La problématique européenne : la Grèce et les autres

par Philippe Waechter, directeur de la recherche économique de Natixis Asset Management

Les interrogations et incertitudes sur l'économie et les marchés financiers grecs se résument très simplement par les 2 graphiques relatifs aux taux d'intérêt.

Dans le premier, le constat d'une dynamique très différente entre la Grèce et l'Allemagne est clair. L'écart du début de l'année 2009 traduisait des questions de liquidités relatives; le marché grec n'était pas assez liquide comme de nombreux autres marchés européens. Depuis le dernier trimestre 2009, l'écartement spectaculaire des taux d'intérêt traduit une inquiétude sur la question des finances publiques grecques.

Sur le second graphique on constate une évolution proche entre les taux 10 ans et 2 ans jusqu'à la mi-avril puis une divergence très marquée. Le taux à 2 ans progresse alors très vite, beaucoup plus rapidement que le taux à 10 ans. Cela traduit les craintes d'une restructuration de la dette obligataire grecque. L'urgence qui s'est dessinée reflète aussi les échéances que la Grèce doit satisfaire le 19 mai. Elle doit, à cette date, refinancer 8.5 milliards d'euros sur sa dette.

COMMENT APPREHENDER CES DIFFERENTS ELEMENTS ?

Le plus simple est d'adopter une approche chronologique. Le point de départ est l'accord, le 11 avril, sur un plan de soutien à la Grèce. Il s'agit d'un plan sur 3 ans d'un montant de 45 milliards en 2010 plus d'autres montants à négocier pour 2011 et 20121. Ce plan est financé, pour 2010, aux 2/3 par les pays de la zone Euro et 1/3 par le FMI. Dans le même temps, la Grèce s'engage à réduire de façon rapide et significative son déficit budgétaire.

L'objectif de ce plan est de permettre à l'Etat grec de se financer sans avoir recours au marché. Il pourra ainsi mettre en œuvre une politique de stabilisation de ses finances publiques sans pressions excessives des marchés.

Cet accord n'a cependant pas engendré une vraie période d'accalmie car les gouvernements ont mis du temps à mettre en place ces aides. En conséquence, les intervenants sur les marchés ne savaient pas qui interviendrait, sous quelle forme, pour quel montant et à quelle échéance. En d'autres termes, le plan était signé mais les gouvernements et les parlementaires tardaient à le mettre en œuvre. Cela était notamment le cas en Allemagne. Cette situation s'est traduite par une réduction très nette des transactions. En outre, des questions relatives à la légalité de ce plan de soutien ont alimenté les aléas négatifs sur la dette grecque.

La dégradation s'est accélérée lorsque, le 22 avril, Eurostat publiait une nouvelle estimation du déficit public grec pour 2009. Celui-ci est désormais estimé à -13.6 % du PIB contre -12.7 % estimé précédemment. On constate la dérive très marquée des dépenses publiques au cours des 4 dernières années. Cet environnement a engendré une nouvelle défiance sur les marchés grecs provoquant des hausses de taux d'intérêt très spectaculaires.

Face à cette défiance, le premier ministre grec a demandé l'aide des signataires du plan de soutien. Le FMI a donné son accord sans pour autant en dévoiler les modalités. Les pays européens ont été plus hésitants. Il y a, en Allemagne, une élection régionale importante en Rhénanie Westphalie, le 9 mai, et, au regard, de l'hostilité de la population face au sauvetage de la Grèce, le gouvernement est resté prudent dans ses engagements immédiats.

Après la demande urgente du gouvernement grec, la réponse évasive des signataires du pacte a engendré de nouvelles tensions sur les taux d'intérêt grecs. Ce mouvement s'est amplifié lorsque le 27 avril, l'agence de notation Standard and Poor's annonçait la dégradation de la dette grecque, la faisant passer sous le régime d'actif spéculatif.

Ce mouvement accentuait les interrogations sur la capacité de la Grèce à faire face à ses échéances. Les perspectives de restructuration de la dette se sont accrues rapidement tirant le taux 2 ans vers le haut. Les interventions de Dominique Strauss Kahn et de Jean Claude Trichet, le 28 avril, auprès des parlementaires et du gouvernement allemand ont permis probablement d'accélérer la prise de conscience quant à l'urgence qu'il y avait à mettre en place le plan de soutien.

QUELLES SONT AUJOURD'HUI LES QUESTIONS POSEES ?

