par Guy Longueville et François Faure, économistes chez BNP Paribas
La crise financière internationale a pris en octobre l’allure d’un scénario catastrophe. Elle affecte l’économie réelle. Il est à ce jour difficile d’en prévoir les évolutions et les effets dans la durée sur l’économie mondiale.
Toutefois, on peut déjà en tirer certaines conséquences pour les pays émergents à horizon 2009-10. Leur environnement international, encore acceptable ou mitigé jusqu’au printemps dernier, peut désormais être considéré comme défavorable, ce qui risque d’accentuer le retournement endogène de leur cycle et d’accroître le risque pays. L’hypothèse d’un atterrissage en douceur devient hors sujet(1).
La récession des grandes économies s’annonce plus grave qu’anticipé en début d’été. Elle s’étend à l’industrie, dont des secteurs fortement intégrés au marché mondial comme l’automobile ou l’électronique profession et grand public (2). Reflets de ces inflexions d’anticipation, les indicateurs de marché du fret ont fortement chuté depuis la mi-20083. Dans ce contexte, le FMI a fortement révisé en baisse ses prévisions d’évolution du commerce mondial en volume.
D’après le FMI, après une amélioration de 5,5% en 2008 (qui doit beaucoup à la forte progression des prix des matières premières et à la faiblesse du dollar), les termes de l’échange des PED devraient se détériorer d’environ 1 % en 2009. En effet, au second semestre 2008, la baisse du prix des matières premières se conjugue à une dépréciation de nombreuses devises de pays émergents. Cette inversion de tendance est probable, son amplitude difficilement prévisible, mais elle pourrait aller bien au- delà de 1%.
Les conditions de financement se sont fortement détériorées depuis septembre. Les spreads de taux d’intérêt des corporates et souverains émergents ont atteint début octobre des niveaux très élevés. Les Bourses ont dévissé dans une proportion supérieure à celle des grandes Bourses occidentales. Les émissions sur les marchés primaires se sont interrompues. La tendance à l’appréciation vis-à-vis du dollar s’est inversée, avec des baisses parfois conséquentes au cours des deux derniers mois.
Au-delà de cette crise en phase aiguë, il est probable que, à l’horizon d’au moins plusieurs trimestres : Les financements cross-border des banques internationales ou bien via des filiales locales alimentées par un funding de la maison mère soient plus rares, plus chers et encore plus sélectifs. Du quatrième trimestre 2007 au deuxième trimestre 2008, les fonds propres des banques internationales en difficulté avaient pu être reconstitués assez facilement par appel au marché ou grâce aux fonds souverains, ce qui permettait de préserver leur capacité de prêt. Ceci est moins évident aujourd’hui, malgré une injection de capital par des fonds publics pour les banques les plus en difficulté dans plusieurs grands pays occidentaux. L’IFI (Institut de Finance Internationale) prévoit que les prêts nets des banques internationales aux pays émergents (hors pays du Golfe) reviennent de USD 401 milliards en 2007 à 245 milliards en 2008 et 135 milliards en 2009 (prévisions du 12/10/2008).
Au niveau mondial, les spreads des emprunteurs publics et privés subissent la hausse intrinsèque du risque de défaut et la réappréciation de ce risque par les marchés. Dans les pays émergents, ils ne bénéficient plus d’une décote spécifique de prime de risque : jusqu’au début de l’été 2008, les primes de risque prenaient en compte des anticipations de « downgrades » dans les pays développés, mais à l’inverse plutôt d’ « upgrades » dans les pays émergents. Depuis l’été, les ratings des émetteurs des pays émergents sont eux aussi anticipés en dégradation tendancielle. Au-delà du risque dedéfaut, la rareté de la ressource internationale en dollar, peut-être même en euro et yen, risque de durer plusieurs mois et de contraindre l’offre obligataire et de prêts syndiqués internationaux. En août, septembre et sans doute aussi octobre, les émissions obligataires internationales des pays émergents ont été très faibles.
