par Samy Chaar, Économiste en chef, Bill Papadakis, Macro Stratégiste, et Homin Lee, Macrostratège Asie chez Banque Lombard Odier & Cie SA
- L’objectif de la Fed de réduire l’excès de demande sans provoquer une récession devient de plus en plus difficile à atteindre. Nous prévoyons un ralentissement de l’inflation au second semestre, ce qui permettra d’éviter les scénarios économiques les plus extrêmes
- En Europe, les taux directeurs devraient atteindre un pic aux alentours de 1,25%, tandis que la BCE pourrait devoir agir davantage pour prévenir les risques de fragmentation. Les taux directeurs suisses devraient revenir en territoire positif cette année
- Au Japon, nous nous attendons à ce que la banque centrale ajuste sa politique de contrôle de la courbe des taux en octobre. Nous constatons par ailleurs que la devise constitue désormais un facteur explicite pour les futures décisions de la BoJ
- Nous sommes au cœur d’un cycle de politique monétaire exceptionnellement agressif, quand bien même le resserrement cumulé devraient être d’une ampleur moins importante que les marchés ne l’anticipent actuellement.
La Réserve fédérale américaine (Fed) a relevé ses taux directeurs de 75 points de base (pb) le 15 juin et indiqué que le resserrement monétaire se poursuivrait à un rythme accéléré, avec une hausse de 75 ou 50 pb en juillet. Son président, Jerome Powell, a toutefois déclaré qu’une hausse de 75 pb serait anormale. Il s’agit du tour de vis le plus important depuis novembre 1994. Le membre médian du Federal Open Market Committee (FMOC) table désormais sur une augmentation du point médian de l’objectif de taux des fonds fédéraux à 3,4% d’ici la fin de l’année. Face à ce changement des perspectives de la Fed, nous pensons que les taux atteindront un pic aux alentours de 3,6% au cours de ce cycle, avec un relèvement de 75 pb en juillet, de 50 pb en septembre et de 25 pb en novembre et décembre. Les hausses à venir devraient porter la politique de la Fed bien au-delà de ses précédentes estimations du niveau « neutre », qui ne stimule ni ne freine la croissance (autour de 2%), et du pic atteint lors du cycle de hausse antérieur, l’amenant en territoire restrictif.
L’inflation continue à forcer la main à la Fed. L’inflation des prix à la consommation (IPC) du mois de mai devrait se refléter dans l’inflation des dépenses de consommation personnelle (la mesure privilégiée par la Fed) qui sera publiée à la fin de ce mois. La résorption des goulets d’étranglement dans les chaînes d’approvisionnement pourrait se traduire par une réduction de l’inflation sous-jacente (hors énergie et alimentation) en juin. Cela étant, l’inflation globale (qui inclut l’énergie et l’alimentation) devrait rester obstinément élevée sous l’effet de la hausse de l’inflation sous-jacente et des prix du carburant. Qui plus est, les attentes en matière d’inflation, mesurées à l’aune d’enquêtes et intégrées par les marchés obligataires, prévoient toujours une inflation supérieure à l’objectif à moyen terme. La Fed est également soumise à des pressions politiques croissantes pour enrayer l’inflatio n avant les élections de mi-mandat. Il ne fait nul doute que la lutte contre l’inflation constitue une priorité claire.
En conséquence, la Fed est contrainte de mettre à l’épreuve les limites de sa tentative de parvenir à un atterrissage économique en douceur, en avançant presque toutes ses hausses à 2022. Auparavant, nous pensions que la Fed arriverait à orchestrer un atterrissage en douceur, avec des taux directeurs atteignant un pic d’environ 3%. A la suite de la réunion du FOMC, nous pensons que la probabilité d’un scénario de récession modérée en 2023 est plus élevée, avec une légère hausse du taux de chômage entre 4,5 et 5,0% et un pic du taux directeur à environ 3,6%. Notre scénario est plus pessimiste que celui du consensus, qui prévoit des taux de croissance d’environ 2% jusqu’à fin 2023 et un chômage qui s’éloigne à peine du taux actuel de 3,6%. Nous tablons également sur une augmentation des taux de défaut des entreprises, mais pas sur une forte hausse associée aux épisodes récessionnistes plus graves.
