par Patrice Gautry, Chef économiste de l’UBP
En début d’année, les marchés financiers avaient privilégié un scénario de hausse limitée des tarifs douaniers, pariant plus sur une menace que sur une réalité économique. Les premières décisions du nouveau président américain à destination du Canada du Mexique et de la Chine ont ravivé les menaces d’une guerre commerciale. Les marchés ont été ainsi obligés de remettre les tarifs douaniers au centre de la politique économique américaine, car les annonces sur les secteurs et les pays se succèdent chaque semaine.
Les marchés doivent prendre en compte le fait que la politique tarifaire des Etats-Unis est au centre d’une stratégie qui cumule des objectifs commerciaux, transactionnels (« let’s make a deal ») mais aussi industriels, sociaux et purement politiques. La création d’un service de collecte des tarifs douaniers, visiblement pour financer les baisses d’impôt domestique, prouve que cette politique tarifaire est là pour durer et fait désormais partie du paysage économique et politique.
Les marchés seront vigilants sur la façon dont cette politique tarifaire pourrait modifier le couple croissance -inflation aux Etats-Unis ces prochaines années. La volonté de pousser la croissance américaine à son potentiel, voire au-delà, conjuguée à de forts relèvements de tarifs pourrait dégrader les perspectives via une inflation non désirée issue des coûts d’importation et de fabrication plus élevés et par l’incertitude créée pour le secteur manufacturier.
Les hausses de tarifs sont par nature « stagflationnistes ». Elles retirent de la croissance et insufflent une inflation supplémentaire, sans véritable gagnant au niveau mondial à moyen terme. Les anticipations d’inflation sont ainsi susceptibles de remonter et de traduire la crainte d’une inflation plus persistante que prévue. C’est une inflation par les couts plus que par l’excès de demande qui pourrait se mettre en place, impactant les marges des entreprises. La Fed serait alors contrainte de revoir sa stratégie de retour progressif à une politique monétaire « neutre » et elle resterait restrictive, au-dessus du taux neutre. Ceci explique la volatilité observée ces dernières semaines sur les taux longs comme sur les taux à 2 ans. Selon la vision américaine, les suppléments de coûts ou les distorsions d’approvisionnement devraient être plus que compensés par une déréglementation accrue et des baisses d’impôts sur les bénéfices des entreprises.
La politique tarifaire est un facteur d’incertitude et de fragmentation de l’activité mondiale. La croissance est redistribuée entre les secteurs et les pays, aggravant les déséquilibres qu’elle est censée corriger. Cette redistribution se ferait à court terme au profit des Etats-Unis et au détriment des autres pays partenaires commerciaux, mais à moyen terme la balance ne serait pas positive y compris pour les Etats-Unis. La pression montera aussi sur les banques centrales hors des Etats-Unis afin d’accélérer ou d’amplifier leurs baisses de taux pour contrecarrer les risques de contraction sur les échanges et les secteurs exportateurs tout en fragilisant les devises.
Enfin, la politique tarifaire envisagée par la nouvelle administration américaine ne semble pas capable de corriger les distorsions apparues dans le commerce et l’économie mondiale après les décennies de globalisation et d’^échanges libéralisés. De façon presque caricaturale, les Etats dominent le monde par la force de leur consommation et de leur technologie alors que la Chine domine le monde industriel par sa production dont une partie est fortement excédentaire. Une politique de tarifs douaniers exacerbée ou de protectionniste ne pourra que partiellement corriger et infléchir ses fortes spécialisations entre pays et le mouvement attendu de relocalisation risque de rester limité.
Par ailleurs, le débat se focalise sur les échanges et les flux de marchandises mais laisse de côté les services et les nouvelles technologies, qui dominent le cycle économique et pour lesquels les Etats-Unis désirent conserver un avantage certain.
Etats-Unis : cibler l’Europe et ses vulnérabilités
La zone euro fait ressortir un excédent de près de 250 bn de USD avec les Etats-Unis en 2024 et est l’un des plus importants partenaires commerciaux des Etats-Unis (15% des importations américaines). L’excédent est réalisé en particulier avec les secteurs : machinerie, biens d’équipement, pharmacie, chimie et automobiles. Depuis 2019, les échanges entre les Etats-Unis et la zone euro ont augmenté de plus de 10%, en particulier grâce au pétrole et au secteur manufacturier. Les pays qui dégagent le plus un excédent avec les Etats-Unis sont l’Allemagne et l’Italie, puis l’Irlande, la France et l’Espagne dans une moindre mesure.