Le recours aux capitaux propres, via le marché primaire actions, devrait être réduit. En revanche, les IDE, qui ont jusqu’à présent bien résisté, ne devraient baisser que modérément.
Sous l’effet en partie de la crise internationale, la capacité des banques locales, non seulement à continuer d’accroître l’offre de crédits au secteur privé mais aussi se substituer aux autres sources défaillantes de financement (externes et internes de marché), va devenir problématique dans nombre de pays émergents, étendant la situation de credit crunch larvé des grands pays développés à une partie du monde émergent(4). Ce diagnostic repose (suivant les pays) sur la trop forte expansion des crédits les années précédentes, un effet d’éviction accru, des difficultés à accroître ou renouveler le funding bancaire, l’efficacité parfois médiocre des injections de liquidités par les banques centrales et, enfin, le potentiel insuffisant de l’offre bancaire locale, s’agissant de relayer la défaillance d’offre internationale de capitaux.
Au total, les entreprises et banques des pays émergents vont donc passer d’une situation d’abondance d’offre de financement (de 2005 au troisième trimestre 2007) à une situation d’inconfort partiel (du quatrième trimestre 2007 au second trimestre 2008), puis à une situation plus ou moins difficile de credit crunch larvé selon que les secteurs bancaires locaux préserveront ou non une capacité de prêt significative. Cette situation peut durer plusieurs trimestres. Toutefois, le retour des investissements de portefeuille en actions est probable dès que la visibilité sera meilleure, car les price earning ratios des pays émergents touchent début octobre des points bas historiques (autour de 10 selon le MSCI index).
Quelles conséquences sur le cycle économique des pays émergents ?
Même dans l’hypothèse d’une sortie assez rapide de la phase aiguë de crise, le ralentissement sera plus prononcé que ne l’indiquaient les prévisions de début d’été.
La contribution nette du commerce extérieur à la croissance économique des PED est devenue significativement négative à partir de 2006-07. Elle devrait le rester en 2009, malgré le ralentissement de leurs importations.
La demande interne a été le moteur de la croissance des PED jusqu’au printemps 2008, de sorte que la progression de leur PIB n’a guère faibli, malgré la contribution négative du commerce extérieur. L’évolution de cette demande dans les prochains trimestres constitue le principal sujet de préoccupation car se cumulent des facteurs baissiers, pour partie non anticipés il y a quelques mois : un nouvel attentisme des entreprises et ménages, dont la durée dépendra de celle du stress financier international ; la dégradation des termes de l’échange, entraînant mécaniquement une baisse des revenus sous le double effet de la baisse du prix des matières premières en dollar et de la dépréciation de la plupart des monnaies des pays émergents contre dollar ; un effet de richesse négatif désormais non négligeable dans certains pays émergents, sous le double effet des baisses boursières et du retournement du cycle immobilier ; et surtout, la détérioration des conditions de financement. La combinaison d’un credit crunch larvé, se généralisant, de la hausse des taux débiteurs et du ralentissement économique, peut accélérer le ralentissement du crédit domestique, lequel devrait cesser de soutenir la croissance(5) et pourrait entraîner une hausse des défaillances. Le crédit domestique au secteur privé avait progressé pour un ensemble de 37 grands pays émergents de 4,4 points de PIB par an en 2006 et 2007. La hausse avait été très forte en Europe de l’Est et en Amérique latine. Il a déjà reculé d’environ 2 points au premier semestre 2008. Le retournement de cycle immobilier pourrait, dans quelques pays, devenir brutal.
L’affaiblissement de la croissance devrait toutefois être modéré par : Le soutien des politiques économiques, ce qui ne pouvait guère être le cas en 2001-02. Dans une majorité de PED, les politiques budgétaires soutiennent l’activité car la discipline budgétaire de cette décennie procure de nouvelles marges de manœuvre(6). De plus, les tensions sur la liquidité obligent nombre de Banques centrales à entamer une détente de leur politique monétaire, à l’exemple de la Chine. Celle-ci succède à un resserrement via la hausse des taux directeurs, mais qui était resté modeste au regard de l’accélération de l’inflation. Enfin, les dépréciations de taux de change(7), toutefois pour partie non désirées, favorisent les exportations.
