loin d’être optimal. Des pressions au sein des instances du pouvoir chinois pourraient voir le jour : l’extrême concentration du pouvoir peut être critiquée et certains militeraient pour davantage de libéralisation. Les conséquences sont difficiles à prévoir à ce stade, mais redonnent une forme de prime de risque sur les marchés. Pour l’instant, le pays a pris des mesures de relance en abaissant les taux d’intérêt et en pratiquant également une forme de relance budgétaire. À suivre.
L’autre grand sujet de ce début d’année est la prise de conscience de la nécessité d’une économie plus verte. Signe que les temps changent, le sujet majeur qui a alimenté les débats du forum économique mondial de Davos a été l’urgence climatique. Cette prise de conscience paraît soudaine, mais semble sincère et motivée par des études scientifiques de plus en plus nombreuses et par une actualité marquée par des phénomènes météo inédits. Les études montrent que les impacts liés à ce phénomène seront très importants et toucheront de très nombreux domaines de la vie économique et des entreprises. Même les Banques Centrales s’emparent désormais de ce sujet : la BCE a indiqué qu’elle allait prendre en compte les enjeux climatiques dans la conduite de sa politique, sans en préciser toutefois les modalités pour l’instant.
L’émergence des enjeux ESG dans la finance s’est accélérée ces derniers mois et devient désormais incontournable : les secteurs et les entreprises les plus controversés dans ce domaine seront à l’écart des flux de capitaux et sont porteurs de risques croissants pour les investisseurs. Il nous semble important à ce stade de donner quelques précisions sur ce sujet car le foisonnement de communication actuel rend les choses un peu confuses. Très schématiquement, le marché se décom- pose en quatre grandes approches : l’exclusion, l’intégration de critères ESG, la gestion thématique (climat, social…) et « l’impact investing ». Les deux premières approches constituent a minima ce que l’on appelle « l’investissement soutenable ou responsable » (sustainable investment). Pour essayer de donner de la clarté aux investisseurs, de nombreux labels se développent, mais il n’y a pas encore de vraie harmonie en Europe puisqu’il en existe près de 10 à ce jour.
Mais revenons à des considérations plus financières. Nous comprenons aisément que cette adaptation nécessaire des économies sera coûteuse et demandera des investissements très importants, publics et privés, à un moment où les marges de manœuvre sont pourtant faibles.
Ainsi, après plus de 10 ans de croissance, les niveaux d’endet- tement publics sont pratiquement au plus haut, à l’exception néanmoins de quelques pays européens, dont l’Allemagne. La dette des entreprises s’est également nettement accrue, les ma- nagements ayant profité des conditions financières favorables. Le cas des États-Unis illustre bien ce phénomène, bien que ce sujet soit probablement occulté lors des débats de l’élection présidentielle. Alors que le pays connaît le plus long cycle de croissance de l’après-guerre, le déficit budgétaire avoisine 5 % du PIB alors que la dette fédérale s’approche de 100 % du PIB. Normalement, ces niveaux sont atteints durant les phases de récession quand il faut dépenser pour soutenir l’activité. Et le programme de Donald Trump en vue de sa réélection prévoit à nouveau une baisse des impôts et un plan d’investisse- ment dans les infrastructures. Le programme de son adversaire démocrate favori Bernie Sanders n’est pas en reste : Medicare coûterait ainsi près de 30 000 milliards de dollars sur les 10 prochaines années, qui s’ajouteraient à la dette, à peine compensée par les prévisions sur les recettes des nouvelles taxes envisagées, sur les revenus et sur la fortune, estimées à 4 300 milliards de dollars sur la même période.
