par Norbert Alter, professeur à l’Université Paris-Dauphine
L’Université Paris-Dauphine, réputée pour ses enseignements en matière de gestion, proposera à la fin de l’année un Master intitulé “Management, Travail et Développement social”. Il s’agit de “former les acteurs de l’amélioration des conditions de travail et de la qualité de vie au travail”. Norbert Alter – qui co-anime ce Master avec Laurence Servel, également de Paris-Dauphine, et Thierry Rochefort, de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (ANACT) – estime qu’il faut développer une culture permettant une “prise de parole” des salariés dans l’entreprise.
Qu’est qui justifie la création de ce nouveau Master ?
Il y a une demande parce que très souvent on a tendance à dissocier les facteurs économiques des facteurs sociaux. On pense que lorsqu'on est efficace économiquement, ça a des effets négatifs sur le social. En réalité, les deux peuvent marcher ensemble. On sait bien qu’une entreprise qui fonctionne bien est une entreprise dans laquelle il y a un bon climat social. Une entreprise qui parvient à innover, c’est une entreprise qui parvient à s'appuyer sur la créativité de ses salariés. Et ceux-ci ne sont créatifs qu’à partir du moment où ils ont de la reconnaissance sociale, du goût pour leur activité. En même temps, il y a une position disons éthique : on considère qu’il faut que les deux soient associés, l’économique et le social. D’un point de vue théorique, on sait de mieux en mieux que les deux marchent ensemble de toutes façons. Pour prendre un exemple, au XIXème siècle, on se demandait s’il fallait que les gens fassent des études parce que c’était coûteux pour la nation ; aujourd’hui on sait bien que c’est parce qu’il y a eu ce développement social que le pays a pu se moderniser. C’est en développant le social que l’économique devient efficient. Il y a aussi un parti pris qui consiste à dire : il ne faut pas mettre en place des politiques de gestion qui créent des difficultés sociales.
Avez-vous l’impression que tout le monde ait conscience de cela ?
Généralement, on enseigne d’une part la gestion et d’autre part les sciences humaines. Ce que nous essayons de faire, c’est d’intégrer ces deux dimensions. Dans le programme de ce Master, il y a un tiers de contrôle de gestion, un tiers d’ergonomie et un tiers de sociologie.
Cette démarche existe-t-elle dans dans universités ?
A ma connaissance, non. Beaucoup de cursus revendiquent ce type d’idées mais à ma connaissance personne ne l’a mis concrètement en oeuvre. Faire se côtoyer dans un même Master des professeurs de contrôle de gestion et des professeurs de sociologie, c’est quelque chose de particulier.
Comment fait-on concrètement pour faire prendre conscience que l’économique et le social sont liés ?
Prenons l’innovation organisationnelle ou l’innovation de process comme on dit : on veut mettre en place un nouveau système d’information et avant de le mettre en place on réfléchit avec des experts au meilleur système possible et on le met en place. A la suite de ça, que se passe-t-il ? Ou on refuse absolument que les utilisateurs du système l’aménagent de manière à mieux répondre à leurs besoins et dans ce cas le système ne fonctionne pas, il est sous-utilisé et ne se développe pas. Ou on accepte que les utilisateurs fassent preuve de capacité critique et permettent l’apprentissage et dans ce cas le système s’améliore. C’est une grande banalité.
Un tel exemple contient vraiment un volet social alors qu’il s’agit pour les utilisateurs de s’approprier un nouvel outil ?
Oui. Pourquoi les gens s’approprient une nouveauté ? Parce qu’ils y trouvent le moyen de faire valoir leur conception du monde, d’obtenir de l’autonomie, de la reconnaissance, de la capacité à faire entendre leur conception de l’efficacité. Le phénomène d’appropriation ne s’explique que par des facteurs sociologiques ou psychologiques, en tout cas de type sciences humaines.
Y-a-t-il un pays où les relations entre l’économique et le social constituent un exemple ?
