par Jean-François Geneste, conseiller scientifique d’un groupe industriel et représentant de la CFTC à la fédération européenne de la métallurgie
La crise était à peine amorcée que déjà les critiques pleuvaient sur les mathématiques financières qui, soi-disant, seraient les seules responsables du désastre après, quand même, la rapacité légendaire des acteurs financiers. Je ne défendrai pas ici ces derniers, car ils sont effectivement coupables de nombreux péchés, ceux d’avidité et de convoitise n’étant pas les moindres.
Néanmoins, attaquer les mathématiques gérant la finance et avec autant d’empressement pourrait, au premier abord, surprendre. Ceux qui avaient remarqué, voilà quelques années déjà, le mouvement d’humeur des élèves d’économie de l’Ecole Normale Supérieure, lesquels se plaignaient de la trop grande mathématisation de leur discipline seront déjà néanmoins avertis.
Mais pourquoi alors cette attaque en règle contre les mathématiques de la finance et ce semblant de récurrence du propos ?
L’analyse de la situation est assez simple. Le modèle de base utilisé en salles de marchés aujourd’hui est celui de Black et Scholes, qui leur a valu le prix Nobel en 1997. Ce modèle, inventé en 1973 est relativement simple (il fait quand même appel à l’intégrale de Itô Doeblin) mais il a été largement raffiné en introduisant des discontinuités dans le modèle via des processus dits de Lévy. Cela en rend les mathématiques relativement compliquées et seuls quelques spécialistes dans le monde, disons quelques centaines, en maîtrisent les tenants et aboutissants. Néanmoins, les maîtres de ce système ont là un atout incomparable en main. Un de mes anciens patrons avait coutume de dire qu’on ne maîtrise bien que ce que l’on sait mesurer et, d’une certaine façon, les mathématiques sont une sorte de gigantesque théorie de la mesure. Leur introduction est donc naturelle. Les autres, ceux qui sont moins matheux, en comparaison, vont raconter des boniments et, c’est bien connu, sauf auprès des badauds, les boniments, en général, rapportent peu. Mais voyez bien la subtilité ; ceux qui sont trop faibles en maths pour appréhender le système cherchent la moindre occasion pour le dénigrer et ainsi essayer de reconquérir un paradis perdu. Nous reviendrons sur cela plus tard, mais passons provisoirement à un autre sujet.
La déconfiture des marchés financiers est donc, pour certains, attribuable aux mathématiques qui y sont appliquées, mathématiques qui n’auraient pas pu prévenir la crise et donc, mathématiques qu’il faudrait contenir sinon éliminer. Remarquons alors que ceux qui font reproche aux mathématiques des marchés financiers sont d’une évidente mauvaise foi. La formule de Black Merton et Scholes avec ses petites sœurs plus récentes, n’a pas vocation à prévenir les crises. Elle a vocation à régulariser le système et à permettre à des opérateurs de lisser les aléas du marché. Si une crise arrive, elle la lisse aussi mais lorsque la crise est violente, l’outil est inadéquat. En tous cas, le système n’a pas vocation à être une boule de cristal qui va prévoir l’imprévisible. Par ailleurs, la crise s’est déclenchée lors de l’effondrement du marché immobilier aux USA via la titrisation des prêts.
Il est facile de critiquer ce système qui constitue en lui-même en une plutôt bonne idée car, à l’origine, c’est une idée sociale qui permet une accession plus facile à la propriété. Plus que de condamner la titrisation des prêts immobiliers aux Etats-Unis (les autres prêts non immobiliers sont titrisés depuis longtemps) on ferait mieux de regarder non pas comment la crise est apparue mais comment d’un point somme toute mineur (70 milliards de dollars potentiellement de déficit sur le marché immobilier américain) elle s’est transformée en une crise globale à plus de 3000 milliards de dollars et encore ce n’est pas fini. On a alors glosé sur la répartition du risque qui lie tous les acteurs. Certes ! Mais c’est justement cette mutualisation du risque qui a conduit, pendant des années, à avoir du crédit peu cher ; si peu cher d’ailleurs que le crédit n’a jamais été aussi bon marché de par le monde que dans les 10 ans écoulés, ce qui a conduit à une croissance salutaire.
