par Sophie Wieviorka, Economiste – Asie (hors Japon) chez Crédit Agricole
Alors que les résultats définitifs, certifiés par la Commission électorale, seront publiés le 15 juillet prochain, les estimations déjà disponibles font état d’un vaste renouvellement du paysage politique thaïlandais et ont déjoué les prévisions des sondages.
Le scrutin, marqué par une participation record de 75%, a ainsi consacré la victoire des deux principaux partis d’opposition démocratiques : le PKK (« Aller de l’avant » ou Move Forward, centre gauche), souvent identifié comme le parti de la jeunesse urbaine et progressiste, et Pheu Thaï (centre droit), parti traditionnel ayant déjà été au pouvoir, renversé par deux fois par des coups d’État (2006 et 2014).
La coalition au pouvoir, menée par les généraux de la junte et notamment le Premier ministre Prayut Chan-o-cha, en poste depuis 2014, est quant à elle la grande perdante du scrutin. Partie en ordre dispersé, puisque le général Prayut se présentait sous les couleurs d’un nouveau parti, le Parti de la Nation thaï unie, et non avec le Palang Pracharat (national conservateur, favorable à la monarchie et à la junte militaire), ces deux formations récolteraient 77 sièges, contre 116 en 2019. Les deux partis alliés traditionnels de cette coalition (Parti démocrate, conservateur et Parti de la fierté thaïe, populiste conservateur) rassembleraient 94 sièges, contre 104 en 2019.
Le système électoral thaïlandais est complexe, et de surcroît régulièrement remanié pour favoriser la junte militaire. Les 500 députés du Parlement sont élus suivant un mode de scrutin mixte : 400 sièges pourvus au scrutin uninominal à un tour, 100 au scrutin proportionnel plurinominal. Il faut y ajouter les 250 sénateurs, nommés par un panel de grands électeurs, tous acquis à la junte.
Aller de l’avant, et après ?
En gagnant 152 sièges lors des dernières élections, le PKK a créé la surprise, déjoué les sondages qui donnaient la victoire à Pheu Thai et s’est imposé comme le premier parti thaïlandais. La vague orange a notamment déferlé dans la municipalité de Bangkok, où elle remporterait 57 des 65 sièges mis en jeu. Mais malgré une performance historique – et ce d’autant que le parti avait été dissous en 2020 par la Cour constitutionnelle, accusé de ne pas avoir respecté les lois de financement sur les partis politiques – le PKK demeure très loin de la majorité absolue (251 sièges), et devra s’appuyer sur une coalition pour gouverner.
Allié à Pheu Thaï, toujours très implanté dans les régions plus rurales du nord-est du pays, le Move Forward disposerait bien de cette majorité absolue (environ 300 sièges en ajoutant les petits partis indépendants) au Parlement. Mais en prenant en compte le Sénat, qui participe au vote de nomination du Premier ministre, il faudra en réalité réunir 376 voix pour espérer renverser la junte et le général Prayut. Ce dernier s’était déjà assuré de pouvoir rester au pouvoir si nécessaire, en modifiant la Constitution qui fixait à huit le nombre d’années d’exercice maximal pour un Premier ministre. La junte a néanmoins promis qu’elle respecterait les résultats de l’élection et laisserait le temps aux vainqueurs de l’élection pour négocier.
Dans ce contexte, le faiseur de roi aurait pu être le Parti de la fierté thaïe (70 sièges), mené par Anutin Charnvirakul, le ministre de la Santé du général Prayut. En progression de 19 sièges et troisième du scrutin, ce dernier a toutefois annoncé qu’il refuserait de soutenir un gouvernement mené par Pita Limjaroenrat, chef de file des Move Forward, en raison de son positionnement sur la monarchie. Conservateur et proche du roi et de la junte, le Parti de la fierté thaïe voit d’un mauvais œil les ambitions démocratiques de Move Forward.
Quel gouvernement pour quelles réformes ?
Le 22 mai, Pita a présenté un accord de coalition comprenant huit partis dont Pheu Thai et rassemblant 313 députés. Il lui faudra donc convaincre un peu plus de 60 sénateurs pour accéder au poste de Premier ministre. En cas d’échec, Pheu Thai, parti en faveur de la démocratie mais plus conservateur, pourrait à son tour tenter de conclure un accord de gouvernement afin de porter au pouvoir Paethongtarn Shinawatra, fille de Thaksin, ancien Premier ministre destitué par le coup d’État de 2006 et en exil.
L’accord de coalition Move Forward incarne l’espoir d’une troisième voie, entre le populisme de Pheu Thaï et le paternalisme des militaires. La dissolution de son ancienne forme (Future Forward) en 2020 avait déclenché des manifestations monstres, notamment parmi les étudiants. Le programme de Move Forwards’inspirait donc largement de leurs revendications, avec au premier plan l’abolition du crime de lèse-majesté, actuellement puni par des peines d’emprisonnement allant de trois à quinze ans, et dont la junte abuse pour faire taire les opposants.
Un point bloquant pour les partis alliés, qui n’a pas été repris dans l’accord. Ce dernier prévoit cependant l’écriture d’une nouvelle Constitution, la fin du service militaire obligatoire, l’abolition de certains monopoles en vigueur dans de nombreux secteurs, et souvent détenus par des proches de l’armée et de la monarchie, ou encore la légalisation du mariage homosexuel. De manière générale, l’objectif de Move Forward était de démilitariser le pays, afin notamment de limiter le risque de coup d’État (la Thaïlande en a connu dix-huit depuis 1932). Une transition qui pourrait être plus lente que prévue afin d’obtenir l’adhésion du Sénat.
Les marchés n’ont que modestement réagit aux résultats des élections et attendent sûrement la conclusion des négociations et le passage devant le Sénat. Le baht s’est très légèrement déprécié (2%), et les primes de risque (CDS 5 ans) ont pris 3 points de base. Une réaction d’autant plus modeste que les actifs thaïlandais ont pu par le passé être victimes de mouvements de repli brutaux, hérités des mauvais souvenirs des crises asiatiques de la fin des années 1990.
Notre opinion – Le futur gouvernement héritera quoiqu’il arrive d’une situation compliquée. Pour s’imposer, Move Forward devra faire de nombreux compromis, notamment sur la réforme de la monarchie. Pheu Thai en embuscade n’attend que de revenir au pouvoir après les deux coups d’État de 2006 et 2014. Quant aux militaires, ils n’ont certainement pas dit leur dernier mot, et gardent la mainmise sur le Sénat. Malgré la volonté claire pour plus de démocratie exprimée dans les urnes, le système électoral qu’ils ont bâti à leur profit pourrait encore leur permettre de se maintenir au pouvoir.
Alors que la situation économique demeure fragile, et que le pays souffre encore des séquelles du Covid, en particulier dans le secteur du tourisme, l’instabilité politique prolongée pourrait coûter cher au pays, surtout si elle se manifeste par une forte volatilité du taux de change. Si la dette externe demeure encore modérée (environ 40% du PIB), et ne représente pas un danger identifié, une dépréciation du baht pourrait de nouveau déséquilibrer le compte courant, et ce surtout si la situation politique venait à décourager la reprise du tourisme.