par Stéphane Monier, Directeur des investissements chez Lombard Odier
Les États-Unis et la Russie cherchent toujours une solution diplomatique à l’impasse le long de la frontière ukrainienne. Le danger est que tout échec de la désescalade conduise à un incident de nature à déclencher un conflit que nul ne souhaite. Toutefois, la confrontation est plus susceptible de se dérouler sur le plan économique que militaire, avec des implications pour les marchés financiers.
La semaine dernière, les diplomates russes et américains se sont rencontrés à Genève pour la deuxième fois depuis le début de l’année, afin de discuter des tensions concernant l’Ukraine. Comme prévu, la réunion n’a permis aucune avancée. Les deux parties continuent à dialoguer et à échanger des propositions rhétoriques. Une nouvelle réunion est prévue ce mois-ci, dans l’attente d’une réponse écrite des États-Unis. Entre-temps, les États-Unis ont demandé aux familles des diplomates et au personnel de l’ambassade de quitter Kiev.
Ces dernières semaines, la Russie a renforcé ses forces armées à proximité des frontières au nord et à l’est de l’Ukraine et nie être responsable de toute cyberattaque en Ukraine ou de plans visant à renverser le gouvernement pro-occidental de la capitale, Kiev. Lors d’une visite à Moscou la semaine dernière, la nouvelle ministre allemande des affaires étrangères, Annalena Baerbock, a déclaré que les troupes russes avaient été massées là « sans raison compréhensible », ajoutant qu’ « il est difficile de ne pas y déceler une menace ».
« Nous prendrons les mesures militaro-techniques de rétorsion appropriées et réagirons avec sévérité aux initiatives inamicales », a déclaré le président russe Vladimir Poutine le 21 décembre.
La Russie souhaite obtenir des États-Unis et de l’Union européenne qu’ils s’engagent à exclure toute nouvelle expansion vers l’Est. En 2007, le président américain de l’époque, George W. Bush, a déclaré vouloir entamer des pourparlers sur l’élargissement de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) vers l’est, dans le but d’intégrer les anciennes républiques soviétiques d’Ukraine et de Géorgie. L’Allemagne et la France, toutes deux membres de l’OTAN, se sont constamment opposées à ces aspirations.
La Russie préfèrerait une zone tampon géographique et politique libre de toute influence occidentale sur sa frontière occidentale. Au-delà des promesses d’élargissement de l’OTAN, l’UE a proposé à l’Ukraine des liens économiques de plus en plus étroits. En 2012 est entré en vigueur un accord de coopération entre l’UE et l’Ukraine, destiné à améliorer leurs relations commerciales. Depuis que la Russie a imposé des sanctions à l’Ukraine en 2013, les exportations de l’Ukraine vers la Russie se sont effondrées, passant de quelque 18 milliards USD en 2012 à 2,7 milliards USD en 2020. Le commerce avec l’UE s’est redressé en 2020 pour atteindre 23,1 milliards EUR d’importations de marchandises et 16,5 milliards EUR d’exportations.
« Incursion mineure »
À ce stade, nous envisageons trois scénarios possibles. Premièrement, le maintien du statu quo grâce à une impasse diplomatique ; deuxièmement, une incursion russe limitée le long de la côte de la mer Noire afin de relier la région du Donbass en mains russes et la péninsule de Crimée ; et troisièmement, une invasion à plus grande échelle de l’Ukraine.
La difficulté à apporter une réponse coordonnée à la Russie a été mise en évidence la semaine dernière lorsque le président Joe Biden a insinué qu’il existait des désaccords entre les États-Unis et leurs alliés européens, allant jusqu’à la définition de ce qui constituerait une incursion en Ukraine.
