par Tania Sollogoub, Économiste au Crédit Agricole
Le nord-est du Congo est depuis longtemps l’une de ces « zones symptômes » du monde, où les tensions locales s’articulent, dans la violence, avec des logiques globales de contrôle des rentes. Tantale, tungstène, étain et or sont donc eux aussi depuis longtemps des « minerais de conflit »1. Mais ils le sont encore plus quand chacun sait désormais que, sans eux, les transitions climatique et technologique sont impossibles. Autant dire qu’ils sont partout le socle des promesses de croissance, donc un enjeu politique majeur : selon Guillaume Stechmann, nous sommes entrés dans le temps de la « metalpolitik »2. Quant aux pays qui se rêvent en puissances technologiques, ils ne le seront pas sans sécurisation de leur approvisionnement en métaux, ce que la Chine a compris avant tout le monde3. La géopolitique des chaînes de valeur est avant tout une géopolitique des ressources. Pour l’eldorado minier qu’est l’Afrique4, l’enjeu est donc vital et urgent. Il faut augmenter les investissements (dont la part n’est pas à la mesure des ressources), monter dans la chaîne de transformation, retenir la valeur et l’investir dans la diversification économique. En somme, sortir de la malédiction de la rente qui n’a pas permis d’exploiter la manne pétrolière au profit du développement régional.
Le principe d’accélération est une pathologie de la modernité
L’intensification des violences au Nord-Kivu (le Congo représente 42% de la production mondiale de tantale, et 15% pour la mine de Rubaya5) n’est donc pas fortuite car l’accélération de la course aux métaux critiques est favorisée par une conjonction inédite : fragmentation géopolitique globale, intensification du réchauffement climatique et accélération technologique. Tout pointe l’augmentation de la demande de certains métaux (selon l’Agence international de l’énergie, une hausse de 40% pour le cuivre d’ici 15 ans6), ce qui accroît aussi le risque de ruptures d’approvisionnement7. D’autant que la diminution de la taille des produits ne réduit pas la demande, au contraire. Comme le dit G. Pitron8, le poids d’un smartphone n’est pas de 150 grammes mais de 150 kilos, lourd de ces quantités de roches qu’il faut traiter avec une eau dont l’ingénieure géologue minier, Aurore Stephant, rappelle qu’elle est aussi l’une des victimes de la course aux métaux – le fleuve Congo est d’ores et déjà contaminé aux métaux lourds sur des kilomètres. Tout cela pose la question du prix réel d’une ressource, qui doit intégrer les externalités négatives…
Plus profondément encore, c’est le principe d’accélération lui-même qui est en jeu derrière notre addiction aux métaux. Ce principe est pointé comme le ressort fondamental de ce que philosophes et sociologues appellent la modernité tardive. Hartmut Rosa, en particulier, caractérise les sociétés occidentales par une accélération qui se diffuse à tous les domaines – de la nourriture au speedating, des siestes éclairs aux ordinateurs, des transports à la communication. En fait, nous sommes pétris d’un « désir ou besoin ressenti de faire plus de choses en moins de temps »9, qui s’accompagne d’une peur de ne pas suivre le rythme. « Nous devons danser de plus en plus vite simplement pour rester en place »10. Hartmut Rosa parle de la « famine temporelle » de la société moderne »11. Économie, science et géopolitique sont poussées par les évolutions de la mentalité collective : la révolution numérique est aussi l’aboutissement d’un processus historique qui nous pousse à vivre davantage d’expériences, dans une même période de temps.
À tout cela s’ajoute enfin une angoisse des sociétés occidentales face au risque de pénurie : l’angoisse d’un monde aux ressources perçues comme finies, contrairement à la belle époque de la mondialisation. Or, cette vision rappelle singulièrement celle des mercantilistes du XVIIe siècle, pour qui la puissance se mesurait à la taille des excédents commerciaux, mais aussi aux mines d’or et d’argent, dans un monde compris comme un jeu à somme nulle (Ce que tu as, je ne l’ai pas !). L’Occident est aujourd’hui dans un virage mercantiliste, bienvenue dans le monde de Colbert. Dans beaucoup de régions, la guerre des ressources devient donc le facteur structurant du long terme, économiquement, socialement et politiquement. C’est le cas en Afrique, mais le nickel agite l’Indonésie, le lithium le Chili ou la Serbie, etc… Et bien sûr, le Groenland !
