De l’économie du salut au salut par l’économie

par Xavier Lépine, Président du Directoire de La Française

Ma dernière lettre1 était l’illustration de la diarrhée règlementaire qui semble être la revanche de la bureaucratie sur la mondialisation. Je préfère ne pas commenter les futurs effets négatifs de la loi Pinel sur l’immobilier tertiaire français : après avoir déjà sacrifié le logement, nous allons sacrifier les bureaux. Ceci est peut-être volontaire puisque, ne sachant où loger les "travailleurs", autant ne pas leur fournir de bureaux où travailler.

L’Allemagne devant importer massivement des travailleurs (c’est une problématique démographique), autant que ce soit des français sans logements, ni emplois, ni demain de bureaux… Ainsi, après les fameuses ETI allemandes, autant aller investir dans des bureaux en Allemagne ! Bref, face à l’inconséquence grave de nos politiques de tous bords (la loi ayant été votée par la gauche comme par la droite), je préfère prendre une certaine "hauteur" et me questionner sur nos évolutions fondamentales, qui ne sont pas sans liens avec les stratégies d’investissement qui devront être déployées. De tous temps, les infrastructures technologiques ont conditionné les infrastructures économiques, qui elles même conditionnent les infrastructures sociologiques et, de manière ultime, les idéologies.

Lorsque l’agriculture était l’activité dominante, l’infrastructure économique se synthétisait dans ce que l’on appelle la trappe malthusienne : l’accroissement marginal de la production était plus ou moins équivalent à celui de la population, ce qui, de facto, se traduisait par une stagnation de la richesse par habitant. Les infrastructures sociologiques qui en résultaient reposaient de manière ultime sur la crainte du divin, l’idéologie dominante étant la peur de l’enfer. Le principe de fonctionnement socio-théologique reposait sur "les indulgences", les dérives du système allant jusqu’au marchandage desdites indulgences par l’Eglise elle-même. "Rivaux" et "riverains" ont la même étymologie, et comme le décrit René Girard2, la violence et le sacré sont intimement liés pour permettre le "vivre ensemble" (les dix commandements). Nos ancêtres vivaient dans l’économie du salut. Puis vint la révolution industrielle. Celle-ci fut une véritable révolution dans le sens où la technologie (maîtrise de l’énergie/l’électricité) a permis une création de richesses supérieure à l’accroissement de la population humaine et s’est traduite par une évolution du mode et du niveau de vie.

La création destructrice (dans sa version actuelle le fait que le téléphone mobile condamne les fabricants de téléphone fixe, la photocopieuse le fabricant de papier carbone, etc.) comme l’a défini Schumpeter, est la clé de voute de l’infrastructure économique qui en résulte, de fait capitaliste, puisque le système repose sur la création d’une richesse supplémentaire. L’accroissement supplémentaire de richesses a pu être capitalisé et a donné lieu à de nouvelles innovations, la monétarisation puis la financiarisation, qui ont permis de décaler dans le temps et l’espace, l’investissement et la consommation.

L’infrastructure sociologique, c’est-à-dire la question de la répartition de cette richesse entre les nations et les individus, n’est intervenue qu’ensuite. Deux modèles se sont ainsi opposés au XXe siècle bien qu’ayant comme principe de base commun le salut par l’économie : l’individu au cœur du dispositif versus le collectivisme. Aucune idéologie n’a d’ailleurs émergé depuis la chute du communisme, sauf celle du "toujours plus" qui, entropie oblige, ne peut que conduire à une disparition du système.

Cette révolution industrielle, que nous vivons depuis 150 ans, repose donc sur une évolution technologique majeure, l’électricité, et par voie de conséquence, les ressources énergétiques nécessaires à sa production. Or, tous les maux que nous connaissons depuis, y compris la crise de 2008, sont issus d’une manière ou d’une autre de l’énergie.

La production d’énergie est la première activité humaine de par sa taille et parce qu’elle conditionne toutes les autres activités. Elle a marqué toute l’histoire de la seconde moitié du XXe siècle à aujourd’hui, que ce soit sur le plan économique comme géopolitique : la crise de Suez en 1956 ; l’arrêt de la convertibilité du dollar en or en 1971, conséquence du déséquilibre croissant aux Etats-Unis entre la production pétrolière domestique et la consommation d’énergie ; la guerre de Kippour en 1973 et la première décision de triplement de prix du pétrole par l’OPEP en réponse à l’affaiblissement du dollar ; la deuxième crise pétrolière en 1979 et ses conséquences sur la récession mondiale dans les années 80… et de manière ultime la crise des subprimes de 2007.

La décision de l’administration Clinton en 1995 de créer l’hypothèque rechargeable a été la réponse à la stagnation du pouvoir d’achat de la classe moyenne américaine depuis 1980. En transformant leur maison en "distributeur automatique de billets", les Américains n’ont fait qu’accélérer et pousser au-delà du supportable ce que font toutes les économies occidentales depuis la première crise pétrolière : puisque la valeur travail ne crée pas suffisamment de richesses, gorgeons le système de dettes pour maintenir/augmenter la consommation. Dette essentiellement publique pour certains pays dont la France, dette privée et publique pour d’autres : le résultat est le même, à un moment le système craque faute de pouvoir s’endetter plus et la crise est bien une crise de la demande effective (la demande existe mais n’est pas solvable) et elle est durable.

L’absence d’idéologie au-delà de la sociologie du capitalisme (l’intérêt particulier qui se réduit à produire plus pour consommer plus) explique les deux grands autres maux : l’évolution de la répartition de la richesse entre pays et à l’intérieur même des pays et une consommation supérieure de la planète à ce qu’elle auto-génère, ce qui à terme menace son existence.

