Après le Brexit

par Philippe Ithurbide, Directeur de la Recherche, Stratégie et Analyse, et Didier Borowski, Responsable de la macro-économie chez Amundi

Lors du référendum du 23 juin, les Britanniques ont décidé à une large majorité (51,9%, soit plus de 1 million de voix d’avance) de voter pour la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne. Ce vote, qui met fin à 43 années d’appartenance à l’Union européenne, aura des conséquences économiques et politiques, non seulement pour le Royaume-Uni mais aussi pour l’Union européenne. A ce stade, les inconnues sont nombreuses. Le choix des Britanniques ouvre une période d’incertitude, synonyme de volatilité à court terme pour les marchés financiers, au Royaume-Uni comme en Europe.

A cela vient s’ajouter l’agenda politique très chargé d’ici la fin de l’année : élections législatives en Espagne dimanche 26 juin, référendum constitutionnel en Italie en octobre, les élections présidentielles aux Etats-Unis en novembre.

1. L’article 50, base juridique d’une sortie de l’Union européenne.

Conformément à l’engagement qu’il a pris durant la campagne référendaire, David Cameron devrait entériner le 
résultat du vote en invoquant sans tarder l’article 50 du Traité de Lisbonne(i) qui précise les conditions de sortie. Remarquons néanmoins que rien ne l’oblige à agir rapidement. Une fois la procédure engagée, le Royaume-Uni devra renégocier des accords commerciaux avec l’ensemble de ses partenaires commerciaux (y compris ceux qui sont hors de l’Union européenne) s’il veut éviter de se caler sur les règles minimalistes de l’Organisation Mondiale du Commerce. A cette fin, le paragraphe 3 prévoit une période de deux années pendant laquelle le Royaume-Uni reste membre à part entière de l’Union européenne (à compter du moment où l’article 50 est officiellement invoqué par le Royaume-Uni). Cette période est prolongeable si besoin mais la décision nécessite l’unanimité du Conseil Européen.

2. Un changement de gouvernement est probable au Royaume-Uni.

Le Premier ministre David Cameron a fait activement campagne en faveur du maintien dans l’Union européenne. Il en ressort particulièrement fragilisé dans son propre camp, par ailleurs très divisé sur la question. Bien qu’il ait répété, il y a quelques jours, qu’il resterait à son poste quoi qu’il arrive, la grande majorité des analystes politiques tablent sur sa démission. L’agenda politique du gouvernement est largement inconnu (quand engagera-t-il des négociations avec ses partenaires ? Et sur quel modèle ? Quelle sera sa politique budgétaire ? Etc)

3. Sur le plan économique, l’impact sera asymétrique.

Le Brexit ouvre une période d’incertitude qui va peser lourdement sur la demande intérieure au Royaume-Uni dont l’économie peut retomber en récession. Toutefois, le choc de confiance n’a aucune raison de mettre en péril la reprise économique en zone euro qui est avant tout tirée par la demande intérieure (les exportations de l’Union européenne vers le Royaume-Uni ne sont pas suffisamment significatives pour changer la donne). Le consensus évalue à environ 1,4 pp l’impact sur la croissance au Royaume-Uni en 2017 vs. 0,3 pp celui sur la croissance de la zone euro. Cet effet est néanmoins très incertain ; l’absence totale de visibilité peut se matérialiser à court terme par : (1) une remontée du taux d’épargne des ménages (épargne de précaution), (2) une prudence accrue des entreprises dans leurs programmes d’investissements et d’embauche et (3) un ralentissement des entrées de capitaux. Une prime de risque sur les actifs financiers britanniques est par ailleurs susceptible de se matérialiser et d’accroître l’impact négatif sur l’activité. A plus long terme, la majorité des études conclut à un impact négatif durable sur le PIB, évaluant à l’horizon 2020, la perte d’activité comprise entre 3 et 9% au Royaume-Uni.

4. Sur le plan politique, le choc est en revanche symétrique.

La décision de sortir de l’Union européenne s’applique à l’ensemble du Royaume-Uni. Or l’Ecosse, majoritairement favorable au maintien dans l’Union européenne, va certainement demander à Londres l’autorisation d’organiser un nouveau référendum sur son indépendance afin de pouvoir rester dans l’Union européenne1. Londres pourra difficilement refuser. Ce référendum ouvrirait la porte à des revendications de même nature en Irlande du Nord et au Pays de Galles qui, même si elles ont très peu de chances d’aboutir, viendraient exacerber les tensions politiques nationales et menacer l’unité du pays. En outre, le parti conservateur, très divisé sur le scrutin, en ressort très affaibli, ce qui fragilisera le prochain gouvernement. Sans compter qu’en quittant l’Union, le Royaume-Uni voit son importance sur la scène internationale amoindrie.