On ne peut donc pas vouloir une chose et son contraire. Pourtant, c’est en partie la mutualisation du risque, en rendant les différents acteurs dépendants, qui a entraîné la crise. En fait ce n’est pas tant la dépendance en elle-même que l’incapacité des acteurs à connaître leur degré de dépendance vis-à-vis des autres. Les politiciens ont alors hurlé avec les loups et ont demandé de la transparence. Mais que veut dire la transparence ? Il y a en fait deux façons de répartir le risque. Le système financier est caractérisé par un objectif de gain et ce gain, en mathématiques, s’écrit sous la forme d’une espérance mathématique où gi est le gain « atomique » et pi sa probabilité d’occurrence. En théorie on peut répartir les probabilités, cela se fait couramment dans l’industrie, mais pour des raisons non évidentes et trop compliquées à expliquer ici, cela ne peut pas réellement se faire en finance. Il ne reste donc, en fait, qu’une seule manière de répartir le risque, c’est de garder les probabilités telles quelles et ensuite de répartir les gi entre différents acteurs. Certes, si les acteurs sont informés de ce que vaut pi ils peuvent connaître encore leur risque réel, mais il est bien évident que si on « mélange » plusieurs risques pour en faire un nouveau produit, même si on arrive à lui calculer une espérance de gain, on a perdu, de fait la traçabilité du risque réel et cela empire avec la dilution de la dilution, etc..
La transparence n’amène donc rien et n’amènera rien car elle est vaine et les politiciens ont perdu une occasion de se taire car jamais la transparence n’arrêtera une quelconque crise. Pour ceux qui sont un peu physiciens, la dilution amène de l’entropie et quand l’entropie augmente on perd de l’information au sens de la théorie de l’information. Puisqu’il est question des physiciens, faisons une digression sur une de leurs critiques actuelles. Ils estiment en effet que les équations de la finance sont linéaires, ce qui constituerait là l’approximation du modèle qui va amener inéluctablement, à terme, à la crise. Ils se basent pour ce faire sur leur expérience de physicien qui leur a montré, tout au long du vingtième siècle, que plus on veut maîtriser un phénomène plus il faut tenir compte de ce qu’on appelle les phénomènes non linéaires qui deviennent alors prépondérants. En réalité, ils commettent ici une erreur en s’immisçant dans un domaine qu’ils ne connaissent pas. En effet, l’intégrale d’Itô est linéaire mais la différentielle dW(t) du mouvement brownien, qui n’est ici qu’une notation, représente en fait un calcul de différences du deuxième ordre. La linéarité du physicien invoquée plus haut n’est donc pas justifiée et si, de plus, on ajoute des termes du type dP(t) en généralisant l’intégrale d’Itô aux processus de Poisson, on n’est même plus continu. Exit donc la critique.
En réalité, la répartition du risque est salutaire et c’est même, presque, la seule voie de progrès. Par contre, les mélanges de produits risqués avec titrisation et, encore une fois, sans insister sur les subprimes qui ne sont pas réellement en cause dans leur principe, ces mélanges de produits, par des alchimistes apprentis sorciers, voilà là une des racines du mal. Car ce ne sont pas les quelques centaines de brillants mathématiciens dont il est question plus haut qui ont, dans la plupart des cas, mis au point ces formules, mais bien des margoulins, des bonimenteurs pour reprendre les termes cités plus haut, ceux pour qui, pour revenir aux notions de l’école primaire, n’hésitent pas à ajouter des choux et des carottes. Aussi, ce n’est pas moins de mathématiques qu’il faut en finance, mais plus de mathématiques et pratiquées par des personnes plus compétentes.
Malheureusement, le coup est parti. Les grands prêtres, agents zélés des médias, prompts à dénoncer n’importe quoi du moment que cela fait vendre du papier, ont décidé que c’étaient les mathématiques des marchés financiers qui étaient la cause de nos maux. Cela vient s’ajouter à la sempiternelle rengaine européenne réglée depuis maintenant des décennies qui voit dans la science la source de tous les maux de la société. En effet, n’entend-on pas à longueur de journée que c’est la science qui est responsable du réchauffement climatique, de la pollution, du chômage, etc.. C’est, bien entendu, une erreur considérable que ne commettent ni les Américains, ni les Japonais, ni les Chinois, entre autres. Dans ces conditions, le statut des scientifiques, bouc émissaires bien faciles pour les ignares, va encore se dégrader et Valérie Pécresse, ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, n’est pas prête d’arrêter de se désoler sur la fuite des cerveaux. Après tout, si l’Europe préfère vivre au Moyen age, peut-être est-ce son problème et pas celui des scientifiques qui iront là où les portes leur seront ouvertes.