Les nouvelles rentes croisent les anciennes, redéfinissent les flux et les routes
Partout, les nouvelles rentes croisent les anciennes. Elles redessinent le commerce, l’investissement et les corridors logistiques. Les États-Unis réinvestissent dans le corridor de Lobito, qui emmène le cuivre africain vers l’océan Atlantique , tandis que la Chine, qui contrôlerait 74% du cobalt congolais, sécurise la voie vers l’océan Indien. Les pays du Golfe augmentent aussi leurs investissements dans les mines et Dubaï Port World investit dans les ports. Derrière la bataille des métaux, il y a donc celle des océans. Et puis, dès lors que les pays du Sud cherchent partout à renégocier le partage de la rente, il ne serait pas étonnant qu’apparaissent de nouveaux cartels. En attendant, les États veulent contrôler les ressources, et développer le raffinage sur place13. Chaque année apporte ainsi son lot de pays qui interdisent les exportations de produits bruts, le meilleur exemple étant le nickel indonésien14 où le gouvernement contrôle le secteur. Partout, la question du contrôle des prix est aussi sur la table : gare aux OPEP du cuivre ou du nickel. Reste à savoir comment les rapports de force économiques mondiaux s’ajusteront entre les producteurs et les grandes entreprises internationales, particulièrement en Afrique.
Cerise sur le gâteau (si l’on peut se permettre !), voilà Trump et ses revendications territoriales, qui ouvre encore plus la boîte de pandore géopolitique. Mais au fond, il ne fait que renforcer un virage mental sensible depuis la guerre en Ukraine : de nombreux dirigeants sont convaincus que ce sont les rapports de force qui, en fin de compte, créent le droit15. Il faut préciser que cette citation d’Achille Mbembe16 ne s’adresse ni aux Russes, ni aux Chinois, ni aux Azéris, ni aux Américains, mais… aux régimes putschistes d’Afrique de l’Ouest. La carte mentale du monde est-elle partout celle du Far Ouest ? Certes, cette question n’est pas nouvelle, mais la revendication décomplexée du rapport de force implique de savoir quelle valeur on veut préserver.
Rousseau et la loi du plus fort
Rappelons Rousseau : « le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir »17. Notamment en Europe, développer notre souveraineté sur les métaux critiques nous impose plus que jamais de ne pas passer outre les conséquences locales. Ce point interroge vis-à-vis du protocole européen avec le Rwanda en 2024, à propos d’un approvisionnement en coltan dont l’origine est contestée par le Congo. Idem, lorsque le principe d’une aide de 20 millions de dollars était accordée, au même Rwanda, fin 2024, pour être force de paix au Mozambique18 sur des clauses aujourd’hui discutées. Il va falloir se méfier des simplifications de la metalpolitik face aux situations locales, en pleine recomposition.
En particulier dans une Afrique au seuil d’un « nouveau cycle politique historique »19, où les enjeux démographiques, socio-culturels, économiques et politiques qui se mêlent dans un « mouvement périlleux et inédit d’auto-recentrage ». Une Afrique fortifiée par le « réveil technologique du continent, l’influence grandissante des diasporas, l’accélération des processus de créativité artistique et culturelle, l’intensification des pratiques de mobilité et de circulation et la quête forcenée de modèles alternatifs de développement puisant dans les traditions locales ». Mais, quand il libère les énergies du chacun pour soi, D. Trump accélère aussi le passage à l’acte d’acteurs peu adverses au conflit, et avides de rentes. L’opportunisme géopolitique est la conséquence directe d’un hégémon incapable de réguler la situation internationale, encore plus quand il se comporte lui-même en pirate.
La géopolitique du chacun pour soi
Nous voilà donc installés dans une géopolitique du passage à l’acte qui peut bousculer beaucoup de zones stratégiques, particulièrement dans les régions sensibles politiquement. Ainsi, la région du Kivu est-elle depuis longtemps une zone où se prolonge la rivalité entre Tutsis et Hutus et où l’autorité de l’État est défaillante. Le Rwanda aimerait qu’elle devienne une bande tampon face au Congo, et c’est aussi une zone cruciale pour la stabilité de l’Ouganda, où le président Museveni essaie de maintenir sa popularité au sein d’une population dont 70% a moins de 30 ans – mais sa capitale Kampala cherche aussi à préserver son marché d’exportation congolais et les projets d’infrastructures cofinancés.
