par Julien-Pierre Nouen, Directeur des études économiques et de la gestion diversifiée chez Lazard Frères Gestion
Pour le quatrième mois consécutif, les prix ont fortement progressé aux États-Unis. Depuis février, l’indice des prix à la consommation a pris 3,0%, soit autant qu’entre les mois de juin 2019 et février 2021. Une forte hausse était attendue, mais celle-ci a dépassé les estimations. En mars, le consensus prévoyait un chiffre d’inflation sur un an de 3,3% pour juin ; celui-ci a finalement atteint 5,4%1. Un tel dérapage aurait normalement de quoi donner des sueurs froides au marché et aux banquiers centraux, mais il n’en est rien. La Fed et les investisseurs anticipent effectivement une hausse temporaire de l’inflation, suivie d’un retour vers 2,0% dans le courant de l’année prochaine1, ce qui permettra à la banque centrale de procéder tranquillement à la normalisation de sa politique monétaire. Comment, dans ce cas, interpréter la hausse surprise à laquelle nous assistons ?
Décomposition de la poussée d’inflation
Le graphique ci-dessous présente la décomposition de la hausse des prix sur les quatre derniers mois. À titre de comparaison, est indiquée la moyenne observée au sein de chaque secteur au cours des cinq années précédentes, appliquée sur une période de quatre mois.
Il en ressort une contribution massive de la catégorie « matériel de transport », essentiellement liée à l’envolée du prix des voitures d’occasion. Ce mouvement s’explique par l’impact des pénuries de semi-conducteurs freinant la production de voitures neuves. La demande des consommateurs s’est reportée sur les véhicules de seconde main, dont l’indice des prix a flambé en progressant de 30% depuis mars. Le retour à la normale sur ce marché, lorsqu’il se produira, aura un effet désinflationniste d’une ampleur équivalente. Selon les informations des constructeurs, les problèmes de production dans l’automobile pourraient toutefois persister encore plusieurs mois, repoussant d’autant le rééquilibrage entre l’offre et la demande de voitures neuves et donc la normalisation des prix.
Les deux catégories traditionnellement mises de côté pour évaluer la tendance sous-jacente de l’inflation, l’alimentation et l’énergie, ont également tiré les prix à la hausse dans un contexte de forte reprise du marché des matières premières. Pour autant, même si l’on exclut ces catégories, les prix ont progressé de 3,0% sur les quatre derniers mois : impossible, donc, de résumer la poussée d’inflation aux seuls effets de la hausse des matières premières.
Les services de transports expliquent 0,4% de la hausse globale des prix et l’hôtellerie 0,2%. Ces secteurs ont retrouvé leur tendance de long terme et ne devraient donc plus générer de sur-inflation lors des prochains mois.
Matériel et services de transport, hôtellerie, alimentation et énergie expliquent 90% de la déviation de l’inflation face à la normale sur les quatre derniers mois, mais on voit bien que l’accélération des prix n’est pas limitée à ces catégories. À l’exception des dépenses de santé qui ont été inférieures à la norme historique et du coût du logement en léger recul, le reste du panier de biens et services affiche une progression très supérieure à la moyenne des cinq années précédentes. Les biens, qu’il s’agisse de vêtements, d’équipements domestiques ou autres, sont en nette hausse alors que ces produits voient en général leur prix diminuer.
Les prix de l’habillement semblent effectuer un rattrapage de la forte baisse du printemps 2020, mais on observe un comportement différent sur les deux autres composantes. Les prix de ces biens, qui baissaient régulièrement depuis plusieurs années, semblent repartir à la hausse sans pour autant compenser une baisse excessive l’année passée.
Dans un registre similaire, on peut constater que les prix de la restauration n’avaient quasiment pas baissé l’année dernière. Après une courte pause, ils ont repris le chemin d’une accélération entamée depuis plusieurs années et affichent la plus forte hausse depuis début 2009.
Quelle évolution ?
La normalisation des prix les plus sensibles aux mesures de restriction semble maintenant derrière nous et ne devrait plus tirer l’inflation à la hausse. Mais au-delà de la réouverture, les problèmes dans les chaînes de production semblent expliquer une part importante de l’accélération de l’inflation. Ces problèmes pourraient s’avérer plus persistants que prévu dans un contexte où la demande devrait rester très dynamique. À terme, la normalisation des prix devrait constituer un choc désinflationniste, mais ceci pourrait prendre du temps. Cependant, on peut constater que certains secteurs historiquement désinflationnistes comme l’équipement domestique et les biens électroniques avaient déjà vu leurs prix se stabiliser ou se redresser avant même la crise de la Covid-19 et que la restauration reprend une accélération déjà bien entamée.
Cette période de forte inflation restera-t-elle un accident où augure-t-elle d’une tendance plus durable ? Comme nous l’évoquions dans notre note de mars dernier, la réponse sera à trouver du côté de l’évolution du salaire horaire. La persistance d’une inflation élevée, même temporaire, pourrait amener les ménages à anticiper une hausse plus soutenue des prix, comme cela s’observe déjà dans certaines statistiques. Les données de l’enquête de l’université du Michigan montrent en effet que les anticipations à un an sont très élevées, mais celles-ci sont sujettes à des poussées temporaires suivies de normalisations tout aussi rapides. Néanmoins, les anticipations à plus long terme ont également progressé et ont retrouvé les niveaux qui prévalaient avant qu’elles ne glissent progressivement à partir de 2014. Un maintien de l’inflation plus longtemps que prévu sur des niveaux élevés pourrait continuer de faire progresser ces anticipations.
Ce phénomène, s’il se confirmait, pourrait avoir un impact dans les négociations salariales. La publication de l’enquête JOLTS pour le mois de mai fait état d’un nombre toujours très important d’offres d’emplois non pourvues, équivalent au nombre actuel de demandeurs d’emplois. Le taux de démission est historiquement très élevé, celui de licenciement historiquement bas. Le pouvoir de négociation des salariés pourrait bénéficier de ce contexte et entraîner la transmission des anticipations d’inflation à la hausse des salaires. L’évolution du marché du travail à l’automne, lorsque la bonification des indemnisations chômage sera terminée et que la scolarisation des enfants reprendra, sera donc importante à surveiller.
Conclusion
Résolution des difficultés de production ? Accroissement des pressions salariales ? Il faudra encore attendre un certain temps pour se faire une idée de l’issue à venir sur le front de l’inflation, avec toutes les questions que cela pose pour la Fed. Si celle-ci justifie aujourd’hui sa politique accommodante par son nouveau cadre de ciblage d’inflation moyenne, il ne lui aura pas échappé qu’avec les données de juin, l’inflation moyenne sur cinq ans de l’indice Core PCE, utilisée comme référence en matière de politique monétaire, est très probablement déjà revenue au-dessus de sa cible de 2,0%.(2)
NOTES
1 Source : Consumer Price Index (CPI) du U.S. Bureau of Labor Statistics, Bloomberg.
2 Source : estimation Lazard Frères Gestion sur la base des données du Consumer Price Index (CPI)