par Jean-Marie Mercadal, Directeur Général Délégué en charge des gestions chez OFI AM
L’été financier a été plutôt calme, à l’image de l’indice VIX stabilisé à 20/25 contre un plus haut de 80 en mars. Si l’épidémie regagne du terrain un peu partout, il ne semble pas que ce soit une préoccupation majeure pour les marchés : systèmes de santé loin d’être saturés, gestes barrières entrés dans les mœurs et confiance sur la découverte pro- chaine d’un vaccin. Les investisseurs actent donc un scénario de reprise économique progressive, des mar- chés sous le contrôle des Banques Centrales, dans un monde de plus en plus connecté et technologique… Ce scénario positif de sortie de crise est-il déjà dans les cours ? Quels sont les risques de la rentrée ?
Les investisseurs ont pu passer un été serein. Les Banques Cen- trales ont ancré les taux d’intérêt à des niveaux très bas, stables depuis mars, si bien que l’ensemble des marchés a été plutôt calme : l’indice CAC 40 oscille autour de 5 000 points depuis début juin, l’indice EuroStoxx autour de 3 250 points. Et il y a eu assez peu de mouvement sur les parités de change. Seules trois classes d’actifs se sont distinguées dans cet environnement atone :
- La technologie, et surtout les grandes valeurs américaines du secteur. Pour la première fois, une entreprise vient de dépasser le seuil de 2 000 Mds de capitalisation boursière : Apple, dont la va- leur représente ainsi près de 85 % du PIB de la France. Son cours vient de doubler depuis mars, et les autres valeurs stars du secteur technologique ont connu un parcours similaire. Le rebond des in- dices actions est impressionnant, mais il masque une très grande disparité de performances selon les secteurs. L’indice S&P 495, qui exclue les 5 plus grandes capitalisations de l’indice S&P 500 (Apple, Microsoft, Alphabet (Google), Amazon et Facebook) n’aurait progressé que de 23 % alors que l’indice S&P 500 a progressé de plus de 55 % ! Pour l’illustrer autrement, ces 5 valeurs ont ajouté 4 800 Mds$ de capitalisation boursière supplémentaire depuis les plus bas, contre seulement 3 800 Mds$ pour les autres 495 valeurs. Il y a toujours eu des secteurs dominants en Bourse, mais cette fois-ci, le niveau de concentration de l’indice phare pour les actions internationales est extrême, avec ces 5 valeurs qui représentent près de 25 % de l’indice. Notons que le PER(1) 2020 moyen de ces 5 valeurs est proche de 40 et que leur PER 2021 est de 32, ce qui signifie que leurs profits agrégés sont attendus en hausse de plus de 20 % l’an prochain. C’est la grande différence avec la bulle technologique de 2000 : ces entreprises font des bénéfices. Pour l’instant, les forces sous-jacentes aux valeurs de croissance, et plus particulièrement au secteur de la technologie, sont toujours actives. Leur parcours boursier reflète leur capacité à générer des « cash flows » positifs supérieurs dans un contexte de faible crois- sance. L’actualisation de ces flux positifs futurs à des taux de plus en plus bas contribue à renchérir leur prix. Mais après un tel parcours, le risque de correction ne semble pas négligeable et le moindre grain de sable sur ce segment pourrait entraîner une consolidation générale des marchés actions. Inversement, les secteurs industriels (automobile, aéronautique…), financiers, et liés à l’énergie pèsent de moins en moins. La sortie d’Exxon Mobil de l’indice Dow Jones, l’une des plus anciennes valeurs de l’histoire économique amé- ricaine, en est une belle illustration. Il y a toutefois des raisons objectives au « déclassement » de ces secteurs « traditionnels » : le transport aérien risque d’être impacté pour longtemps par le développement des techniques de visio-conférence alors qu’il est de plus en plus politiquement incorrect pour la planète de prendre l’avion. De même, les moteurs thermiques sont de plus en plus stigmatisés. Autre illustration : l’action Tesla. Sa capitalisa- tion de près de 400 Mds$, soit plus que tout le reste du secteur automobile américain, ne reflète pas uniquement son savoir-faire en matière de construction automobile. Cette entreprise est révé- latrice de l’ambiance actuelle : elle personnifie le « futur » avec des activités en avance dans plusieurs domaines : la conduite auto- nome, l’industrie spatiale, de nouveaux moyens de déplacement… Quelle est la valorisation objective pour le « futur » ?