1 – Quelles sont les raisons de la dégradation de la note de la Grèce mais aussi du Portugal et de l'Espagne ?

Au sein de la zone Euro, il y a trois problèmes majeurs :

  1. Une interrogation sur le modèle de croissance. En Espagne et en Irlande, par exemple, la dynamique de croissance reposait largement sur le secteur immobilier. Ceci ne fonctionne plus, il faut trouver un autre fonctionnement pour l'économie de ces pays.
  2. Lorsque l'on regarde les indicateurs de compétitivité (coûts salariaux corrigés de la productivité) de l'Irlande, de la Grèce, du Portugal et de l'Espagne, force est de constater qu'il y a eu une dégradation de la compétitivité de ces 4 pays. Par le passé, le réajustement s'opérait via une dévaluation de la monnaie. C'est ce qui c'était passé en septembre 1992. Ce n'est plus possible. Au sein de la zone Euro un ajustement est cependant nécessaire. Soit les pays qui ont maintenu ou amélioré leur compétitivité acceptent une dégradation de celle-ci c'est-à-dire davantage d'inflation, soit les 4 pays doivent améliorer leur compétitivité et entrer dans un processus d'ajustement à la baisse des prix et des salaires. Ce processus d'ajustement va être long. Pour peser sur les prix et les salaires, la croissance de l'activité s'inscrira durablement sous la tendance du dernier cycle si celle ci était prolongée
  3. Durant la crise financière, les finances publiques ont été mises à rude épreuve. Les gouvernements et les banques centrales ont pris à leur charge une grande partie des risques qui avaient été pris sur les marchés financiers. Les déficits publics se sont rapidement mais durablement creusés et les dettes publiques ont progressé très rapidement. En zone Euro, le solde budgétaire pour 2009 s'est inscrit à -6.3 % du PIB, aux Etats-Unis il était de -9.9 %.

Pour les pays de la zone Euro il y a donc potentiellement trois sources d'ajustement.

  • Un ajustement budgétaire pour retrouver à terme des marges de manœuvre dans la mise en œuvre de la politique budgétaire. De nombreux pays sont concernés, dont la France puisque son déficit public était de -7.5 % en 2009.
  • Un ajustement de compétitivité afin de rééquilibrer les conditions de la concurrence au sein de la zone euro.
  • Dégager les nouvelles sources de croissance qui permettront d'infléchir la hausse marquée du chômage constatée en Espagne et en Irlande.

Les pays de la zone Euro sont affectés différemment par ces 3 sortes d'ajustement. Le point majeur évoqué par Standard and Poor's lors de l'abaissement des notes de la Grèce, du Portugal et de l'Espagne est que le rythme de croissance devrait être durablement affectés par ces ajustements et qu'en conséquence, le retour à l'équilibre des finances publiques en serait retardé.

LA QUESTION DES FINANCES PUBLIQUES

Une question importante soulevée par les développements précédents est celle relative au rééquilibrage des finances publiques. On observe que le taux d'endettement des Etats a progressé très rapidement durant cette crise. Au regard des premiers développements sur les finances publiques en 2010 ce taux va encore progresser. Il n'y aura pas de réduction spontanée de cet endettement et l'inversion du processus prendra beaucoup de temps du fait de l'inertie des finances publiques même si des mesures rapides sont prises. Des politiques budgétaires plutôt restrictives devront être à l'œuvre pendant un "bon moment".

Sur cette situation va se greffer une augmentation potentielle des dépenses liées au vieillissement de la population et à l'augmentation du nombre des retraités. Ces montants n'ont pas été totalement provisionnés.

Dans un papier récent, la Banque des Règlements Internationaux (BRI)2 donne des indications sur l'effort budgétaire nécessaire pour retrouver l'endettement public constaté en 2007. Pour la France, il faudrait dégager un surplus primaire moyen supérieur à 2.5 % pendant 20 ans à partir de 2011 (il était de -5.1 % en 2009 et légèrement négatif en moyenne sur les 10 dernières années). Des chiffres similaires sont calculés pour les Etats-Unis ou encore pour l'Allemagne.