Le thème de « l’Europe à la carte » peut déstabiliser l’Union européenne. La sortie du Royaume-Uni change la donne en déplaçant le centre de gravité de l’Union européenne vers l’Europe continentale. En particulier, la France et l’Allemagne devront renforcer leur coopération. Si aucun pays de la zone euro n’a intérêt à sortir de la monnaie unique, certains pays de l’Union européenne (hors zone euro) pourraient en revanche demander des avantages comparables à ceux octroyés au Royaume-Uni2. Le thème de « l’Europe à la carte » – contraire aux principes fondateurs de l’Union européenne – risque d’exacerber les forces centrifuges liées à la crise et de peser sur la confiance des investisseurs étrangers. Pour éviter ce type d’évolution, les gouvernements de l’Union européenne devront montrer leur unité.

5. Début d’une longue période de négociation de nouveaux accords commerciaux.

Il existe plusieurs options pour le Royaume-Uni : rejoindre l’Espace économique européen (EEE), s’inspirer du modèle existant pour certains pays (Suisse, Norvège ou Turquie) ou encore s’aligner sur les règles qui régissent l’OMC (solution la plus coûteuse pour le Royaume-Uni car la plus éloignée de la situation actuelle). Aucune d’entre elles ne peut satisfaire les deux parties à ce stade3. On s’oriente donc probablement vers des accords « sur mesure » avec l’Union européenne, et potentiellement des accords bilatéraux pour compléter. Le temps de négociation de tels accords est très long : en moyenne, on observe qu’il faut entre 4 et 10 ans pour conclure. En réalité, le Royaume-Uni restera vraisemblablement plus de deux années dans l’Union européenne.

6. Services financiers : pierre d’achoppement dans les négociations ?

Dans la période de négociation, les gouvernements chercheront à minimiser l’impact sur la confiance ainsi que les perturbations sur les échanges commerciaux entre l’Union européenne et le Royaume-Uni seront peu affectés. Les négociations sur le commerce de biens ne devraient pas poser de problème dans la mesure où les intérêts des deux parties sont plutôt convergents. En revanche, les négociations promettent d’être longues et difficiles sur le volet des services financiers qui est stratégique tant pour le Royaume-Uni que pour l’Union européenne. En effet, le Royaume-Uni est le plus grand centre financier de l’Union européenne : il pèse pour près de 25% des services financiers de l’Union européenne et 40% de ses exportations de services financiers. Les services financiers représentent 8% du PIB britannique. Même si aucune place financière n’est susceptible de remplacer Londres, la perte du « passeport européen » pour les banques britanniques rend probable des délocalisations de certains segments d’activité (vers l’Irlande ou certaines places de l’Union européenne). L’excédent britannique de la balance des services (5% du PIB) pourrait ainsi diminuer fortement à l’avenir, ce qui rendrait plus difficile le financement d’un déficit externe qui est au plus haut (-5% du PIB en moyenne au cours des deux dernières années).

7. Des turbulences financières qui peuvent donner des opportunités d’investissement.

Les turbulences sont inévitables à court terme, non seulement au Royaume-Uni mais aussi dans le reste de l’Union européenne. Affaiblissement du sterling, repli des bourses sont au menu à très court terme. Par contagion, les taux d’intérêt souverains des pays périphériques de la zone euro devraient remonter et la liquidité devrait se dégrader très significativement sur le marché du crédit, au Royaume-Uni comme en zone euro. Dans ces conditions, les taux d’intérêt sur les emprunts d’Etat les plus sûrs (Allemagne, Etats-Unis) se replient et l’or gagne du terrain (fuite vers la qualité). L’euro est fragilisé compte tenu des doutes sur la cohésion de l’Union européenne dans cette phase de crise.

8. Les banques centrales ont les moyens d’intervenir, si besoin de façon concertée, pour garantir l’accès à la liquidité et maintenir la stabilité financière.