- L’or : l’once a atteint cet été un nouveau record historique, dé- passant au plus haut 2 000 $, ce qui porte sa progression à près de 30 % depuis le début de l’année. Nous l’avions déjà mentionné, l’or et les métaux précieux sont très intéressants dans le contexte actuel. Leur coût de détention est faible dans un monde où les taux réels sont négatifs. Par ailleurs, la valeur intrinsèque des monnaies se pose alors qu’elles sont adossées à des pays désormais très endettés. La confiance envers les titres gouvernementaux est sérieusement entamée car la question de la solvabilité des États paraît légitime, et les placements « physiques » constituent une bonne alternative. D’autant plus que, dans une optique de construc- tion de portefeuille, l’or est un actif diversifiant et décorrélé. Il peut donc remplacer une partie des obligations gouvernementales dans les allocations, qui constituaient l’actif défensif ultime mais qui n’ont plus beaucoup de potentiel vu les faibles rendements atteints. Enfin, l’or est un actif protecteur contre l’inflation. Après le parcours récent, une phase de consolidation pourrait toutefois s’ouvrir car, là aussi, ce scénario favorable est probablement déjà dans les cours. Mais cela donnera des opportunités de renforcement.
- Les obligations indexées contre l’inflation. Peu d’investisseurs s’y intéressaient, et à juste titre : l’environnement économique actuel s’assimile davantage à une situation générale de « japoni- sation » qui fait craindre la déflation. L’inflation implicite(2) inscrite dans le cours de ces obligations s’est nettement reprise ces der- nières semaines, passant de 1,00 % à 1,75 % aux États-Unis à 10 ans et de 0,20 % à 0,75 % sur le Bund allemand correspondant. Les « Linkers »(3) de la zone Euro ont donc regagné plus de 4,5 % depuis leurs plus bas niveaux du printemps. Cela signifie que de plus en plus d’investisseurs se couvrent contre une reprise éventuelle de l’inflation, qui était tombée à des niveaux très faibles, et qui pour- rait se reprendre dans les prochaines années. Les arguments en faveur de cette thèse découlent des politiques très agressives des Banques Centrales qui ont laissé leur bilan se gonfler et permettre aux gouvernements de creuser leurs déficits, ce qui est une forme de création monétaire artificielle. Les arguments tournent aussi autour des phénomènes de relocalisation, de remontée des salaires du fait des augmentations accordées par les gouverne- ments et aussi par la recherche de main-d’œuvre qualifiée.
Sur le plan économique, les dernières statistiques publiées sont encourageantes. La reprise est consistante, surtout sur le plan de la consommation, car les ménages américains et européens ont bénéficié de mesures d’accompagnement et que leur situation financière ne s’est pas trop détériorée. Mais cela pourrait ne pas durer. Tôt ou tard, les mesures d’accompagnement vont s’arrêter et les secteurs qui ont, ou vont, massivement licencier, ne vont pas réembaucher tout de suite. C’est le cas du secteur des ser- vices (tourisme), dans le secteur aérien, l’industrie aéronautique et l’automobile. À moins qu’un vaccin soit découvert rapidement, le consensus est que le niveau d’activité global pré-crise pourrait être atteint au tournant des années 2022 et 2023. En attendant, les statistiques donneront des chiffres impressionnants, mais les taux de croissance instantanés doivent être analysés avec prudence car les effets de base sont très importants du fait de l’arrêt des économies au printemps. La croissance mondiale devrait donc se contracter de l’ordre de 4,5 % cette année et un rebond de 5,4 % est attendu en 2021. À court terme, il conviendra de suivre l’évolution de l’épidémie : après les mouvements de population estivaux, les retours à la maison peuvent provoquer un regain de l’épidémie. Si d’ici quelques semaines il n’y a pas de saturation des systèmes de santé, les marchés auront « eu raison » de « passer à autre chose » !
L’actualité des marchés sera aussi impactée par le contexte géopolitique et politique. Dans les prochaines semaines, deux sujets principaux seront à suivre : les élections présidentielles américaines et le contexte social en Europe.