La technologie a créé les conditions nécessaires à
la globalisation, qui est avant tout un système de
production économique globalisé (assemblages
de capital, de matières premières, de valeur
ajoutée intellectuelle, de travail, de services… en
provenance de plusieurs pays pour produire un
bien simple comme une chemise, comme un bien
sophistiqué, comme un Smartphone). Le système
économique globalisé est ainsi directement issu des évolutions technologiques mais en l’absence de réflexion idéologique "globalisée" elle a aussi conduit à des situations non pérennes.

En 1980, les 1 % plus riches américains détenaient 9 % du patrimoine national. Ils en détiennent aujourd’hui 34 % (à titre de comparaison, les 1 % plus riches français détiennent 18 % de la richesse nationale). La problématique n’est pas qu’il existe des ultra riches, mais bien que le poids des pauvres augmente… (50 % des américains ne détiennent que 1,1 % de la richesse nationale)…et les pauvres ne consomment, ni n’investissent.

Le PIB des pays émergents augmente (même s’il augmente moins vite qu’il y a quelques années) et la Chine a dépassé le Japon, devenant la deuxième puissance mondiale. Au niveau des personnes, le chemin est encore long… avant que le PIB par habitant en Chine ne rattrape celui du Japon.

Ces inégalités posent à l’évidence une problématique de la demande : au niveau mondial, 70 % de la population mondiale ne détient que 3 % du patrimoine mondial. Autrement dit, une bonne partie de la population n’a rien ! Et le vivre ensemble, même s’il se réduit à "consommons ensemble", est en passe de devenir impossible.

Mais les véritables défis qui se posent sont beaucoup plus fondamentaux :

  • la planète ne pourra pas créer suffisamment de "richesses" et "l’empreinte" – c’est-à-dire les matières premières que nous ponctionnons au sens large du terme (i.e. en incluant les conséquences environnementales de l’industrialisation) – ne permettra tout simplement pas la pérennité et l’extension du système actuel : de facto, nous courrons un risque de rupture.
  • dans un système globalisé où le coût du capital est marginalement de moins en moins élevé que celui du travail, les évolutions technologiques font que l’on aura besoin de moins en moins de gens pour produire de plus en plus.
  • dans une économie gorgée de dettes au point qu’elle ne peut en absorber plus, les actifs qui s’avéreront incapables de générer une richesse marginale supérieure subiront inévitablement une déflation de la valeur de leurs avoirs.

Dès lors, il y a tout lieu de penser que la technologie permettra (ou sera la limite de la production) de résoudre les problématiques liées à l’utilisation par l’Homme de la planète mais, requérant de moins en moins de "travail". L’idéologie évoluera face à la valeur travail ne serait-ce que pour permettre au système de ne pas s’effondrer puisque, même si on a besoin de moins en moins pour produire, la personne conserve son utilité sociale comme consommateur.

En conclusion, je ne crois pas à une inversion des facteurs qui commencerait par une révolution idéologique où la communauté des hommes déciderait le "stop à la dégradation du patrimoine commun (collectif, temps long, globalité) au bénéfice de l’intérêt particulier (individuel, court terme, local)". Par contre, je crois au chaînage évolutions technologiques, économiques puis sociologiques, en espérant que, au siècle de l’économie et de la connaissance, cela incitera les "sachants" à devenir des sages. Dans ce contexte, l’Europe – qui est le seul pays neuf, contrairement à ce que pensent les américains – peut devenir le pilier de cette nouvelle ère car elle est confrontée plus que les autres grandes puissances à ces problématiques (moins de ressources énergétiques, systèmes sociaux à construire au niveau européen, etc.). Encore faut-il qu’elle s’organise dans cet esprit…

De ces réflexions découlent donc des méga-trends qu’il convient d’analyser et des stratégies d’allocation d’actifs très logiques que sont déjà en train de réaliser les industriels… Aux trois grandes questions de l’investisseur financier – où investir, quand et combien – ces réflexions apportent des éléments de réponse à la première. Le "où investir" s’incorpore dans une compréhension systématique des méga- trends qui sont :

  • Un accroissement accéléré des innovations technologiques et donc la nécessité d’analyser les sociétés et les Sociétés à l’aune de leurs capacités à s’adapter à ces changements permanents.
  • Le changement inexorable du centre du monde vers les pays émergents.
  • L’accroissement substantiel de la demande d’énergie et de produits agricoles tirée par la combinaison explosive de la croissance de la population mondiale, de l’urbanisation et de la hausse de la consommation de masse dans les pays émergents.
  • La rareté croissante de certaines ressources naturelles résultant de leur déclin en termes de quantité et de qualité, et la compétition mondiale qui en résulte.
  • Le changement climatique et les catastrophes naturelles issues de l’effet de serres.
  • Le rôle croissant des parties prenantes (stakeholders) dans la vie des entreprises, notamment dans leurs comportements (i.e. importance des médias sociaux et de leurs capacités à disséminer mondialement et instantanément les informations).
  • Les menaces croissantes d’instabilité sociales et politiques.
  • Une perte de confiance généralisée envers les institutions financières et les gouvernements, qui impose aux sociétés l’obligation croissante de prendre en charge les changements environnementaux et sociétaux.
  • Une discrimination plus forte et plus rapide des performances économiques entre les "perdants" et les "gagnants" de ce nouvel environnement.

NOTES

  1. "C’est avec les vaches sacrées qu’on fait les meilleurs hamburgers" – Lettre du 7 février 2014 http://www.lafrancaise-group.com/actualites/publications/la-lettre-de-la-francaise.html.
  2. "La violence et le sacré" de René Girard, Hachette pluriel Référence.