par Hervé Goulletquer, économiste au Crédit Agricole
Les marchés s’inquiètent de l’état des comptes publics en zone euro et s’interrogent sur les conséquences à en attendre. Faut-il craindre une contagion de la Grèce à un autre pays-membre (quel souverain serait alors le premier sur la liste ?) ou alors un élargissement au secteur bancaire (au travers d’un classique mécanisme de transfert de risques des États vers leurs créanciers) ?
Attention toutefois à ne pas donner trop de poids à cet « europessimisme ». Le questionnement des marchés concerne autant une problématique qu’une zone. Souvenons-nous de ce que nous écrivions il y a trois mois de cela dans le précédent numéro de Perspectives Macro : « Comment réussir à stabiliser, puis à réduire le ratio dette publique sur PIB tout en revenant à des taux d’intérêt à court terme plus en harmonie avec l’expression de la neutralité monétaire et en maintenant un niveau de croissance socialement acceptable ? La question est redoutable et il ne sera pas facile d’y répondre. La lisibilité de la politique économique sera faible à l’horizon des prochains trimestres et le risque d’erreur, vraisemblablement supérieur à ce qui a pu être observé par le passé ».
Les marchés forcent aujourd’hui à un resserrement des politiques budgétaires des pays de la zone euro plus précoce et plus marqué qu’anticipé. Ce n’est pas pour autant que les deux autres contraintes disparaissent : les Banques centrales devront « dès que possible » normaliser le réglage des politiques monétaires et maintenir un certain niveau de croissance (autour du potentiel, soit environ 1,5% par an) est une « ardente obligation ». La mise en œuvre n’est en rien évidente et il est à craindre que l’attention des marchés ait bien du mal à s’extraire de ce nouveau triangle des Bermudes. En n’oubliant pas que celui-ci peut tout à fait se déplacer d’un endroit à l’autre à l’intérieur de la région formée par les pays développés : quitter la zone euro pour rejoindre le Royaume-Uni, le Japon, voire, pourquoi pas, les États-Unis.
Bien sûr, il faut intégrer une dimension de temporalité à cette problématique. Si, au sortir d’une récession, le retour à la croissance, même modeste aux regards des attentes, s’impose, ce n’est que sur la durée (on parle ici de plusieurs années, sans doute cinq, voire davantage) qu’il est possible à la fois de revenir à davantage de neutralité budgétaire et monétaire. L’exercice consiste donc à trouver le meilleur policy mix permettant à la fois d’atteindre ce second objectif et de réussir à maintenir la croissance économique au travers tant d’une amélioration de la confiance des entreprises et des ménages, que d’une capacité à profiter au mieux de la reprise économique engagée dans le reste du monde.
Le retour sur l’histoire montre que ce n’est pas impossible. Voici les points à retenir dans le but de réussir un ajustement des finances publiques :
- Proposer un plan pluriannuel de rééquilibrage des comptes, crédible en fonction à la fois de l’importance du rééquilibrage à faire et de la capacité d’acceptation de la population (plus grande généralement dans les pays du Nord de l’Europe que du Sud) ;
- Privilégier la baisse des dépenses à l’augmentation des impôts ;
- Bénéficier d’un environnement économique extérieur porteur, d’une baisse de valeur de la devise et d’une détente significative des taux d’intérêt.
Les conditions économiques (le troisième alinéa ci-dessus) ne sont qu’en partie réunies, ce qui accroît l’exigence d’un consensus politique et social autour des politiques à mener. Mais dans tous les cas, les processus à engager sont de longue haleine et avec des risques d’interruption ou de réversibilité des progrès engagés. Il y a là un message important à destination des investisseurs et des marchés. Le manque de visibilité sur la capacité à piloter à la fois le retour à la croissance et la normalisation des politiques économiques ne peut vraisemblablement que participer à l’apparition de temps en temps de « bouffée » de volatilité et d’aversion au risque. Même si, comme nous le croyons, la tendance de fond restera bien celle d’une amélioration graduelle mais durable de l’environnement économique européen, des moments de doute sont probablement inévitables, tant la faiblesse de la croissance potentielle limite la capacité d’une normalisation facile des politiques économiques. De même, il serait sans doute naïf de croire que cette perspective n’est dévolue qu’à la zone euro. Le poids plus élevé de la dette privée au Royaume-Uni et au Japon, même si a contrario le niveau des prélèvements obligatoires y est plus faible, surtout dans ce second pays, rend la situation d’ensemble peu manœuvrable. L’optimisme plus grand qu’il est tentant d’avoir concernant la situation aux États-Unis tient avant tout à l’idée qu’on se fait de la flexibilité de l’organisation économique là-bas et aux conséquences positives qui en résulte pour ce qui est des perspectives de croissance.