Aux États-Unis, il reste moins de 100 jours avant l’élection. Une victoire de Joe Biden paraît aujourd’hui la plus probable, mais les marchés ne semblent pas encore l’avoir intégré : il y a une grande méfiance sur les sondages et la campagne devrait se durcir dans les prochaines semaines. Il y a deux principaux scénarios. Le plus simple pour les marchés, mais pas le plus probable actuellement, serait une victoire de Donald Trump avec les Républicains qui garderaient le contrôle du Sénat. Peu de mouvement de marchés seraient à attendre. Le second cas serait celui d’une « vague démocrate », avec une élection de Joe Biden et une majorité dans les deux chambres. Dans ce cas, son programme serait appliqué, avec possiblement une correction boursière : il prévoit en effet de remonter le taux de l’impôt sur les entreprises à 28 % (21 % actuellement) et de faire remonter les charges patronales (sur les salaires dépassant 400 000 USD) et des hausses du salaire minimum. Il envisage aussi une série de mesures visant à remonter les impôts sur les gros revenus et réduire les déductions fiscales sur les revenus de dividendes et sur les plus-values. Certains stratèges estiment que l’implémentation totale des mesures envisagées minorerait de près de 8 % les bénéfices de l’indice S&P 500.
En Europe, et en France en particulier, la rentrée sociale risque d’être agitée. Les populations sont encore marquées par les confi- nements et par le climat anxiogène, et l’afflux de liquidités fournies par les Banques Centrales ranime les revendications. Il conviendra de suivre ces événements avec attention. Il ne faudrait pas que le plan de relance de la zone Euro, financé pour la première fois par un emprunt de la Commission européenne, serve à financer des augmentations de salaire, au détriment des investissements dans les secteurs d’avenir, au risque de relancer les désaccords entre les pays européens.
Taux d’intérêt : la légère inflexion de la politique monétaire américaine donne de la visibilité, mais pourrait aussi engendrer davantage de volatilité
La Reserve fédérale américaine a décidé de procéder à une revue stratégique de sa politique monétaire, qui doit recentrer ses objectifs en faveur de l’économie et de l’emploi plutôt que sur un objectif strict d’inflation. Celle-ci pourrait donc dépasser le niveau de 2 % pendant une certaine durée sans modification proportionnée des taux directeurs. Jerome Powell a ainsi laissé entendre qu’avec cette nouvelle approche, les taux directeurs n’auraient pas été remontés en 2015 pour prévenir les risques inflationnistes. Les marchés ont donc compris que le taux des Fed Funds allait rester dans la fourchette actuelle 0,00 %/0,25 % pour longtemps. Les Fed Funds Fu- ture sont ainsi stables jusqu’en 2024. Paradoxalement, cela pourrait engendrer davantage de volatilité sur la partie longue de la courbe des taux. Après le discours virtuel de Jackson Hole, le rendement des T-Notes à 10 ans s’est ainsi tendu de quelques 10 points de base. Nous pensons de ce fait qu’il pourrait y avoir un regain de volatilité sur les taux longs, et qu’ils pourraient atteindre la zone de 1 % en accompagnement de la reprise économique en cours. En revanche, nous ne croyons pas à une forte tension des taux longs dans le contexte actuel de croissance inférieure à son potentiel et aussi surtout parce que les déficits publics créés par l’État fédéral nécessitent un refinancement à des taux bas. En cas de forte tension, la Fed interviendrait par des achats sur les marchés ce qui, d’une certaine façon, reviendrait à une forme de contrôle total de la courbe des taux.
En zone Euro, la nouvelle présidente de la BCE, Christine Lagarde, s’est aussi engagée au début de son mandat à procéder à une revue complète stratégique. Les conclusions de ces travaux ne sont pas encore connues. Aucune modification de la stratégie n’est attendue à court terme, si bien que les taux directeurs resteront à leurs niveaux actuels pendant encore longtemps. La question de l’euro se posera tôt ou tard si le dollar continue à baisser, car une monnaie européenne trop forte pénaliserait l’industrie de la zone Euro. Nous n’anticipons cependant pas de grand mouvement sur la parité euro/dollar : les taux ont beaucoup convergé cette année, de même que les politiques budgétaires et monétaires.
Nous ne voyons donc pas de grand mouvement directionnel sur les taux d’intérêt obligataires. Le rendement du Bund à 10 ans pourrait éventuellement remonter jusqu’à la zone de -0,25 % en accompa- gnement des taux américains et de la reprise économique.
Les obligations d’entreprise « Investment Grade » et « High Yield » ont continué à être recherchées et les « spreads » se sont encore réduits. Elles sont désormais beaucoup moins attractives, mais vu que les taux courts vont rester très bas à leurs niveaux actuels, elles restent intéressantes pour le différentiel de rendement offert.