Nous pensons toujours qu’une contraction sévère peut être évitée, à moins qu’une série de données exceptionnellement mauvaises sur l’inflation n’oblige la Fed à relever les taux à 4,5% ou plus. Force est toutefois de constater que le risque d’un resserrement monétaire trop restrictif ne peut être complètement écarté, car le parcours de l’économie mondiale reste semé d’embûches en raison des crises géopolitiques et sanitaires. Après tout, les épisodes récessionnistes tendent à présenter ce que beaucoup appellent le « sophisme de composition », selon lequel un comportement vertueux pour une seule personne ou entreprise est en fait mauvais pour l’économie dans son ensemble. Lorsqu’elles commencent à réduire l es embauches en masse, les entreprises déclenchent souvent une boucle de rétroaction entre la réduction de la masse salariale et la faiblesse de la consommation. Cette incertitude est bien sûr la raison pour laquelle les marchés subissent une forte volatilité au début de chaque récession.
La question clé pour les marchés est maintenant de savoir si les investisseurs ont suffisamment anticipé le risque croissant d’un tel ralentissement économique. L’ampleur de la baisse des cours des principaux actifs risqués cette année suggère que cet ajustement pourrait en grande partie déjà être intégré dans les prix. La courbe des taux américains, un indicateur assez fiable des cycles économiques américains, s’est déjà brièvement inversée (les rendements du Trésor américain à 2 ans dépassant ceux de leurs homologues à 10 ans). Au premier semestre, les principaux indices boursiers ont enregistré l’une des plus mauvaises performances de l’histoire. Les écarts de rendement des obligations à haut rendement flirtent avec les sommets de la récession de 2020. Lorsque le marché accordera plus d’importance à la gravité de la récession qu’à sa probabilité, notre prévision de récession modérée, si elle s’avère c orrecte, devrait suggérer une réduction des risques baissiers pour les actions et les obligations d’entreprise. Les marchés n’en sont peut-être pas encore là, mais nous approchons probablement de cette phase cruciale de la réévaluation des valorisations.
Tout dépendra de la trajectoire de l’inflation. Une lueur d’espoir pour une modération de l’inflation réside du côté de l’offre, pour peu que le redémarrage progressif de l’économie chinoise permette enfin de réduire les perturbations des chaînes d’approvisionnement. La demande montre également des signes d’essoufflement. La hausse des salaires semble s’atténuer. Les premiers signes de destruction de la demande apparaissent déjà sur le marché du logement, et les ventes au détail ont connu une baisse inattendue en mai. De plus, la fin des achats d’actifs par les banques centrales, le retrait des mesures de soutien budgétaire d’urgence, ainsi que de la baisse des cours des actions et des obligations entraînent un durcissement des conditions financières. Nous pensons que le redressement de l’offre et le ralentissement de la demande devraient permettre à l’inflation de repasser sous la barre des 4% d’ici à l a mi-2023, avec une trajectoire baissière claire déjà visible au quatrième trimestre 2022.
Répercussions en Europe
En Europe, la situation contraste avec celle des Etats-Unis. L’inflation est davantage due à l’augmentation des coûts des denrées alimentaires et de l’énergie (importations), qui entament les revenus des ménages, qu’à un excès de demande. Avec un PIB qui reste nettement inférieur à sa tendance d’avant la pandémie, une faible croissance des salaires et des perspectives de croissance assombries par la guerre en Ukraine, l’économie semble beaucoup plus vulnérable à un resserrement monétaire.
De surcroît, la Banque centrale européenne (BCE) doit composer avec les tensions qui règnent sur les marchés obligataires de la périphérie, car la perspective d’une hausse des taux directeurs fait resurgir la question de la soutenabilité de la dette de certains pays, Italie en tête. La BCE avait espéré régler la question en s’engageant vaguement, lors de sa réunion du 9 juin, à contrer les risques de fragmentation. Pourtant, elle a été contrainte de tenir une réunion d’urgence le 15 juin à la suite de la remontée rapide des rendements.