Le message que l'on peut extraire de ces calculs est que l'effort budgétaire va être important et devra s'inscrire dans la durée s'il est souhaité une réduction, à terme, de l'endettement des Etats. L'objectif est ici de retrouver des marges de manœuvre afin de pouvoir intervenir en cas de nouveau choc négatif sur l'économie. Aujourd'hui les capacités de réaction des Etats est très faible compte tenu des ajustements qui se sont opérés depuis l'automne 2008. Il faut donc retrouver des degrés de liberté dans la gestion de la politique budgétaire. Il faut changer de régime budgétaire avec des ajustements marqués à la baisse sur les dépenses et à la hausse sur les recettes publiques, l'arbitrage entre les 2 dépendant des spécificités de chaque pays.

COMMENT ABORDER LES QUESTIONS IMMEDIATES A L'AUNE DE CES DEVELOPPEMENTS ?

Une question de crédibilité budgétaire

Le premier constat que l'on peut faire sur la Grèce est que c'est le pays qui disposait de la crédibilité budgétaire la plus réduite. De longue date son solde budgétaire est très négatif. On observe que depuis 1999 son solde budgétaire moyen est proche de -6 % et est le plus négatif des pays européens.

De ce point de vue, l'Espagne et l'Irlande ont une situation bien différente. Cela suggère que spontanément, les tensions sur les marchés et les éventuelles contagions sur l'Espagne ou l'Irlande ne traduisent pas un manque de crédibilité budgétaire mais plutôt une interrogation sur le modèle de croissance et la nécessité d'ajuster la compétitivité de ces économies. La contagion si elle doit exister serait en conséquence plus immédiate vers le Portugal dont la situation est plus proche de celle de la Grèce. C'est d'ailleurs ce qui a eu tendance à se dessiner sur les marchés ces dernières semaines.

L'ajustement demandé à la Grèce est il crédible ?

Dans les négociations sur le plan de soutien aux finances publiques grecques il est indiquée l'absolue nécessité de réduire fortement le déficit public. Un papier récent de Cinzia et Gros3 indique qu'un ajustement des finances publiques (solde primaire) d'une dizaine de points de PIB avait été observé en Grèce au début des années 90 mais que cet ajustement avait pris 5 ans. L'autre point important est que l'ajustement comme dans la plupart des pays du sud de l'Europe s'était opéré via une augmentation des recettes et non une baisse des dépenses (le mode d'ajustement par les dépenses est davantage mis à l'œuvre dans le nord de l'Europe pour ces opérations de grande ampleur). Cependant, en dépit de cet ajustement budgétaire, la dette publique avait continué de progresser. En d'autres termes, un ajustement budgétaire peut être mis en œuvre sur une période de 5 ans mais avec une réduction de la dette qui sera plus longue à se dessiner.

Le plan négocié avec le FMI porterait une réduction du déficit primaire de l'ordre de 10 % mais sur une période de 3 ans. Dans les expériences relatées par Cinzia et Gros un ajustement d'une telle ampleur sur une période aussi courte n'avait pas été observé. Seul le Danemark avait eu un ajustement de l'ordre de 10 % mais sur 4 ans.

Que faire dans le cas de la Grèce

Le plan de soutien à la Grèce passe par des prêts de l'ordre de 45 milliards en 2010 et un total qui serait de 120 milliards sur 3 ans. Pour 2010, un tiers serait à la charge du FMI, les pays de la zone Euro prenant les 2/3 restants pour eux.

L'objectif est de permettre à la Grèce de disposer de liquidité qui, à court terme, lui permettront de ne pas recourir au marché. Cela lui permettra de mettre en œuvre une stratégie de rééquilibrage des finances publiques. Six questions restent posées

– La première est la volonté des pays de la zone Euro d'intervenir rapidement. On peut imaginer que dans les accords qui seront mis en œuvre le FMI intervienne très rapidement pour faciliter le refinancement du 19 mai. Les pays de la zone euro interviendraient dans un deuxième temps pour assurer les financements du reste de l'année. Compte tenu des engagements des institutions bancaires et financières en Europe de l'ouest et notamment en Allemagne et en France, il y aura nécessité d'agir pour éviter un risque qui affecterait durablement les systèmes bancaires européens.

– La vitesse et l'ampleur de l'ajustement demandé à la Grèce (10 % du PIB en 3 ans) est très spectaculaire. Parmi les mesures de réduction des dépenses on notera le gel des salaires des fonctionnaires pendant 3 ans, la suppression des 13ème et 14ème mois (bonus), l'absence de recrutement et le non renouvellement des CDD du secteur public. Du côté des recettes il y aura 2 à 3 points de TVA supplémentaires, la vente d'entreprises publiques, la fermeture de diverses entités publiques (plus de 800). L'âge moyen de départ à la retraite passera de 53 à 67 ans.

