par John Plassard, Spécialiste en investissement chez Mirabaud
Rarement la question de la dette aura été aussi commentée par les économistes et les médias financiers pendant la crise du coronavirus. La question du remboursement de la dette publique, dont le montant a explosé sous l’effet de la pandémie, hante les esprits. Aucun pays n’y échappe et les conséquences économiques dévastatrices sont scrutées de très près. Pourtant, au sortir de la crise (car nous en sortirons) il est des plus probables que certains États endettés demandent purement et simplement l’annulation d’une partie (ou de la totalité) de leur « dette Covid ». Que faut-il en penser ? Synthèse et analyse.
a. Les faits
Il n'y a pas si longtemps, on pensait que la dette publique d'un pays devait rester bien en deçà de la taille de son économie. Aux États-Unis, la dette publique représentait environ 60 % du PIB à la veille de la crise financière mondiale, il y a un peu plus de dix ans, et le traité fondateur de l'Union européenne prévoyait en fait un plafond de la dette publique de 60 % du PIB.
Mais, comme d'autres choses qui ont pu être considérées comme allant de soi, la pandémie a au moins temporairement mis fin à cette ligne directrice de l'Union européenne, alors que les décideurs politiques s'efforcent de soutenir les économies.
La dette américaine n'a fait que continuer à augmenter, dépassant de loin la taille de l'économie du pays et la dette contractée lors de la Deuxième Guerre mondiale, alors que des mesures sont adoptées pour amortir l'impact de COVID-19. Les États-Unis ne sont pas seuls : les gouvernements du monde entier ont emprunté massivement pour lutter contre la pandémie.
L'augmentation du niveau de la dette risque de faire craindre des faillites étatiques potentielles. De plus, l'approche circulaire consistant à demander à une banque centrale de pomper de l'argent pour les dépenses publiques déclenche des avertissements sur l'inflation qui en résulte.
Les pays en développement, par exemple, pourraient ne pas être en mesure d'exploiter les mêmes ressources que leurs homologues plus riches, et seront probablement bientôt obligés de rembourser des milliards de dollars de dettes faute de quoi les agences de notation baisseront leurs notes.
b. Une demande d’annulation de la dette
Début février, plus de 100 économistes lancent un appel à annuler les dettes publiques détenues par la Banque centrale européenne (BCE) pour faciliter la reconstruction sociale et écologique après la pandémie de Covid-19.
Les signataires estiment que l'institution sise à Francfort pourrait, en annulant ses créances offrir aux États européens les moyens de leur reconstruction écologique, mais aussi de réparer la casse sociale, économique et culturelle.
L'effacement des dettes publiques ou leur transformation en dettes perpétuelles sans intérêt se ferait en échange d'un engagement des États à investir les mêmes montants dans la reconstruction écologique et sociale. Le groupe d’économistes estime que ces montants s'élèvent aujourd'hui, pour l'ensemble de l'Europe, à près de 2’500 milliards d'euros.
c. Une fin de non-recevoir, pour l’instant…
Suite à la tribune des économistes pour annuler la dette de la BCE (voir Point b), Christine Lagarde, la présidente de la BCE a affirmé ne pas envisager le moindre début de négociation sur la dette liée à la pandémie de coronavirus. L’annulation de celle-ci est « inenvisageable » et serait « une violation du traité européen qui interdit strictement le financement monétaire des États ».
« Si l’énergie dépensée à réclamer une annulation de la dette par la BCE était consacrée à un débat sur l’utilisation de cette dette, ce serait beaucoup plus utile ! À quoi sera affectée la dépense publique ? Sur quels secteurs d’avenir investir ? Voilà le sujet essentiel aujourd’hui ». « Tous les pays de la zone euro émergeront de cette crise avec des niveaux de dette élevés », a estimé pour sa part Christine Lagarde.
Mais « il ne fait aucun doute qu’ils parviendront à la rembourser. Les dettes se gèrent dans le temps long. Les investissements réalisés dans des secteurs déterminants pour l’avenir engendreront une croissancex plus forte ».
d. Un calcul binaire
Alors que la dette publique américaine a atteint un sommet inégalé depuis la Seconde Guerre mondiale, l’impact sur les marchés financiers a été nul. Plusieurs raisons à cela. La pandémie semble remodeler davantage la façon dont beaucoup de gens pensent à une dette publique importante. Ceux qui ont pu autrefois être effrayés par ce concept semblent maintenant être d'accord avec lui, si l'argent est utilisé à bon escient et que les intérêts dus restent relativement faibles.
Ainsi, même si des pays comme le Royaume-Uni enregistrent une dette record, que certains comme l'Afrique du Sud doivent imposer un gel des salaires dans le secteur public qui risque de provoquer des troubles et que le ratio de la dette publique au PIB devrait atteindre 140 % dans les économies développées, de nombreux experts ont une recommandation générale : continuer à emprunter
Certains gouvernements, notamment celui des États-Unis, « excusent » aussi la progression de la dette en affirmant que lorsque la croissance sera revenue, elle permettra de rembourser les dettes (notamment à travers des hausses d’impôts).
e. Que dit le droit ?
