par Vincent Manuel, Chief Investment Officer chez Indosuez Wealth Management
Changement de régime structurel ou mini boom cyclique américain ? Quelle que soit la réponse qui sera apportée à cette question qui est au centre des choix des investisseurs aujourd’hui, nous sommes probablement à un moment de vérité pour les marchés, avec plusieurs voies possibles pour l’avenir.
Soit la remontée de l’inflation dans les prochains mois n’est qu’une poussée de fièvre temporaire, purement américaine, liée à des effets de base et à une consommation dopée par le plan de relance. Dans ce cas, les banques centrales peuvent concilier leurs différents objectifs (inflation modérée, plein emploi, maintien de conditions financières favorables pour les entreprises et les États) en restant accommodantes encore plusieurs années. Si c’est le cas, les investisseurs peuvent conserver leurs valeurs de croissance séculaire ainsi que leurs actifs à duration longue.
Soit nous assistons à la fin d’un long mouvement de baisse des taux qui serait lui-même le reflet des équilibres qui prévalaient dans le monde d’avant (inflation modérée, énergie bon marché, policy-mix favorable aux entreprises plus qu’aux salariés). Dans ce cas, les banques centrales auront à moyen terme un dilemme important à trancher entre maitrise de l’inflation d’un côté et plein emploi et financement de l’autre. Et si ce scénario s’avère exact, le marché se tournerait davantage vers les matières premières et les actions cycliques que les obligations d’État.
Quelques signes montrent que nous sommes probablement à la croisée des chemins. La remontée des anticipations d’inflation est un premier signal. Le changement de régime de corrélation entre actions et obligations est une autre manifestation de ce changement. La surperformance des actions value délaissées depuis 10 ans est également un stigmate de ce qui ressemble à un nouveau paradigme.
Que nous soyons dans un changement de régime ou dans une simple normalisation cyclique comme nous en avons déjà connu, ce régime de marché devra trouver un nouveau point d’équilibre.
C’est tout le débat qui entoure le point de stabilisation à trouver sur le taux 10 ans américain soumis à des forces contraires. Parfois, la finance se comprend davantage comme un problème de physique (un bilan des forces entre d’un côté la demande et l’inflation et de l’autre les banques centrales et l’épargne).
L’importance que prennent les grands récits dans la finance d’aujourd’hui interpelle. Comme en matière d’idéologie, un grand récit chasse l’autre : nous sommes passés en peu de temps d’un récit de la stagnation séculaire au récit de la reflation séculaire. Il y a objectivement beaucoup de raisons d’y souscrire, notamment un consensus politique dans des démocraties qui doivent renouer avec leur classe moyenne. Mais pour ceux qui se souviennent du récit de la nouvelle économie en 2000, cela peut inciter à rester encore un peu prudents avant d’y souscrire totalement. Or qu’est-ce qu’un grand récit ? Une représentation de la réalité qui vise à valider une thèse et s’écarte parfois des faits.
En réalité il n’y a pas de place pour l’idéologie en matière d’allocation d’actifs. La période est plutôt darwinienne et favorable aux investisseurs qui s’adaptent de manière pragmatique et progressive à une réalité nouvelle et qui intègrent dans leur schéma d’analyse ces nouveaux paramètres.
Un danger aussi important que l’idéologie serait de penser que les recettes du passé peuvent continuer de fonctionner ; c’est vrai autant sur le plan de la politique économique qu’en termes d’allocation.
La comparaison avec la décennie d’inflation faible est invalidée par le fait qu’il y a 10 ans nous sommes sortis d’une crise de liquidité par une reflation du prix des actifs, orchestrée par les banques centrales. Cette fois-ci nous sortons d’une crise sanitaire par une grande distribution d’argent aux ménages américains. Les conséquences seront forcément différentes, et les gloires du passé de l’allocation d’actifs (l’or, la technologie, les bons du trésor) ne sauraient être des vaches sacrées pour l’éternité.