L'ajustement va être délicat à mettre en œuvre pour éviter une déstabilisation de l'économie et de la société grecque. Ces mesures traduisent très clairement le basculement de l'économie grecque vers l'économie privée. Au cours des dernières années, les finances publiques avaient eu un rôle majeur dans le modèle de croissance de la Grèce. Avec les mesures du FMI, ce processus est brutalement et rapidement inversé. Il y a une marge sur les dépenses publiques qui correspond en partie à la très forte progression des dépenses constatées depuis 2006. Même calculées hors paiement des intérêts sur la dette, les dépenses publiques avaient progressé très rapidement sur la période récente. On observe qu'elles sont passées de 39 % du PIB en moyenne de 2000 à 2007 à 45 % en 2009. Le programme du FMI va favoriser le retour vers l'équilibre antérieur. Cela donne un rôle majeur au secteur privé pour redynamiser la croissance afin de capter davantage la croissance mondiale. De ce point de vue, la Grèce peut bénéficier de l'amélioration constatée du commerce mondial. Un petit modèle simple montre bien la réactivité de l'économie grecque à la croissance mondiale. Cette sensibilité devra être accrue pour faciliter la transition.

– La troisième question est celle plus générale des degrés de liberté dont dispose les gouvernements dans des ajustements de ce type. L'évocation des mouvements de change en septembre 1992 montrait la capacité qu'un gouvernement pouvait avoir pour ajuster la "valeur" de son économie à celle des autres. Dans le cadre de la zone euro un tel mécanisme n'existe pas. Il était mentionné plus haut dans le texte que, dans la phase précédente de restriction budgétaire, la dette publique grecque n'avait pas reculé. Au regard des dynamiques en cours, il n'est pas certain qu'un phénomène différent soit à l'œuvre actuellement. Si elle continue de progresser (la dette sera celle vis-à-vis des pays de la zone Euro et du FMI) on ne donc pas exclure qu'il y ait, à froid, un rééchelonnement de la dette publique afin de disposer de davantage de degrés de libertés. Une telle mesure devra être négociée pour éviter d'être exclus du marché.
 

– Si les interventions se font effectivement rapidement, ce qui est souhaitable, les tensions devraient se réduire limitant alors très fortement les risques de contagion. Cela ne signifiera pas que toutes les questions seront alors réglées, loin de là, mais que la solidarité européenne et l'implication du FMI auraient eu raison de ces tensions. De ce point de vue, le rôle du FMI est important. Si ces tensions perdurent et affectent l'Espagne, la présence du FMI devrait permettre de trouver plus facilement des solutions.

– L'aide du FMI et des pays de la zone Euro ne permettra pas à la Grèce de retrouver spontanément un taux de croissance très élevé. Cela permet simplement de gagner du temps pour mettre en place une phase de consolidation budgétaire sans pressions extérieures excessives.

– D'une façon plus générale, les pays de la zone Euro vont devoir mettre en œuvre dans la durée des stratégies budgétaires restrictives de grande ampleur. L'approche utilisée sera importante, notamment le partage entre l'ajustement des dépenses et celle des recettes, la forme sera aussi essentielle pour éviter de provoquer trop de volatilité sur les marchés financiers en affectant trop fortement les anticipations des investisseurs. En outre, comme les stratégies ne seront pas communes et que les contraintes de chaque pays seront différentes, il y aura très certainement une plus grande hétérogénéité dans les évolutions de taux d'intérêt de long terme en zone Euro. La belle convergence entre les taux d'intérêt de long terme que l'on avait eu depuis la mise en place de l'euro ne sera pas spontanément retrouvée.

NOTES

  1. Le montant total devrait être de l'ordre de 110 à 120 milliards pour les 3 ans
  2. Stephen Cecchetti, M Mohenty et Fabrizio Zampolli: "The future of Public Debt: Prospects and Implications" Working Paper # 300 – BRI Mars 2010 – http://www.bis.org/publ/work300.pdf?noframes=1
  3. Alcidi Cinzia et Daniel Gros "The European Experience with large fiscal adjustments" VoxEu.org – 28 avril 2010 http://www.voxeu.org/index.php?q=node/4949