Avant de parler de droit, il est important de rappeler ici qu’un État ne remboursera jamais intégralement sa dette puisqu’à l’arrivée des échéances des emprunts, il en contracte d’autres. On parle donc plus du remboursement de l’intérêt de la dette que de la dette elle-même.
Si on revient cependant sur l’effacement de la dette d’un pays, le traité de Lisbonne nous apprend que la BCE est juridiquement indépendante des États et qu’il lui est interdit de financer ces derniers. L’annulation de la dette contreviendrait donc à ce principe avec toutes les conséquences que l’on peut imaginer.
Il faudrait donc que les États membres acceptent de modifier les traités européens, décision qui nécessite une unanimité, ce qui est aujourd’hui inenvisageable.
Rappelons ici que la mutualisation de la dette a déjà donné lieu à des discussions sans fin entre les pays « du nord » et ceux « du sud ».
Enfin, comment ne pas rappeler un document de la Cneced (Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement) qui précise que « L’obligation que formule le droit international de rembourser ses dettes n’a jamais été considérée comme absolue et s’est fréquemment vue limitée ou nuancée ». Il y a donc matière à « discussion ».
f. Annuler la dette ? Facile !
Contrairement à ce que l’on pense, il y a des exemples criants d’annulation de la dette d’un pays dans les livres d’histoire. On peut notamment citer la dette du Mexique (1861), de Cuba (1898), de l’Union soviétique (1918), de la République fédérale d’Allemagne (1953) ou encore de l’Irak (2003) – « De toute évidence, le peuple irakien ne doit pas être accablé par les dettes contractées au bénéfice du régime d’un dictateur désormais en fuite » John Snow, le secrétaire au Trésor américain.
Pour revenir à l’Allemagne, le 27 février 1953, est signé un accord sur la dette allemande. Il prévoit une réduction d’au minimum 50 % des montants empruntés par l’Allemagne entre les deux guerres mondiales ; un moratoire de cinq ans pour le remboursement des dettes ; un report sine die des dettes de guerre qui auraient pu être réclamées à Bonn. Les économistes estiment alors la réduction des dettes allemandes à 90 % ; la possibilité pour Bonn de rembourser dans sa propre monnaie ; une limite aux montants consacrés au service de la dette (5 % de la valeur des exportations du pays) et au taux d’intérêt servi par l’Allemagne (5 % également).
Le Monde diplomatique listait en 2015 d’autres annulations de dette depuis 1868, dont :
- 1868. États-Unis. A la fin de la guerre civile, Washington déclare la dette de la Confédération « nulle. »
- 1883. Mexique. Loi sur le règlement de la dette nationale qui répudie les dettes contractées de 1857 à 1860 et de 1863 à 1867.
- 1902-1903. Venezuela. À la suite du refus de Caracas de rembourser sa dette, les flottes britannique, allemande et italienne imposent un blocus naval au pays.
- 1907. Venezuela. La convention Drago-Porter interdit le recours à la force pour le recouvrement de créances.
- 1919. Pologne. Le traité de Versailles annule la dette réclamée par l’Allemagne et la Prusse à Varsovie.
- 1922. Costa Rica. San José dénonce les contrats passés de 1917 à 1919 par le général putschiste Federico Tinoco. La Cour suprême américaine, qui arbitre l’affaire opposant le Costa Rica à la Grande-Bretagne, juge les contrats invalides puisque réalisés au détriment de la population.
- 1991. Pologne. Dès l’arrivée au pouvoir de M. Lech Walesa, en 1990, les créanciers du pays lui accordent une réduction de 50 % de sa dette.
- Égypte. Soucieux d’obtenir le soutien du Caire lors de la première guerre du Golfe, les créanciers réduisent de moitié la dette du pays.
- 1996. Le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale lancent l’initiative « Pays pauvres très endettés » (renforcée en 1999).
- 2008. Équateur. Le pays a suspendu le paiement de près de 40 % de sa dette internationale, pour la troisième fois en 14 ans
- Islande. À la suite d’une mobilisation populaire, Reykjavík refuse de régler au Royaume-Uni et aux Pays-Bas une dette liée aux activités de la banque privée Landsbanki.
g. Synthèse
On me demande souvent si le montant de la dette mondiale, dopé par la pandémie du Covid-19, pourrait être une raison qui justifie une correction des marchés. Ma réponse est alors négative, car c’est aujourd’hui « un mal nécessaire ». Cependant penser qu’il ne faudra pas songer à en débattre un jour, quitte à annuler une partie de la dette pour certains pays (notamment en voie de développement), est une grave erreur. Lorsque la croissance sera de retour, ce sera le thème central débattu par les banques centrales et les gouvernements.