Venons-en au lien entre crise souveraine et crise bancaire. S’il est historiquement avéré, le dessein du plan de sauvetage des États par l’Union européenne avec l’appui du FMI modifie sans doute sa nature. En fait, ce plan a vocation à empêcher pour un temps (près de deux ans dans le cas de la Grèce) l’apparition d’un risque de liquidité du Trésor ; le temps gagné devant être utilisé pour réduire le risque de solvabilité au travers de plans crédibles de rééquilibrage des comptes publics. Le plan empêche donc pour un temps le transfert de risque du souverain vers les banques. Il est en fait une sorte de mutualisation du risque entre souverains : des plus faibles vers ceux en meilleure forme.
A ce titre, il n’est sans doute pas totalement fondé de relier si fortement les deux types de risque. Il n’empêche que la période de gel du transfert de risques ne durera pas éternellement. Si les souverains européens les plus faibles ne sont pas à même, à l’horizon de quelques trimestres, d’avoir réalisé de probants efforts de consolidation de leurs comptes, leur retour auprès des investisseurs, dont les banques, sera plus difficile. C’est à ce moment que le risque de défaut ou de restructuration « à chaud » apparaîtra.
Bien sûr, on ne peut pas écarter l’hypothèse d’une restructuration à froid, après une période d’efforts réels de réduction des déficits.
Le marché reconnaît la qualité du travail fait et admet l’idée du « partage des coûts », sous la forme par exemple d’un allongement de la durée des périodes de remboursement des emprunts. L’Europe n’est plus le centre économique et financier du monde depuis environ un siècle. Ne la repositionnons donc pas ainsi, ne serait-ce que pour quelques trimestres, au titre que les craintes exprimées par le marché se portent aujourd’hui sur elle. L’élargissement du regard permet de capter deux messages positifs importants, mais aussi de se rappeler que certaines questions-clés en termes de pérennité et de rythme de la croissance mondiale restent pour le moment sans réponse.
La contribution de la zone euro à la croissance mondiale a été modeste au cours des années passées. A ce titre, il est peu probable que l’apparition de perspectives plus sombres sur le tempo de la croissance puisse se traduire par un retour à la récession de l’ensemble de l’économie mondiale.
Gardons à l’esprit que la reprise est vigoureuse dans les pays émergents (autour de 6% l’an pour cette année et la suivante) et a réservé jusqu’à maintenant plutôt des bonnes surprises aux États-Unis. Au point que des performances de l’ordre de 3% pour la croissance du PIB semblent possibles. De plus, n’oublions pas, pour revenir un instant à l’Europe, que les résultats attendus d’un pays à l’autre sont plus hétérogènes qu’auparavant et que les risques ne sont pas dans le même sens pour chacun d’entre eux.
Ainsi, l’Allemagne devrait être capable de délivrer un résultat entre 1,5% et 2,0% de croissance, avec un risque plutôt haussier, tandis que l’Espagne ne connaîtrait, en moyenne sur les exercices 2010 et 2011, pas de croissance avec un risque orienté à la baisse.
Il y a simplement trop d’incertitudes en relation avec les évènements européens pour qu’en moyenne le réglage de la politique monétaire mondiale (approche à utiliser bien sûr avec prudence) ne soit pas resserrée de façon plus prudente et peut-être aussi de façon plus tardive qu’anticipé il y a encore quelques trimestres de cela.
La poursuite de la croissance mondiale et le maintien de conditions monétaires accommodantes forment un socle solide de retour des investisseurs vers des actifs plus risqués ; avec sans doute une préférence pour les marchés émergents et une plus grande prudence vis-à-vis de l’Europe au sein des marchés avancés.
Il n’en demeure pas moins qu’un certain nombre de grandes questions restent sans réponse aujourd’hui : de la façon de « re-balancer » la croissance mondiale (quid de l’impact d’un dollar américain plus fort qu’attendu ?) à la conséquence de régulations plus strictes dans certains secteurs (de la finance, pour éviter les excès passés, à l’industrie, pour lutter contre le réchauffement climatique), en passant par le caractère potentiellement déstabilisant (au travers de prix d’actifs devenant surévalués) de flux importants de capitaux vers des marchés émergents à la capitalisation encore souvent étroite. De quoi confirmer le risque d’apparition de « bouffées » de volatilité et d’aversion au risque ici où là et selon un calendrier qu’il ne sera pas très facile d’anticiper.