par Julien Damon, professeur associé à Sciences Po, auteur du livre « Eliminer la pauvreté » (PUF, 2010)
Le gouvernement français a annoncé en octobre 2007 un objectif de réduction de la pauvreté d’un tiers en cinq ans. L’expression d’une telle fin, avec toutes ses ambiguïtés suscite, selon les interlocuteurs, de l’enthousiasme, du scepticisme, de la critique, voire de l’ironie. Si elle est novation dans le contexte des politiques françaises, elle n’est pas totalement neuve dans le contexte international. Qu’il s’agisse de l’Union européenne ou des Nations Unies, l’objectif de réduction, voire d’éradication, de la pauvreté, a été exprimé depuis le début du millénaire.
En 2000, l’ONU a établi des Objectifs du millénaire pour le développement (OMD), visant notamment à « réduire de moitié l’extrême pauvreté » d’ici 2015. En 2000, l’Union européenne a lancé sa stratégie dite de Lisbonne, contenant une invitation à « donner un élan décisif à l’élimination de la pauvreté » à l’horizon 2010.
L’idée de diminuer, d’atténuer, d’éradiquer, d’éliminer, voire d’abolir, la pauvreté, incarnée maintenant dans des dispositions nationales et internationales, mérite un peu de préhistoire. Sans opérer un grand retour sur les religions, on peut signaler, au moins depuis le XVIIIème siècle, des prises de position et des propositions en ce sens. La mobilisation d’intellectuels, hommes de lettre ou de foi, d’un Thomas Paine, d’un Condorcet, d’un Malthus, d’un La Rochefoucauld, d’un Victor Hugo, voire d’un Marx (éliminant, de fait, la pauvreté par éradication des inégalités), plus récemment d’un Amartya Sen, d’un Joseph Wresinski ou d’un Muhammad Yunus va dans ce sens.
Le monde et l’ambition de réduction de moitié de l’extrême pauvretéDe nombreuses institutions internationales abordent la pauvreté, qu’elles appréhendent avec des délimitations relativement différentes. Un cadre général a été progressivement élaboré pour déterminer l’orientation des programmes de lutte contre la pauvreté, tout en évaluant leur efficacité. Ce sont les OMD. Les Nations Unies ont solennellement adopté, en 2000, une démarche volontaire en matière d’aide au développement en annonçant de très explicites et très ambitieux objectifs de résultat. Ces engagements, voulant trancher avec les déclarations d’intention passées, sont fondés sur l’obtention de résultats mesurables à atteindre. Lors du « sommet du Millénaire », en septembre 2000, les OMD ont été adoptés et fixés par les 147 chefs d’État et de gouvernement, pour 189 États membres. Célébrés ou décriés, ils tiennent en huit chapitres assortis de cibles chiffrées et de quarante-huit indicateurs de suivi. Le premier est de « réduire l’extrême pauvreté et la faim », avec une cible pour 2015 qui est de réduire de moitié la proportion de la population dont le revenu est inférieur à un dollar par jour (seuil devenu 1,25 dollars à partir de 2008). Les OMD, qui, dans leur énoncé, concernent le monde entier sont assez systématiquement rapportés aux seuls PVD. Ils sont, d’ailleurs, dans leur première cible, suivis quasi exclusivement pour ces seuls pays. La Banque mondiale et une partie des experts considèrent qu’il n’y a pas de pauvres (en situation « absolue » ou « extrême ») dans les pays riches. Si les situations et définitions de la pauvreté diffèrent grandement, ceci ne veut pas dire qu’aucun rapprochement n’a de sens. |
Tout d’abord, les OMD ne sont pas véritablement déconnectés des réalités riches et développées en Europe. Nombre de pays devenus récemment membres de l’Union européenne, étaient, et, pour certains (Bulgarie, Roumanie), demeurent, des pays d’intervention du Programme de Nations Unies pour le Développement. Surtout, il est probablement impropre de considérer qu’au seuil de 1,25 dollar par jour il n’y aurait pas de pauvre dans l’Union européenne et en France. Des sans-abri français sans RMI (sans RSA), des Roms établis dans de nouveaux types de bidonvilles ou des sans-papiers réfugiés dans les grandes villes, sont probablement sous ce niveau de consommation. Incontestablement ils sont, au regard des appréciations nationales, en situation de grande pauvreté.
L’Europe et l’élimination de la pauvreté dans l’Union
Dans le cadre de l’Union européenne, la dynamique pour l’« élimination » de la pauvreté n’a pas été liée, comme dans le cas des OMD, à la fixation de cibles chiffrées, mais à l’élaboration d’une méthode. Les dirigeants européens ont instauré le processus d'« inclusion sociale » avec pour ambition de voir l’Union s’impliquer davantage sur le plan de la cohésion sociale, en ménageant – subsidiarité oblige – les prérogatives nationales. Depuis, l'Union a mis en place un cadre stratégique d’observation et de coordination entre les États membres, impliquant également les associations, les autorités locales, les partenaires sociaux. La célèbre (au moins dans les couloirs administratifs) « méthode ouverte de coordination » (MOC) vise l’évaluation et l’orientation des systèmes de protection sociale sur la base d'échanges d'idées et de statistiques harmonisées.