La réunion exceptionnelle du Conseil des gouverneurs de la BCE a débouché sur un plan d’action à deux volets: une plus grande flexibilité dans le réinvestissement des remboursements des obligations arrivant à échéance du portefeuille du programme d’achats d’urgence face à la pandémie (PEPP), notamment au profit des pays périphériques, et la finalisation d’un nouvel instrument anti-fragmentation.
La BCE reconnaît ainsi les risques menaçant les pays périphériques et la nécessité d’engagements plus fermes que ceux annoncés la semaine dernière. Le plan a été bien accueilli par les marchés, mais pourrait, dans la pratique, s’avérer insuffisant et faire face à des défis juridiques. Le montant disponible pour réinvestir les obligations arrivant à échéance du PEPP (et la possibilité d’acheter avant les échéances) n’est pas assez élevé pour dissiper toutes les inquiétudes. La BCE ne peut pas avancer ses relèvements de taux sans laisser son bilan croître de manière injustifiée, alors qu’elle resserre également sa politique monétaire.
Le nouvel outil, qui devrait être annoncé d’ici la réunion de juillet, sera probablement un nouveau programme d’achat d’urgence destiné aux marchés où des tensions apparaissent (par exemple, les obligations italiennes). Il devrait aller dans le sens de l’annonce de l’ancien président de la BCE, Mario Draghi, en 2012, de faire «tout ce qui est nécessaire» (« whatever it takes ») pour préserver l’euro. Le fait que la BCE n’en soit qu’au stade de la conception, qu’aucun détail n’ait été communiqué et, surtout, que ce système doive être mis en œuvre à un moment où l’inflation est élevée, témoigne toutefois des défis à venir.
En Europe, nous prévoyons des hausses de taux progressives et moins marquées que prévu par les marchés, qui tablent actuellement sur un pic des taux directeurs européens à 2,5%. Nous pensons qu’il est peu probable que la zone euro puisse supporter un resserrement monétaire aussi agressif et prévoyons un taux terminal aux alentours de 1,25% début 2023 (hausses de 25 pb en juillet comme communiqué, 50 pb en septembre et octobre et 25 pb en décembre et en février). Si elle parvenait à gérer les risques de fragmentation de manière efficace, la BCE pourrait disposer d’une marge de manœuvre supplémentaire dans son cycle de relèvement.
La surprise suisse
En Suisse, une combinaison de facteurs a poussé la Banque nationale suisse (BNS) à prendre des mesures plus rapidement que prévu – une augmentation de 50 points de base de son taux directeur – lors de sa réunion de politique monétaire de juin.
Même dans l’économie suisse où l’inflation est faible et stable, un changement notable s’est produit au cours des derniers mois : les nouvelles projections de la BNS indiquent des taux d’inflation supérieurs à 3% au second semestre 2022, même en tenant compte des effets du resserrement monétaire. Les hausses de taux à venir de la BCE signifient également que l’écart entre les taux européens et suisses se creuserait, à moins que la BNS ne soit disposée à lui emboîter le pas. Ses réunions de politique monétaire étant moins fréquentes (quatre fois par an seulement), la BNS doit parfois prendre des mesures d’une ampleur plus importante pour contenir l’écart.
Le fait que les taux d’intérêt étaient ancrés en territoire négatif depuis longtemps renforce la volonté de la banque centrale de les relever lorsque l’occasion de sortir du « piège des taux négatifs » se présentera. Dans le même temps, la force du dollar américain a entraîné une baisse de la valeur globale du franc suisse pondéré des échanges commerciaux (étant donné la part importante du billet vert dans le panier commercial de la Suisse). La BNS ne considère donc plus sa monnaie comme étant surévaluée, ce qui constitue un changement important rapport à son évaluation passée.
Nous nous attendons à ce que la BNS poursuive ses hausses de taux au rythme d’environ 50 pb par trimestre et pensons que le cycle atteindra un pic autour de 0,75% au début 2023. Si nous estimons que la politique monétaire doit passer d’une orientation accommodante à un point neutre compte tenu des développements susmentionnés, nous ne pensons pas qu’il soit nécessaire qu’elle devienne activement restrictive.