La semaine dernière, après les affirmations selon lesquelles la Russie aurait mené des cyberattaques contre des sites ukrainiens et qu’elle s’apprêterait à déstabiliser le gouvernement de Kiev, le président Biden a déclaré face aux médias que les États-Unis s’attendaient à une invasion de l’Ukraine par la Russie, ajoutant qu’« une incursion mineure » diviserait les États-Unis et ses alliés occidentaux. « S’il s’agit d’une incursion mineure, nous finirons par devoir nous battre pour savoir quoi faire », a déclaré M. Biden. La Maison Blanche a rapidement précisé que toute incursion donnerait lieu à une riposte « rapide, sévère et unie ». Toutefois, les difficultés évidentes d’une réponse conjointe sont clairement apparues.
Pour les États-Unis, les enjeux sont assombris par la polarisation politique en cette année d’élections de mi-mandat. Après leur intervention en Afghanistan d’une durée de 20 ans, et leur départ en août 2021, les États-Unis semblent anormalement divisés et particulièrement opposés au plan intérieur à un rôle de police en matière de politique étrangère. Cela signifie également que la Russie reste prudente face à des engagements qui pourraient être annulés par tout changement futur au sein de l’administration américaine.
C’est pourquoi les Russes ont insisté sur des « garanties solides, imperméables, à l’épreuve des balles, juridiquement contraignantes », a déclaré le vice-ministre russe des affaires étrangères Sergei Ryabkov, après la première réunion de Genève, le 10 janvier 2022.
Une invasion étendue de l’Ukraine par la Russie est-elle envisageable ? Pas vraiment, car une telle initiative s’apparenterait à un échec de la diplomatie russe : il n’y a rien à gagner à s’emparer de l’Ukraine, une économie qui, selon la plupart des estimations, est l’une des plus pauvres d’Europe. La Russie s’est déjà emparée de la péninsule de Crimée en 2014, sécurisant son accès à la mer Noire et aux ports en eau profonde, après le renversement par les Ukrainiens du gouvernement pro-russe. Depuis, les affrontements militaires ont fait plus de 14 000 morts.
Sanctions et gaz
Le 20 janvier, le Trésor américain a ciblé quatre personnes liées au gouvernement ou à la sécurité russe, en plus des sanctions déjà en place. À ce jour, les alliés occidentaux n’ont pas supprimé l’accès de la Russie à Swift, le système international facilitant les transferts d’argent entre banques, y compris les marchés énergétiques internationaux. La Russie a eu le temps de se préparer à une telle éventualité.
Début janvier, les troupes russes ont été invitées à intervenir au Kazakhstan, afin de réprimer les manifestations contre la hausse des prix du carburant. Cette intervention s’est officiellement soldée par la mort de 225 personnes et quelque 10 000 arrestations.
Au-delà de la menace d’un conflit armé, les enjeux pour les gouvernements européens sont économiques et immédiats, en raison du rôle de la Russie en tant que principal fournisseur de gaz de l’UE.
Pour l’instant, la réponse de l’UE à la crise ne semble pas coordonnée. Alors que le président français Emmanuel Macron a appelé l’Union européenne à renouer un dialogue séparé avec la Russie, le gouvernement de coalition allemand est divisé sur l’opportunité d’élargir l’approvisionnement en gaz via le nouveau gazoduc Nord Steam 2.
Grâce à l’hiver relativement doux qui a régné en Europe, les réserves de gaz se sont jusqu’ici avérées suffisantes pour répondre à la demande. Le continent est divisé sur la question de savoir s’il faut mettre en service le gazoduc Nord Stream 2, long de 1 200 kilomètres et achevé en septembre 2021. S’il permet de doubler la capacité du gazoduc traversant la mer Baltique pour la porter de 55 à 110 milliards de mètres cubes (mmc), il accroîtrait la dépendance stratégique du continent vis-à-vis de l’énergie russe. Le calendrier est périlleux, car l’UE se trouve aux prises avec une crise énergétique qui, selon les estimations, pourrait coûter cette année des centaines d’euros supplémentaires aux ménages. Alors que chaque pays européen sera impacté différemment selon la composition de son approvisionnement énergétique, en Allemagne par exemple, la facture énergétique moyenne des ménages augmentera de quelque 50%.
