par Bastien Drut, Responsable de la Macro Stratégie Thématique chez CPR AM
La crise Covid a ébranlé l’économie mondiale et c’est grâce aux actions sans précédent des gouvernements et des banques centrales que le pire a pu être évité. Le mode opératoire des banques centrales, une nouvelle fois sous le feu des projecteurs, a été marqué par cet épisode et c’est ce que nous cherchons à décrypter avec cette série de papiers intitulée « Comment la crise Covid a bousculé la politique monétaire ».
Dans ce premier numéro, nous nous attelons au sujet de « l’argent magique ».
Lors de la crise Covid, les déficits publics ont très fortement augmenté dans tous les pays du monde mais cela n’a pas entraîné de crise des finances publiques pour autant car les banques centrales ont acheté dans le même temps de très grandes quantités d’obligations d’Etat. Cela a fait dire à certains commentateurs qu’il existait de l’« argent magique » et qu’il fallait y recourir massivement à nouveau pour d’autres utilisations. En réalité, les choses sont un peu plus complexes.
La plupart des pays développés ont connu en 2020 leur déficit budgétaire le plus élevé depuis la seconde guerre mondiale, en raison d’un effondrement de l’activité et de la mise en place de programmes exceptionnels d’aides aux ménages et aux entreprises. Le déficit public a, par exemple, approché 16% du PIB aux Etats-Unis en 2020 (chiffre le plus élevé depuis 1945). En zone euro, il s’est élevé à 7,6% du PIB, soit le niveau le plus élevé depuis la création de la zone.
Une telle augmentation de la dette publique avait de quoi faire craindre une crise des finances publiques mais cela n’est pas arrivé car les banques centrales ont acheté de très grandes quantités d’obligations publiques :
- la BCE a lancé un programme exceptionnel d’achats de titres, le Pandemic Emergency Purchase Programme, dont l’enveloppe est de 1850 Mds € et peut être utilisée jusqu’en mars 2022,
- la Fed a acheté des titres du Trésor sur un rythme spectaculaire en mars/avril 2020 (avec une pointe à 75 Mds $ d’achats de Treasuries par jour), avant de passer sur un rythme d’achat mensuel de 80 Mds$,
- la BoE et la Riksbank ont réactivé leurs programmes d’achats d’obligations publiques et la BoJ l’a poursuivi,
- et contrairement à la crise financière de 2008, les banques centrales australienne (RBA), canadienne (BoC) et néo-zélandaise (RBNZ) se sont lancées dans de vastes opérations d’achats d’obligations publiques.
Ici, il est important de souligner que les opérations achats d’obligations publiques par les banques centrales ont été différentes dans leurs objectifs des opérations de « Quantitative Easing » de la décennie 2010 : l’objectif en 2020/2021 était beaucoup moins de faire baisser les taux longs (dans le but de stimuler la croissance) que d’éviter un effondrement de l’économie, qui aurait été par exemple provoqué par des politiques exceptionnelles de soutien aux entreprises et aux ménages que les Etats n’auraient pas réussi à financer. Cela est particulièrement clair dans le cas de la BCE avec une différence très nette entre les achats de titres effectués sous le mandat de Mario Draghi et ceux réalisés sous le mandat de Christine Lagarde : dans le premier cas, il n’y avait aucune coordination entre politique monétaire et politique budgétaire alors que la coordination a été totale dans le second cas. Tandis que les opérations de QE des années 2010 n’avaient eu qu’un impact modéré sur l’évolution de la masse monétaire, les achats de titres de 2020/2021 ont eu un effet beaucoup plus direct et immédiat sur la masse monétaire.
C’est cette coordination des politiques monétaire et budgétaire qui a nourri les débats sur l’ « argent magique ». Il se trouve d’ailleurs que les montants d’obligations publiques achetées par la Fed et la BCE lors de la crise covid (on considère ici l’ensemble de l’année 2020 et du 1er semestre 2021) sont extrêmement proches des augmentations des stocks de dette publique de maturité longue observés sur la même période. Etant donné donc que les politiques exceptionnelles de soutien aux entreprises et aux ménages ont été quasi-intégralement financées par les banques centrales, de nombreux commentateurs ont posé la question de savoir s’il existait de l’ « argent magique », qui pourrait le cas échéant financer de nouvelles politiques sociales ou environnementales par exemple.