Plus globalement et pour continuer sur cette thématique de la dette, les marchés sont pris dans une sorte de spirale qui induit des valorisations d’actifs de plus en plus élevées : en partant de ce stock de dettes très élevé et de besoins très importants dans l’adaptation des économies vers moins de consommation de carbone, il est clair que les Banques Centrales sont contraintes par les événements. Elles ne peuvent pas adopter des politiques monétaires trop contraignantes, au risque de peser trop sur les budgets nationaux et d’engendrer une vague de défauts de paiement. Ce faisant, le prix des actifs monte, ce qui crée des écarts de richesse importants entre les citoyens détenteurs d’un patrimoine et les autres. Ceci accentue ainsi les mouvements populistes quelquefois violents, contribue à la vague de dé-mondialisation et de repli sur soi… Et donc les États sont dans l’incapacité de mener des politiques trop restrictives afin de maintenir de l’activité et des services aux populations, de redistribuer dans certains cas, afin de maintenir une certaine paix sociale. On en revient à la question initiale de l’endettement.
Taux d’intérêt : les Banques Centrales n’ont pas tellement d’autre choix que de rester accommodantes. La question est de savoir comment
Aux États-Unis, la Réserve fédérale dispose encore de marges de manœuvre sur le niveau des taux d’intérêt. Les Fed Funds se situent actuellement dans une fourchette 1,50 %/1,75 % après trois baisses de 25 points de base en 2019. Compte tenu des risques croissants de ralentissement, les marchés s’attendent désormais à deux baisses de 25 points de base cette année. Les anticipations s’ajustent donc très rapidement et illustrent le fait que les marchés comptent toujours sur les Banques Centrales en cas de crise. Jerome Powell ne s’est pas exprimé récemment, mais il a toujours expliqué qu’il était « Data dependant », donc il agira si l’économie américaine est impactée.
En zone Euro, Christine Lagarde ne s’est pas non plus exprimée récemment. Mais elle a réussi à changer les mentalités sur les marchés, qui ont compris que la BCE souhaitait plutôt, à terme, sortir de la politique de taux négatifs. Il n’y a donc pas d’anticipations de nouvelles baisses du principal taux directeur en l’état actuel de la situation, qui reste fixé à – 0,50 % et qui le restera très probablement, de même que le « Quantitative Easing(1) ». Dans ces conditions, il est possible que les taux longs restent très bas. Aux États-Unis, ils pourraient franchir leurs points bas de début 2016 et de l’été 2019 (autour de 1,35 %) et venir « se poser » vers la zone de 1,00 %, niveau anticipé des Fed Funds, ce qui donnerait une courbe des taux complètement plate. En zone Euro, de la même façon, nous pensons que le rendement du Bund allemand à 10 ans est limité à la baisse par le taux directeur de – 0,50 %, à moins d’une aggravation manifeste des perspectives économiques. Plus globalement, et en admettant que la crise sanitaire s’estompe au printemps, ce qui est notre scénario central, nous devrions revenir en rythme de croisière entre 1,50 % et 2,00 % sur le T-Notes 10 ans US (l’inflation américaine montrant quelques velléités de légère remontée), et le Bund pourrait tutoyer le niveau de 0,00 % à horizon 6/9 mois.
Sur le crédit, le potentiel de resserrement des spreads « Investment Grade » apparaît limité compte tenu du rendement abso- lu très faible de la classe d’actifs, autour de 0,3 % en zone Euro. De plus, le marché attire des émetteurs plus opportunistes aux fondamentaux plus fragiles qu’auparavant, même si le marché reste globalement soutenu par le programme d’achat de la BCE. De même, sur le segment « High Yield », les spreads sont plus serrés que leur moyenne de long terme. Le por- tage reste cependant intéressant en relatif, surtout dans une logique de « Buy and hold(2) », et la volatilité encore probable des marchés dans les prochaines semaines pourrait donner des points de renforcement plus attractifs.
Les obligations émergentes ont connu un début d’année très positif, avec des performances de près de 3,0 %, qui font suite à une belle année 2019. Une pause nous semble probable, et là aussi, une phase plus volatile donnerait des points d’entrée intéressants car la classe d’actifs reste attractive pour le rende- ment relatif.