Le ralentissement de l’inflation
Déjà, mécaniquement, les hausses de prix à la consommation consécutives à celles des cours des matières premières agricoles à partir du second semestre 2007 sortent de l’indice en glissement annuel depuis l’été. De plus, ralentissement de la demande et surtout baisse du prix des matières premières devraient rapidement ramener la hausse des prix à la consommation vers des niveaux proches de ceux d’avant la mi-2007. Sujet de préoccupation il y a encore quelques mois, l’inflation devrait rapidement repasser au second plan, même si elle reste à surveiller.
Au total, la croissance des PED reviendrait d’environ 6,5 % en 2008 à une fourchette comprise entre 6 % (notre prévision d’août, prévision du FMI de début octobre) et 4,7 % en 2009, en cas de récession aux Etats-Unis, dans l’UE et au Japon.
Notre prévision centrale pour les PED (champ de 37 pays compris) est désormais de 5,1 % pour 2009. Toutefois, il est difficile d’envisager une prévision de croissance inférieure à 4,5 % en 2009, compte tenu des facteurs autonomes de croissance ou des soutiens de politique économique dont peuvent bénéficier un certain nombre de PED dont Chine, Inde et Russie.
Notes
(1) En octobre 2008, le FMI prévoit des taux de progression du PIB des pays émergents de 6,9% en 2008 et 6,1% en 2009 contre seulement 1 % et 0,5% pour les économies développées. Ces prévisions actualisées début octobre supposent une « résilience » des pays émergents aux effets de la crise internationale, qui peut laisser dubitatif. Le 13 octobre, l’IFI a publié de nouvelles prévisions, ramenant la croissance des pays émergents (champ de 35 pays) de 7,6 % en 2007 à 6,6 % en 2008 et 5,5 % en 2009.
(2) Le cycle de l’électronique constitue une inconnue majeure qui vient s’ajouter aux inquiétudes sur le secteur de la construction résidentielle. Le scénario du découplage partiel entre pays émergents et pays développés reposait en effet en grande partie sur l’idée que les pays émergents étaient soumis à un choc diffus de demande (via les effets multiplicateurs du ralentissement de la demande privée aux Etats-Unis et en Europe sur les exportations) mais pas un choc sectoriel à l’image de ce qui s’était passé en 2001 avec l’éclatement de la bulle internet. Or l’indicateur avancé de JP Morgan du cycle électronique en Asie indique une dégradation tout aussi prononcée qu’il y a sept ans.
(3) Le « Baltic dry index », reflet des coûts du transport par bateau, a chuté d’un pic de 12.000 en avril-mai à moins de 3.000 fin septembre, soit le niveau moyen de la période 1996-2008.
(4) Les situations sont très différentes d’un pays à l’autre.
(5) Certes, la production de crédit nouveau ne finance pas que de la croissance. Elle peut aussi financer de la hausse des prix d’actifs, donc une bulle. Il n’empêche. La forte inflexion de tendance du crédit observée, depuis fin 2007, contribue au ralentissement de la demande interne, donc du PIB.
(6) Soit par des plans de relance, un desserrement des contraintes sur les dépenses, ou des plans pluriannuels d’investissement, notamment dans les pays exportateurs de pétrole. A l’un de ces différents titres, on peut citer : Algérie, Argentine, Chili, Chine, Corée du Sud, GCC, Indonésie, Malaisie, Mexique, Russie, Philippines, Singapour, Thaïlande, Turquie, Venezuela.
(7 )Ces dépréciations pourraient toutefois n’être que préventives, résultant de l’aversion au risque et l’urgente nécessité de rapatrier des dollars.