Les rendements ont baissé aussi sur les obligations émergentes alors que les devises dans l’ensemble sont restées stables contre le dollar ces dernières semaines, à des niveaux plutôt proches des bas de fourchettes historiques. Un portefeuille équilibré de dettes émergentes en monnaies locales donne un rendement de l’ordre de 5 % sur des maturités de 5 ans, ce qui reste correct et diversifiant dans un portefeuille obligataire.
Actions : les bénéfices des entreprises américaines ont été assez résilients
Sur les marchés actions, les tendances observées depuis les plus bas niveaux du mois de mars se poursuivent. Le rebond des indices actions est impressionnant (+57 % pour l’indice S&P 500, +43 % pour l’indice EuroStoxx…), mais il masque une très grande disparité de performances selon les secteurs. Les entreprises ont publié cet été leurs résultats qui incluent la période de confinement du prin- temps dernier. Comme attendu, les résultats de cette année vont fortement baisser, mais peut-être pas autant que ce qui avait été craint, certains secteurs s’en sortant très bien comme la techno- logie. Aux États-Unis, les bénéfices agrégés de l’indice S&P 500 seront de l’ordre de 125 USD par unité d’indice cette année contre 162 USD l’année dernière, soit une baisse de « seulement » 23 % qui contraste avec les anticipations initiales « top down », qui donnaient plutôt une baisse de l’ordre de 35 % à 40 %. Cela donnerait donc un PER 2020 de 28 aux cours actuels. Un rebond de 30 % des bénéfices est attendu pour le moment en 2021, soit un retour aux bénéfices en masse de 2019, ce qui semble encore assez peu fiable au stade actuel. Toutefois, si ces prévisions sont atteintes, cela donnerait un PER 2021 de 21, ce qui reste historiquement élevé. La question qui se pose est de savoir si ce mouvement de renchérissement, qui dépend désormais majoritairement du segment « croissance », ne va pas « trop vite, trop loin » ? Les marchés anticipent généralement le rebond des profits si bien que, quand ils se concrétisent, on assiste à un dégonfle- ment des PER. Si l’on admet qu’une valorisation plus élevée se justifie car les taux d’intérêt vont rester structurellement bas, un PER 2021 de 25 donnerait un niveau d’indice à 4 075, soit un potentiel d’appréciation supplémentaire de 16 % par rap- port aux niveaux actuels. Ce serait le « best case scénario ». Le raisonnement sur les actions européennes est similaire. Les résultats vont baisser de 40 % cette année, ce qui donne un PER 2020 instantané de 25. Un rebond des profits de 45 % est attendu pour 2021 ce qui, contrairement aux actions américaines, resterait toute- fois en deçà de près de 10 % par rapport aux résultats obtenus en 2019.
En conséquence, nous pensons que les marchés, dans un scénario très favorable, ont un potentiel de l’ordre de 15 % par rapport aux cours actuels. Ce scénario suppose un enchaînement parfait des événements, ce qui paraît encore aléatoire à ce stade. Nous pensons plutôt qu’une phase plus incertaine et plus volatile pourrait s’ouvrir, qui donnera en revanche des points d’entrée.
Notre scénario central
Tout semble possible dans cette année 2020 si particulière. Les marchés sont en train d’anticiper un scénario de sortie de crise presque idéal et les facteurs de risque semblent délaissés, étouffés par la puissance infinie des Banques Centrales. Mais une bonne partie de ce scénario positif nous semble déjà largement intégrée dans les cours.
En conséquence, nous restons neutres sur les actions : elles présentent beaucoup d’atouts et de potentiel à long terme, notamment pour leurs dividendes. Mais il ne faut pas se retrouver en situation de couper le risque en cas de nouvelle correction significative intempestive.
Au contraire, il convient de conserver des disponibilités pour avoir la capacité d’investir à bon compte. En cette période de rentrée traditionnellement plus volatile, nous préconisons donc des stratégies diversifiées et équilibrées, en privilégiant si possible les stratégies convexes optionnelles.
NOTES
- PER : Price Earning Ratio. Indicateur d’analyse boursière : ratio de cours divisé par le bénéfice
- Inflation implicite : inflation inscrite dans le cours des obligations indexées
- Linkers : obligations dont le cours est lié à l’évolution de l’inflation.