L’or confirme. L’once d’or progresse de près de 9,0 % cette année et confirme le scénario positif que nous avions décrit ces derniers mois. Les Banques Centrales sont au soutien car elles diversifient leurs réserves de change dans un contexte de défiance des monnaies. L’or bénéficie également du contexte croissant d’aversion au risque en jouant son rôle de valeur refuge, dans un contexte où le coût d’opportunité a baissé vu le niveau encore plus faible des taux d’intérêt. Après la forte accélération récente, un retour vers la zone de 1 625 USD constituerait un point de renforcement, avec des objectifs de retour vers les plus hauts historiques autour de 1 900 USD l’once à horizon 18 mois.
Actions : une consolidation logique donnera des opportunités
Nous l’avions souligné à plusieurs reprises ces dernières semaines : le potentiel d’appréciation global des marchés actions apparaît limité car les croissances de bénéfices seront faibles cette année, surtout dans la situation de ralentisse- ment économique actuel. Une stabilité des profits en masse aux États-Unis comme en Europe nous semble être le scénario le plus probable. Et à ce stade, il est difficile de tabler sur une revalori- sation des actions car les métriques sont élevées quelque soient les paramètres (PER(3), prix/valeurs d’actifs et de chiffre d’affaires…), particulièrement aux États-Unis : le PER de l’indice S&P 500 sur les résultats connus de 2019 (et qui seront ceux de 2020 globalement) est de près de 19,5, celui de l’Eurostoxx de 15,5. Ces statistiques masquent par ailleurs de grandes disparités : les valeurs de crois- sance bénéficiant d’une bonne visibilité sur leurs résultats, ou qui appartiennent à des secteurs en développement comme la technologie, sont très forte- ment valorisées, ce qui est logique dans un monde à croissance économique modérée et de taux d’intérêt très faibles. Inversement, certains secteurs paraissent très faiblement valorisés (automobile, banque, pétrolières…), mais pour de bonnes raisons car ils sont confrontés à des changements structurels énormes qui vont nécessiter beaucoup de capitaux d’adaptation. Nous pensons qu’il peut y avoir ponctuellement un rattrapage de ce type de valeurs, ou plus généralement du style « value », si la thématique du ra- lentissement de la croissance s’estompe et/ou que les taux remontent un peu. Mais la tendance de fond est clairement en faveur des valeurs de croissance. Le segment des petites valeurs semble également intéressant car moins cher globalement, aux États-Unis comme en Europe. Globalement, il conviendra de se repositionner sur les actions durant la phase de volatilité actuelle. Les marchés corrigent selon nous un peu d’excès de valorisation. Il sera plus confortable de commencer à réinvestir à l’approche des premiers niveaux de supports techniques que nous avons identifiés : la zone de 3 050/3 020 sur l’indice S&P 500 et la zone de 5 500/5 400 sur l’indice CAC 40. Il convient également de garder à l’esprit que les actions sont aujourd’hui un actif de rendement, avec près de 3,5 % sur les dividendes servis sur l’indice Eurostoxx, et une certaine pérennité dans le temps. Acheter des actions pour les garder et toucher le dividende dans cet environnement de taux obligataires quasi nuls est une option, et constitue également un frein à la baisse des actions. x
Notre scénario central
En synthèse, cette crise sanitaire arrive à un moment où les marchés étaient vulnérables à la moindre mauvaise nouvelle.
Nous connaissons la psychologie des investisseurs et leur caractère émotionnel. Essayons de rester rationnels : notre scénario central se fonde sur le fait que l’épidémie s’estompera d’ici quelques mois avec le printemps.
Il n’en reste pas moins que les impacts économiques ne seront pas négligeables, mais les Banques Centrales seront présentes car elles n’ont plus le choix, et que finalement les actions restent les plus attractives parmi les grandes classes d’actifs, en plus de l’or et de certains segments obligataires. Cette consolidation offrira des opportunités.
NOTES
- Quantitative Easing : rachats massifs de titres de dettes par une Banque Centrale.
- Buy and Hold : acheter pour conserver.
- PER : Price Earning Ratio. Indicateur d’analyse boursière : ratio de cours divisé par le bénéfice.