Reste qu’au final, pour l’Ouganda comme le Rwanda, la manne minière est un game changer qui incite au passage à l’acte. Malheureusement, tout cela nourrit le vieux père fouettard de l’extractivisme et Achille Mbembe alerte, là aussi, sur ce principe de « brutalisme 20» dont il prévient qu’il pourrait être l’avenir du monde. « La fonction des pouvoirs contemporains est, plus que jamais, de rendre possible l’extraction »21. Le forage des corps et des esprits en fait partie, écrit Mbembe, l’état d’exception étant devenu la norme, et l’état d’urgence permanent22. Le temps, poursuit-il, est à la forge et au marteau, à la braise et à l’enclume, et le forgeron est peut-être le dernier avatar des grands sujets historiques.
Références
- Extraits dans des zones de conflit, dont l’extraction viole les droits humains et qui sert à alimenter les groupes armés
- Métaux stratégiques et nouveaux matériaux : lithium, nickel et cuivre rebattent les cartes, mars 2024
- Sur une cinquantaine de métaux critiques, une trentaine sont contrôlées par la Chine (41% de la production africaine de cobalt et 28% du cuivre en 2018). Voir « La course mondiale aux métaux « stratégiques » dans les sous-sols encore inexploités de l’Afrique », par J. Bouissou, M. Douet, B. Martinez, V. Simonnet, Le Monde, 3 février 2025
- L’Afrique représente 90% des réserves mondiales de platine, 85% de manganèse, 58% de cobalt, et 21% de graphite
- 120 tonnes de coltan par mois sont acheminées par les rebelles du M23 vers le Rwanda, soit 300 000 dollars de revenus mensuels, selon l’ONU
- Selon G. Stechmann, ces perspectives sont très mouvantes et tributaires de choix technologiques futurs difficilement anticipables aujourd’hui (exemples du platine et du palladium des pots catalytiques qui tombent aujourd’hui en désuétude)
- Selon la Cnuced, la somme des projets miniers prévus d’ici 2030 est 10 fois moins élevée que les besoins
- Guillaume Pitron, L’enfer numérique, Voyage au bout d’un like, Les Liens qui Libèrent, 2021
- Hartmut Rosa, Aliénation et accélération, vers une théorie critique de la modernité tardive, La Découverte Poche, p 28, 2014
- Peter Conrad, Modern Times, Modern Places, Life And Art In The Twentieth Century, 1998, p. 6
- Hartmut Rosa, ibid, page 39
- Récupération de la concession par Trafigura en 2022, prêt de 553 millions de dollars par l’Agence américaine de financement fin 2024
- Interdiction des exportations de lithium non transformé au Zimbabwe et Ghana, des terres rares pour la Tanzanie et la Namibie
- En Indonésie, le gouvernement décide des quotas d’extraction en fonction de sa cible de prix pour garantir la rentabilité de son secteur
- « La vague de coups d’État dans l’Ouest africain a favorisé un écosystème liberticide » A. Mbembe, Le Monde Afrique, 11 janvier 2025
- Philosophe camerounais, lauréat de nombreux prix internationaux et directeur de la Fondation de l’innovation pour la démocratie
- Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social ou Principes du droit politique, livre 1, chapitre 3, 1762
- L’accord n’aurait alors été arraché à la Belgique, hostile, qu’à la condition de clauses sécurisant la non-utilisation léthale des sommes, et la non-communication entre les zones de conflits. Cette aide au Rwanda par l’UE est remise en discussion.
- Achille Mbembe, Les putschs en Afrique de l’Ouest annoncent la fin d’un cycle qui aura duré près d’un siècle, article paru dans Le Monde, 3 août 2023
- Achille Mbembe, Brutalisme, La Découverte poche, 2020
- Claudia Aradau et Martina Tazzioli, Biopolotics multiple : « Migration, extraction, substraction », 2020, Millennium: Journal of International Studies
- Achille Mbembe, Ibid, page 10