Du point de vue américain, la zone euro est perçue comme étant un perturbateur des échanges (« trade distorter »), qui pratique une régulation injuste et qui est un « utilisateur non-payeur » (« free rider ») en termes de dépenses militaires, utilisant la protection américaine au moindre coût.
Basée sur les échanges commerciaux, une hausse de 10% des taxes douanières sur les importations européennes aux Etats-Unis, avec réponse tarifaire de la zone euro, aurait un impact négatif potentiel de près de 1 pp (-0.7 pp) sur la croissance européenne. Selon l’ampleur de la réponse de l’Europe, le choc sur sa croissance varierait selon les estimations entre -0.3 pp et -0.7 pp (études FMI, Brokers). Mais les Etats-Unis pourraient opter pour une discrimination ciblée sur les secteurs ou les pays au lieu d’une imposition globale de 10 % de droits de douane sur les produits échangés.
Par exemple, l’imposition récente de droits sur l’aluminium et l’acier (25%) reste plus symbolique qu’économique pour la zone euro, ces secteurs ne représentant que 0.05% du PIB de la zone euro. L’impact sur la croissance européenne semble négligeable et l’action semble plus dirigée contre le Canada et certains pays asiatiques. Inclure des droits de douane spécifiques sur l’automobile (25%) aurait un impact total plus marqué mais limité sur la zone euro (0.25% du PIB de la zone).
Les Etats-Unis pourraient adopter une approche qui cible des secteurs spécifiques et ceux dits stratégiques ou critiques. A côté de l’automobile, ces secteurs seraient constitués par : le pétrole, la pharmacie, les semi-conducteurs, les métaux et la chimie. Une hausse de tarifs de l’ordre de 10% sur ces secteurs stratégiques pourraient être permanentes et avoir pour but le rapatriement de la production sur le sol américain. Les pays les plus impactés par ces hausses sur les secteurs stratégiques seraient encore une fois le Canada et le Mexique mais aussi la Chine, l’Asie, l’Allemagne, ainsi que la Suisse et la Suède. Toutefois, il faut noter que même une hausse des tarifs de 10% ne compenserait pas les écarts de coûts de production entre les Etats-Unis et le reste du monde sur ces secteurs (différence de l’ordre de 40%) et que les seuls droits de douane ne peuvent constituer ou remplacer une politique industrielle en faveur de ces secteurs.
Ces approches différenciées par secteurs ou pays pourraient limiter la capacité de réaction de la zone euro, dont la politique commerciale et tarifaire est la charge de la Commission Européenne. Cette politique américaine viserait alors à fracturer la zone euro et entrainer les pays à des négociations bilatérales à l’extérieur du cadre communautaire. Allemagne et Italie pourraient être tentées par ce type de réaction au contraire de la France.
De plus, les négociations américaines avec la zone euro pourraient déborder du seul cadre commercial pour inclure plusieurs domaines comme la géostratégie en Europe (pacification avec la Russie, partage des rôles dans la reconstruction de l’Ukraine et en Europe de l’Est, défense européenne), les relations commerciales et stratégiques avec la Chine et la régulation des nouveaux secteurs digitaux.
Des réponses graduées attendues de la zone euro
Les réponses de la zone euro à la hausse des droits de douane américains pourraient être graduelles comme en 2018 afin de ne pas ouvrir une vraie guerre commerciale. Un recours devant le WTO serait probablement initié afin de rappeler le cadre des échanges internationaux qui mettra des années à déboucher et dont les Etats-Unis veulent sortir.
En 2018, la zone euro avait répondu avec une hausse de droits de douane sur certains produits américains (acier, agriculture et produits de consommation), mais les montants en valeur ne représentaient que la moitié des produits taxés par les Etats-Unis. Une même réponse graduée pourrait être utilisée par la Commission Européenne, qui a déjà annoncé qu’elle était aussi prête à considérer des achats plus importants de LNG (contrats de long terme), ainsi que des achats d’armes supplémentaires (remonter les dépenses d’armement au-dessus de 2% du PIB requis par les Etats-Unis au sein de l’OTAN) ; de plus, la Commission pourrait s’aligner sur la politique américaine à l’égard de la Chine et augmenter ses sanctions sur la base de règles anti-dumping concernant les produits chinois.