Suite à l’envolée du yen et la chute de la bourse nipponne (en repli de 7,9%), les autorités japonaises se disent prêtes à intervenir. La BCE et la Banque d’Angleterre ont déjà fait savoir qu’elles garantiront l’accès des banques à la liquidité dans les deux devises. En cas de turbulences très importantes, la BCE pourrait temporairement accélérer son programme d’achats de titres et des interventions concertées avec d’autres grandes banques centrales (Réserve fédérale notamment) seraient envisageables. Sur le plan politique, les gouvernements de l’Union européenne peuvent rassurer les investisseurs, en montrant leur cohésion ou encore en garantissant qu’ils offriront au Royaume-Uni le temps nécessaire pour négocier de nouveaux accords commerciaux. Dans ces conditions, nous estimons que les turbulences peuvent offrir des opportunités d’investissement intéressantes à court terme sur toutes les classes d’actifs (crédit, actions, souverain périphérique, devises), surtout si les marchés sur-réagissent, avec des évolutions déconnectées des fondamentaux.

Conclusion

La sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne sonne comme un coup de tonnerre dans le ciel européen et pose des défis tant pour le Royaume-Uni (éviter une récession majeure, négocier de nouveaux accords commerciaux sans exacerber les facteurs d’incertitude) que pour les pays de l’Union européenne (endiguer les forces centrifuges pouvant conduire à terme à un délitement de l’Union). L’histoire reste néanmoins en grande partie à écrire. Ni les Etats, ni les banques centrales ne sont démunis dans la phase de transition. Au sein de l’Union européenne, la réponse politique passera par une étroite concertation afin d’aligner les positions des gouvernements et obtenir une « sortie ordonnée » du Royaume-Uni de l’Union européenne. Jusqu’à présent, on observe que les pays de l’Union européenne ont toujours su tirer profit des périodes de tensions pour consolider leurs institutions. Nul doute que le couple franco-allemand sera amené à jouer un rôle clé, notamment pour renforcer la dimension fédérale de l’Union. Mais le défi est de taille pour l’Europe : la route sera longue et le parcours semé d’embûches.

NOTES

  1. Notons qu’en pratique, il lui faudrait faire une nouvelle demande d’adhésion à l’Union européenne car les procédures liées à l’article 50 concernent l’ensemble du Royaume-Uni. Il lui faudrait parallèlement demander à adhérer à l’euro.
  2. L’accord du 19 févier a légalisé le processus d’une union à plusieurs niveaux et renforcé le statut spécial (unique ?) du Royaume-Uni au sein de l’Union européenne. En particulier, le Royaume-Uni a obtenu au terme de cet accord : (1) un droit de regard sur les décisions prises en zone euro, (2) de ne jamais participer aux plans de sauvetage en zone euro et (3) d’être exempté du processus d’intégration politique et d’« union toujours plus étroite ». Par ailleurs Les parlements de l’Union européenne auront désormais la possibilité de suspendre l’adoption d’une décision du conseil (majorité de 55% requise), c’est le principe dit du « carton rouge ». Enfin, le Royaume-Uni a obtenu de pouvoir limiter l’accès des nouveaux immigrants aux prestations liées à l’emploi pendant 4 années. Tout compte fait, ces « concessions » de dernière minute faites à David Cameron visaient avant tout à s’assurer de son soutien et d’une campagne active pour le maintien du Royaume-Uni dans l’Union européenne. Au fil du temps, on risque de s’apercevoir qu’elles ont ouvert une brèche dans l’édifice européen.
  3. Les Européens ont certes intérêt à ne pas précipiter le Royaume-Uni dans une crise, et donc à faire quelques concessions pour limiter les coûts du Brexit. Mais, dans ce cas de figure, ils ont également intérêt à négocier une sortie qui ne soit pas complètement indolore, afin de dissuader d’autres pays de l’Union d’imiter le Royaume-Uni.

TRAITÉ DE LISBONNE

(i) Article 1 : « Tout Etat membre peut décider, conformément à ses règles constitutionnelles, de se retirer de l’Union.»

Article 2 : « L’Etat membre qui décide de se retirer notifie son intention au Conseil européen. A la lumière des orientations du Conseil européen, l’Union négocie et conclut avec cet Etat un accord fixant les modalités de son retrait, en tenant compte du cadre de ses relations futures avec l’Union (…) »


Article 3 : « Les traités cessent d’être applicables à l’Etat concerné à partir de la date d’entrée en vigueur de l’accord de retrait ou, à défaut, deux ans après la notification visée au paragraphe 2, sauf si le Conseil européen, en accord avec l’Etat membre concerné, décide à l’unanimité de proroger ce délai. »