Le sujet du financement par création monétaire de dépenses gouvernementales a fait couler beaucoup d’encre chez les économistes sur le siècle écoulé. Milton Friedman, l’un des plus grands spécialistes de l’histoire monétaire, écrivait déjà en 1980 [1] au sujet de l’argent magique lorsque les dépenses gouvernementales sont financées par création monétaire :
« Le financement des dépenses gouvernementales en augmentant la quantité de monnaie ressemble à de la magie, un peu comme si on obtenait quelque chose pour rien. Prenons un exemple simple, le gouvernement construit une route et paie les dépenses avec des billets de banque fraîchement imprimés. Cela donne l’impression que tout le monde se porte mieux. Les ouvriers qui ont construit la route reçoivent leurs salaires et peuvent acheter de la nourriture, des vêtements et se loger. Personne ne paie davantage d’impôts. Pourtant, il y a désormais une route alors qu’il n’y en avait pas avant. Qui l’a donc payée ? La réponse est que tous les détenteurs de monnaie ont payé la route. La monnaie créée augmente les prix lorsqu’elle est utilisée pour mettre au travail les ouvriers sur la construction de la route au lieu d’un autre projet productif. Ces prix plus élevés sont maintenus puisque la monnaie supplémentaire circule de ces vendeurs vers d’autres, et ainsi de suite. Ces prix plus élevés signifient que la monnaie que les individus ont dans leurs portefeuilles ou dans leurs comptes en banque leur permettront d’acheter moins de biens et services qu’auparavant. »
Ainsi, à la lumière des réflexions de Friedman, on ne peut que constater que la très forte progression de la masse monétaire dans les pays développés en 2020/2021 (elle a été particulièrement impressionnante aux Etats-Unis, avec une pointe à +27% en glissement annuel en février 2021) a coïncidé avec une forte hausse du prix de matières premières et une accélération de l’inflation. Aux Etats-Unis, l’inflation sous-jacente a atteint en juin 2021 son plus haut niveau depuis 1991. De plus, le prix d’un certain nombre de matières premières (agricoles ou métaux) a très fortement augmenté en 2020/2021, atteignant des plus hauts historiques pour certains métaux. Il est évidemment très difficile de déterminer les causes exactes de l’accélération de l’inflation. Une partie de la hausse des prix peut s’expliquer par des difficultés de chaînes d’approvisionnement causées par la crise covid et une partie par la réorientation des investissements dans le cadre de la transition énergétique (la demande de certaines matières premières augmente fortement dans ce cadre). Mais on ne peut absolument pas balayer d’un revers de main l’hypothèse selon laquelle le financement des dépenses gouvernementales par création monétaire aurait également poussé à la hausse l’inflation. Il est ainsi probable que l’« argent magique » ait partiellement contribué à une baisse du pouvoir d’achat et à une nouvelle hausse de la valeur réelle de l’immobilier, qui exclut une part significative de la population de l’accès à la propriété . De plus, dans un cadre globalisé, les pays les moins avancés peuvent se retrouver relativement plus pénalisés à cause de la hausse du prix des matières premières.
Il est clair que le financement à grande ampleur de dépenses gouvernementales par création monétaire ouvre des perspectives dans les grandes zones monétaires, notamment en ce qui concerne d’éventuelles nouvelles politiques sociales et environnementales (nous verrons dans notre prochain papier que les banques centrales se saisissent des nouveaux thèmes). Cependant, l’épisode de forte hausse des prix des matières premières et d’accélération de l’inflation montre que la « magie » de la création monétaire peut avoir des coûts, que les banques centrales seraient bien avisées de mesurer finement.
NOTE
[1] Milton Friedman, 1980, « Free to choose »