Mais dans le cadre de mesures de rétorsion plus marquées, la Commission Européenne pourrait aussi cibler les services et notamment les sociétés digitales et les réseaux sociaux, qui font déjà l’objet de tensions entre les deux continents. La zone euro accuse un déficit sur les services de l’ordre de 150 bn eur (0.8% du PIB de la zone). En réaction aux hausses de tarifs sur les biens, la Commission pourrait agir sur les services sur la base de Anti Coercion Instrument (ACI) crée en 2023 qui lui permet de réagir sur les tarifs et la restriction de certains services et droits sur la propriété intellectuelle. Toutefois, pour utiliser cet ACI, la Commission doit faire la preuve des dommages causés à l’industrie par les hausses initiales de tarifs et un vote doit approuver son utilisation (15 pays sur 27).
Une politique commerciale américaine hostile obligerait la zone euro à trouver d’autres routes alternatives vers les Etats-Unis, ouvrir de nouveaux marchés (comme les accords de libre-échange avec le Mercosur) et trouver des substituts locaux ou vers d’autres fournisseurs aux produits taxés.
La politique de libre échange mise en place depuis plusieurs années à l’échelle de la zone euro est aujourd’hui chalengée par le retour du protectionnisme américain et les difficultés à exporter en Chine ainsi que le rejet de nouveaux accords de libre-échange au sein de la zone euro (agriculture, petite industrie). Privilégier le marché européen domestique au travers d’une moindre réglementation, promouvoir la demande domestique et renforcer la technologie européenne est un sursaut en cours au sein de la Commission et de certains pays membres, mais ceci paraît tardif par rapport aux autres zones économiques et les moyens financiers ne sont pas à la hauteur des ambitions politiques.
Réponse de la politique économique : seule la BCE a des marges de manœuvre
La politique budgétaire de la zone euro a entamé un retour à une certaine rigueur budgétaire avec la baisse programmée, mais très lente, des déficits budgétaires au niveau de la zone et des Etats, en parallèle avec la baisse tendancielle de la dette publique. L’Europe n’est donc pas en capacité de répondre rapidement à une guerre commerciale via de nouveaux soutiens budgétaires ciblés. Il n’y a pas de consensus non plus sur la mobilisation de nouveaux moyens budgétaires et un renouvellement des actions de type Recovery Fund ne fait pas l’unanimité dans la zone. De plus, la Commission limite et encadre fortement les subventions à des secteurs spécifiques, ce qui limite les réactions possibles même au niveau des Etats. A l’inverse, le consensus existe au niveau européen sur la hausse des dépenses de défense (faible multiplicateur de croissance du GDP) et le budget européen incorpore déjà des fonds pour les nouvelles technologies. Par ailleurs, les financements envisagés de 750-800 bn euros à horizon 2030 dans la nouvelle stratégie européenne (Euro Compass) passeraient par la mobilisation de l’épargne et des fonds privés plutôt que par un financement étatique européen.
Seule, la BCE semble capable de desserrer les contraintes conjoncturelles via la poursuite de la baisse des taux directeurs. La guerre commerciale présente plus de risque pour la croissance de la zone euro que des risques inflationnistes même en cas de hausse de tarifs en réponse de la zone euro. La dérive des prix via des hausses généralisées de tarifs ne dépasserait pas 0.05 pp, ce qui reste limité. De plus, une baisse de la demande externe et domestique aurait un impact sur l’emploi au sein de la zone. La BCE pourrait, après une période d’observation des effets propres à la politique commerciale et au vu d’une dégradation supplémentaire de la conjoncture, accepter de conduire ses taux directeurs plus bas que les 2% attendu dans le scenario de base et prolonger leur baisse en 2026. En cas de retour de la récession, le nouvel objectif de la BCE pourrait être autour de 1% voire moins si le choc sur la demande est sévère. La difficulté pour la BCE serait de mener une politique monétaire qui couvre des chocs commerciaux distincts selon les pays de la zone renforçant l’asymétrie qui existe déjà en début d’année entre les pays.
Conclusion : L’incertitude est un poison pour le cycle économique
En attente de plus de précisions sur les produits concernés par les hausses de tarifs douaniers de la part des Etats-Unis et des réactions des différentes états concernés, la politique commerciale américaine a relevé significativement les incertitudes sur l’économie mondiale et réduit la visibilité. Plus que le protectionnisme, l’incertitude est un poison pour le cycle économique car il bloque les devisions d’achats et d’investissement. Comme le souligne les études du FMI, l’incertitude pourrait doubler l’impact négatif sur l’activité des simples contraintes sur les échanges. Les négociations et les détails sur les obstacles aux échanges devront succéder rapidement aux effets d’annonces sur les tarifs afin de ne pas trop impacter la croissance tant mondiale, européenne qu’américaine.