par Gilles Moëc, Chef Economiste chez AXA Investment Managers
La « vague d’hiver » du Coronavirus se traduit par une nouvelle détérioration de la conjoncture américaine, avec en particulier des destructions nettes d’emplois en décembre 2020 et une consommation des ménages qui recommence à se rétracter. Cette rechute appelle la poursuite d’un stimulus budgétaire significatif. Joe Biden a choisi d’aller beaucoup plus loin que ce que l’accord entre républicains et démocrates au Congrès, arraché à la dernière minute juste avant les fêtes de Noël, allait dégager.
Aux 900 milliards de dollars déjà prévus, il ajoute 1 900 milliards sous le nom de « American Rescue Plan », ARP, pour un total équivalent à plus de 13% du PIB. Ce chiffre, qui excède les projets démocrates définis dans l’opposition l’année dernière, nous semble être une « position de départ » dans des négociations qui s’annoncent complexe avec le congrès. C’est une des difficultés structurelles des « Bidenomics » : la plate-forme macroéconomique est très ambitieuse et marque un retour aux positions traditionnelles du parti démocrate, loin du centrisme de l’ère Clinton, alors même que sur le plan institutionnel Biden recherche le retour à un certain consensus entre les deux grands partis, loin de l’hystérisation extrême du débat politique sous l’ère Trump.
Une partie de cet ajout comble une lacune du projet de décembre. Il avait été impossible de trouver un accord sur des transferts fédéraux aux Etats et aux municipalités. Ces dernières font face à une contraction de leurs revenus fiscaux du fait de la baisse de l’activité en 2020, et dans la plupart des cas, des « règles d’or » budgétaires ne leur permettent pas de laisser filer des déficits. Une réduction drastique des dépenses se profile – avec en particulier des suppressions d’emplois – alors même que les collectivités locales sont les premières sur le « front » de la gestion de la pandémie. Les 350 milliards de dollars de transferts prévus devraient permettre d’éviter un tournant austéritaire de l’ordre de 1,5% du PIB de cette composante des administrations publiques.
La plupart des autres mesures constituent une intensification des programmes de soutien négociés en décembre. La couche fédérale d’indemnités chômage, qui s’ajoute aux systèmes propres à chaque Etat, qui avait été maintenue jusqu’en mars 2021, est prorogée jusqu’en septembre. Cette mesure fait sens compte tenu de l’augmentation du nombre de chômeurs qui soit ont épuisé les indemnités d’Etat, soit n’y ont jamais été éligibles (13 millions de personnes à la fin 2020). Dans cette même veine, l’élément le plus visible du nouveau stimulus est le passage du « chèque » aux individus de 600 dollars par personne à un total de 2 000 dollars. La justification macroéconomique de ce type d’approche nous parait limitée. Avec des conditions de ressources extrêmement lâches et un environnement où l’épargne, forcée ou de précaution, risque de remonter, une part assez faible de ces transferts exceptionnels se retrouvera dans la consommation. Ce type de stimulation directe aurait plus d’impact en sortie de la phase pandémique aiguë, si après un rebond mécanique lors de la réouverture de l’économie, la consommation venait à ralentir à nouveau avec l’effet retardé de la détérioration du marché du travail. Mais cette extension à 2 000 dollars a sans doute un contenu plus politique. En effet, cette mesure avait été initialement défendue par Donald Trump avant d’être reprise à leur compte par les démocrates, et deux Sénateurs républicains ont déjà fait état de leur soutien à cet aspect de l’ARP.
Il est en effet important pour Biden de pouvoir trouver un soutien parlementaire en dehors du seul camp démocrate. Il ne dispose que d’une majorité d’une voix au Sénat (50 Sénateurs pour chaque parti, la Vice-Présidente apportant le vote décisif), mais dans la plupart des cas 60 voix sont nécessaires. En matière budgétaire, le processus dit « de réconciliation » permet, une fois par an, de faire retomber ce seuil à 51, mais Biden doit composer avec au moins un démocrate modéré (Joe Manchin, Sénateur de Virginie Occidentale) rétif à une politique budgétaire trop expansive. Au-delà du sort de l’ARP, pouvoir obtenir le soutien d’au moins quelques républicains permettrait à Joe Biden de donner corps à son credo depuis l’élection : faire « retomber la température » de la vie politique américaine après l’extrême polarisation des dernières années.
Des compromis seront nécessaires toutefois, et notre hypothèse centrale est que le stimulus total n’atteindra pas les 2,8 trillions du paquet de décembre combiné à l’ARP. Marco Rubio, l’un des sénateurs républicains qui a offert son soutien sur le « chèque » de 2 000 dollars a déjà prévenu qu’il s’opposerait à des mesures défendues par la gauche du parti démocrate, comme par exemple l’augmentation à 15 dollars de l’heure du salaire minimum. Nous comptons au final sur une relance de l’ordre de 2 000 milliards au total, soit toutefois près de 10% du PIB. Cela resterait une injection massive dans l’économie américaine.
Biden ne compte toutefois pas s’arrêter là. Après le programme d’urgence il tentera de faire appliquer son plan à moyen terme d’augmentation des dépenses publiques, avec en particulier des projets d’infrastructures se concentrant sur la transition environnementale et un renforcement de la protection sociale. C’est le fruit du « compromis politique » offert par Biden au parti démocrate : il avance sur le dossier environnemental pour donner des gages à sa frange plus radicale, tout en renouant avec une politique sociale plus dépensière, tournant le dos au centrisme clintonien qui avait abouti à la perte de l’électorat ouvrier blanc.
Les difficultés politiques seront encore plus aigües. Ce plan est gagé par des augmentations d’impôt, auxquelles les républicains résisteront très certainement, alors que la conscience de l’urgence écologique est beaucoup moins largement partagée qu’en Europe dans les cercles politiques aux Etats-Unis. Le choc conjoncturel engendré par la pandémie permet de créer temporairement un consensus politique autour de la relance. Il sera difficile de le maintenir une fois que l’économie américaine aura retrouvé une vitesse de croisière.
Le chemin des « Bidenomics » est donc probablement sinueux, même si à court terme la relance est presque certaine. Cela peut créer quelques difficultés pour la Réserve Fédérale : les taux d’intérêt à long terme ont recommencé à monter, sous l’effet d’une réévaluation des anticipations d’inflation. Nous n’avons aucune inquiétude sur le maintien de l’orientation actuelle très accommodante de la Fed dans les deux ou trois années qui viennent – et Jay Powell a réaffirmé la semaine dernière la volonté de la banque centrale de « maintenir le cap » – mais il n’en reste pas moins que la quantité de dette publique américaine sur le marché va augmenter, alors qu’il est très peu probable que la Fed augmentera encore son programme d’achat. Une poursuite de la tendance haussière des taux longs US est notre scenario central, créant un découplage avec l’Europe ou la BCE a déjà exprimé sa volonté de s’opposer à tout durcissement des conditions financières.