Le yen est désormais lié à la politique de la BoJ
Pour conclure une semaine d’ajustements historiques de la part des principales banques centrales, la Banque du Japon (BoJ) a laissé inchangés les trois aspects clés de sa politique monétaire accommodante lors de sa réunion de juin. Le conseil des gouverneurs de la BoJ a maintenu, à 8 voix contre 1, le taux négatif de 0,1% et l’objectif de rendement des obligations gouvernementales japonaises (JGB) à 10 ans à « environ 0% ». De plus, elle s’est engagée à poursuivre sa politique d’achats illimités de JGB à 10 ans à un rendement de 0,25%. Si elle n’a pas surpris les économistes, cette nouvelle a constitué un léger revers pour les investisseurs, qui avaient mis à l’épreuve la promesse de contrôle de la courbe des taux de la BoJ ces dernières semaines.
Nous pensons qu’un indice important a été fourni dans la déclaration officielle de l’institut monétaire. La BoJ a fait remarquer qu’il « est nécessaire d’accorder toute l’attention nécessaire à l’évolution des marchés financiers et des changes, ainsi qu’à leur impact sur l’activité économique et les prix au Japon. » Cette référence atypique aux fluctuations des monnaies établit un lien entre les futurs ajustements de la politique monétaire japonaise (très probablement des mesures de resserrement) et la valeur du yen. Par conséquent, tout mouvement du yen au-delà des zones de confort de la BoJ et du gouvernement japonais ouvrirait des discussions sur d’éventuelles modifications de la politique actuelle. Il s’agit d’un changement intéressant dans l’orientation de la BoJ, qui pourrait potentiellement limiter la faiblesse du yen à moyen terme.
Cela renforce notre conviction que la BoJ ajustera son contrôle de la courbe des taux au second semestre. La baisse du coût de la vie devient un enjeu politique au Japon, alors que l’inflation est pour la première fois véritablement supérieure à l’objectif (c’est-à-dire sans tenir compte des hausses précédentes de la taxe sur la consommation) sous le mandat du gouverneur Haruhiko Kuroda. L’augmentation des recherches en ligne pour des expressions telles que « mauvaise dépréciation du yen » indique que le public tient la BoJ pour responsable de l’évolution actuelle de ses perspectives d’inflation. Le gouvernement y prête également attention à l’approche des élections à la Chambre des conseillers en juillet. Dans cet environnement, il existe une incitation claire à réduire au moins le caractère procyclique du contrôle de la courbe des taux par la BoJ. C’est pourquoi nous pensons que la BoJ préparera le terrain dans les mois à venir pour élargir la fourchette de tolérance du rendement des JGB à 10 ans, qui passera de plus/moins 0,25% à 0,50% en octobre. De notre point de vue, cela aurait plus d’importance pour les marchés que des interventions directes du ministère des Finances sur le marché des changes, qui nous semblent peu probables.
Certes, les marchés continueront à mettre à l’épreuve la volonté de la BoJ de défendre son plafond actuel de 0,25% pour les JGB à 10 ans à court terme, tandis que la Fed maintient sa trajectoire de relèvement des taux. Il en résulte une modeste appréciation de la paire USD/JPY, d’autant plus que nous attendons une autre hausse de 75 pb lors de la réunion du FOMC en juillet. Après l’été, la paire USD/JPY pourrait s’installer dans une fourchette autour de 135 au lieu de s’envoler vers des niveaux rarement atteints, car des ajustements de sa politique par la BoJ sont de plus en plus probables.
Des perspectives prudentes
Nous conservons des perspectives prudentes, alors que les banques centrales sacrifient les opportunités de croissance pour maîtriser l’inflation. Toutefois, nous prévoyons un ralentissement de l’inflation au second semestre, grâce au resserrement monétaire et à l’amélioration des déséquilibres actuels entre l’offre et la demande. Même si l’inflation devrait rester supérieure aux objectifs des banques centrales pendant un certain temps, cette décélération devrait leur permettre de passer à une posture moins agressive, ce qui réduirait la probabilité de scénarios économiques les plus extrêmes.