Des objectifs communs ont été fixés. Des indicateurs ont été élaborés. Des rapports réguliers sont rendus à la Commission. Avec des enquêtes et des statistiques solides, il est aujourd’hui permis de se comparer et de progresser, dans une Union où, conventionnellement et officiellement, 17 % des habitants (et 20 % des enfants) sont considérés, à la fin des années 2000, comme pauvres . L’approche européenne de la pauvreté est, à la différence de la définition onusienne, ouvertement relative. Être pauvre, c’est se trouver dans un ménage dont les revenus, après transferts sociaux, sont inférieurs à 60 % du revenu médian. Les calculs sont opérés, dans chaque pays, en fonction d’un seuil de pauvreté national.
La France et l’engagement de réduire d’un tiers sa pauvreté
En France la lutte contre la pauvreté ne se gouverne certainement pas uniquement par décret. C’est cependant un décret récent, en mai 2009, qui marque un tournant de l’action publique en la matière. Le texte, pris en application de la loi créant le RSA, introduit dans le droit positif le principe d’un objectif chiffré de réduction de la pauvreté, et, pour lui donner une traduction concrète, une définition précise des indicateurs qui permettent d’approcher la pauvreté.
S’il faut faire baisser la pauvreté, il convient d’abord de la définir. Il faut ensuite qu’experts, opérateurs et décideurs soient d’accord sur cette définition. Le passage par la législation et le règlement a autorisé une clarification, mais a également nourri une controverse importante sur la loyauté de l’objectif, c’est-à-dire sur la pertinence des indicateurs.
La France, insistant (comme les institutions onusiennes et européennes) sur la multidimensionnalité de la pauvreté, n’a pas adopté un indicateur unique, mais une batterie de onze objectifs avec une quarantaine d’indicateurs. C’est le premier d’entre eux qui, comme dans le cas des OMD ou de la MOC, a le plus retenu l’attention. Le taux de pauvreté « ancré dans le temps » est un indicateur hybride. Il se situe entre la logique de la pauvreté relative (qui prévaut dans l’Union européenne) et celle de la pauvreté absolue (qui prévaut à l’échelle internationale). Le principe est de choisir un début de période, pendant laquelle on fixe le seuil de pauvreté monétaire à 60 % du revenu médian des ménages. Au cours des cinq années qui suivent, on réévalue chaque année ce seuil de la seule inflation. L’indicateur est donc l’indicateur classique de pauvreté monétaire relative une première année, il devient un seuil de type pauvreté absolue ensuite, car ne dépendant plus de l’évolution générale de la distribution des revenus. Explicitement, il y a déconnexion progressive de la pauvreté et des inégalités au cours du temps, d’où bien des tensions entre experts.
En France, les indicateurs liés à la pauvreté sont devenus un sujet délicat, politiquement et statistiquement, comme ceux qui sont relatifs au chômage, à la délinquance ou encore à la qualité de l’environnement. Associés à un objectif de résultat annoncé au plus haut niveau de l’État et transcrit dans le droit, leur degré de sensibilité a encore augmenté.
Trois échelles à traiter de concert
Aucun seuil et aucune définition ne s’imposent, ni en France, ni dans le débat européen, ni dans les discussions internationales. On peut tenter de résumer le fond du débat par une formule. La pauvreté a des dimensions relativement absolues (le dénuement total dans les pays pauvres, comme dans les pays riches). Elle est, dans une large mesure, absolument relative car elle dépend des gens, du temps et de l’environnement.
Ce constat invite à toujours raisonner, quand on traite de pauvreté, sur les trois dimensions nationale, européenne, et mondiale. Les trois échelles de réduction de la pauvreté sont, en effet, à avoir à l’esprit pour un panorama véritablement complet de la question. La pauvreté en France, avec sa dynamique, son intensité et ses formes, n’est pas isolée. Au contraire. Bien au contraire.
On peut discuter longuement des résultats atteints ou non, pleinement ou partiellement, avec ces trois ensembles de politique. Et ces longues (et utiles) discussions sont une des incontestables plus-values des démarches, débouchant sur des révisions, des prises de conscience, des contestations, des transformations. Les objectifs de résultat, qui sont en réalité sans obligation, placent les politiques sous contrainte. D’où l’importance des rendez-vous clairement fixés par les horizons temporels annoncés. L’incontestable échec européen quant à l’élimination de la pauvreté en 2010, a, par la méthode suivie, permis un rebond intelligent et plus précis, avec l’adoption d’une ambition moins grande mais plus aisément mesurable. À l’horizon 2020, l’Union s’est fixé, en juin 2010, la visée de 20 millions de pauvres en moins. Pour les OMD le rendez-vous, au deux tiers du parcours, aura lieu fin septembre 2010 à New York, avec rassemblement de la communauté internationale autour de réussites et de défaillances (certaines liées à la crise, d’autres pleinement structurelles) dans l’atteinte des objectifs fixés. Pour l’objectif français, le rendez-vous est à la mi-octobre 2010, quand le gouvernement, tenu en cela par la loi, rendra un rapport au Parlement sur les avancées. Il en sortira, comme toujours, polémiques et controverses techniques, mais aussi débat politique et mobilisation.