Selon Eurostat, l’Office statistique de l’UE, la Russie a fourni en 2019 quelque 43% du total des importations de gaz européenne, soit 166 mmc. En comparaison, la Norvège, qui est le deuxième plus grand fournisseur de gaz de l’UE, a couvert 23% des besoins de l’UE. En théorie, les États-Unis pourraient lui fournir davantage de gaz. Toutefois ce gaz provient de la fracturation hydraulique, sévèrement critiquée en Europe occidentale pour des motifs écologiques.
La dépendance de la Russie vis-à-vis de l’Europe occidentale diminue, car la Chine n’a cessé d’augmenter ses commandes ces dernières années. Du fait qu’elle a décidé de réduire sa dépendance au charbon, la Chine, qui est déjà le plus gros consommateur de gaz au monde avec 331 mmc, devrait avoir besoin de 526 mmc au cours de la décennie à venir. En vertu d’un accord survenu en 2014, la Russie fournira du gaz à la Chine pendant trois décennies par le biais du gazoduc « Force de Sibérie », mis en service en 2019. Ce gazoduc devrait transporter 38 mmc par an. Un second gazoduc, destiné à fournir 50 mmc supplémentaires, est en cours de discussion.
Plan directeur et impact sur le marché
En cas de conflit, les marchés émergents seraient les premiers à en ressentir les effets, car les prix du pétrole augmenteraient immédiatement, ce qui pourrait bénéficier aux exportateurs nets et nuire aux économies des importateurs nets. Cela pourrait également provoquer un choc mondial du côté de l’offre pétrolière, accentuant l’inflation à partir de niveaux déjà élevés, et compliquant les décisions des banques centrales en matière de politique monétaire.
Alors que la Russie est le troisième fournisseur de pétrole au monde, après les États-Unis et l’Arabie saoudite, une confrontation pourrait inciter les investisseurs étrangers à se détourner des actifs russes, et engendrer une pression substantielle sur le rouble.
Les incertitudes concernant d’éventuelles sanctions supplémentaires, ou un conflit, sont déjà visibles dans le prix des actifs russes. Depuis le début de l’année 2022, le Brent a gagné 10% pour dépasser les 88 USD le baril et le gaz naturel a peu changé à 3,92 USD/le million d’unités thermiques britanniques (MMBtu). Bien que les secteurs pétrolier et gazier représentent près de la moitié de la capitalisation boursière de la Russie, la bourse de Moscou a chuté de plus de 12% depuis le début de l’année, et de près d’un quart relativement à son sommet d’octobre 2021. En outre, cette année, le rouble a baissé d’un montant presque équivalent par rapport au dollar américain et à l’euro, soit de respectivement -3% et -2,5%.
Nous pensons que la situation en Ukraine finira par s’apaiser. Il existe un plan vieux de sept ans pour désamorcer un éventuel affrontement. Signé en février 2015, l’accord de Minsk 2 entre la France, l’Allemagne, l’Ukraine et la Russie prévoit un cessez-le-feu, le retrait des armes pour créer une zone de sécurité, l’échange de prisonniers, puis une série d’élections aux niveaux national et local en Ukraine afin de permettre une certaine autonomie politique dans le Donbass. En contrepartie, la Russie retirerait ses troupes de la frontière ukrainienne et les puissances occidentales s’engageraient à ne pas poursuivre leur expansion vers l’Est. Toutefois, depuis 2015, la Russie a augmenté ses exigences pour inclure le retrait de toutes les troupes déployées en Europe de l’Est depuis 1997.
Néanmoins, il est probable que le conflit se déroulera plutôt sur le plan économique que militaire, la Russie absorbant la menace de nouvelles sanctions financières limitées en échange de la consolidation de sa position actuelle datant de 2014.