Autrefois, on parlait beaucoup des pays scandinaves avec ce qu’on a appelé l’école socio-technique, la démocratie industrielle. On en parle moins il y a tout de même des choses qui se font dans ces pays.
Ce qui se passe dans la Silicon Valley, où semble régner une convivialité au travail dans les entreprises technologiques et où les salariés peuvent venir travailler en short et en tee-shirt, pourrait-il être un exemple ?
La liberté comportementale que vous évoquez est certainement une bonne chose. Mais ce qu’il faut bien comprendre, c’est qu’elle est acceptée parce que parallèlement on demande aux gens un investissement dans le travail tout à fait considérable. Et ceux qui ne peuvent pas le supporter disparaissent, s’en vont ou ne sont pas pris. C’est un modèle qu’il faut regarder avec beaucoup de prudence. Un, ça concerne une minorité. Deux, c’est une conception de l’entreprise extrêmement communautaire, communautariste même. On fait comme si tout le monde partageait le même objectif et les mêmes valeurs. En fait, on peut très bien travailler collectivement dans une entreprise en ayant une conception différente des raisons pour lesquelles on se trouve dans cette même entreprise.
N’y-a-t-il pas tout de même un meilleur partage des fruits de la réussite de l’entreprise avec la généralisation des stock-options par exemple ?
Oui pour ceux qui tiennent. Imaginons qu’on applique ce modèle de fonctionnement partout en France, eh bien on trouverait de l’emploi pour 15% de la population active. Et puis, dans ce modèle là, l’expression de la différence et de la capacité critique est quand même interdite. Ainsi, on ne va pas contester la définition de tel indicateur de performance ou la stratégie de l’entreprise. Dans ce modèle, il faut faire en sorte qu’on s’ adonne le plus possible. C’est bien de s’adonner mais c’est bien aussi de pouvoir négocier, disons pratiquer l’esprit critique.
Comment jugez-vous les relations sociales dans les entreprises françaises ?
Elles ne sont pas suffisamment actives. Les décisions ne sont pas suffisamment négociées parce qu’il n’y a pas suffisamment d’acteurs pour les négocier. Enfin, il y a des relations relativement conflictuelles.
Est-ce quelque chose que l’on peut résoudre ?
Oui parce que dans mon esprit il n’y pas de contradiction. C’est le travail qui permet au capital de se développer. Et c’est parce qu’il y a une économie qui est telle qu’elle est que l’on peut créer de l’emploi. Ce qui reste à penser, c’est la façon dont on gère le travail et les ressources humaines. Et on est encore assez faibles là-dessus. Il y a tous les problèmes sociaux aujourd’hui, parfois dramatiques, associés à la question du travail. Ce qu’on constate, c’est qu’il y a peu d’espace pour en discuter. Il faut que la prise de parole soit possible. Il faut changer le regard que l’on a sur le travail. Les salariés ont envie de contribuer au bon fonctionnement de l’entreprise et très souvent ils donnent plus que ce pourquoi on les paie. Ça s’appelle le travail réel. Souvent, l’ingéniosité des salariés n’est ni identifiée ni récompensée, ce qui pose des problèmes de reconnaissance. Ce sont des choses que l’on identifie bien maintenant. Quand les gens constatent que l’on ne reconnaît pas leur capacité, ça les paralyse.
En vous écoutant, on se dit qu’il faudrait une révolution culturelle dans l’entreprise. Combien de temps cela peut-il prendre ?
En général, dans les faits sociaux et économiques, quand on identifie un problème, il y a des solutions qui sont en train de le traiter, qu’on ne connaît pas. Je suis persuadé qu’aujourd’hui dans les entreprises il y a une conscience du fait qu’il y a des problèmes objectifs en matière de conditions de travail. Cela pose la question de l’organisation. Et derrière l’organisation, il y a un certain nombre de croyances, de rites même, sur lesquels il faut réfléchir.
Peut-on quantifier le coût généré par ces problèmes d’organisation ?
Bien sûr. Des changements inutiles, du surmenage coûteux, de la démobilisation parce que, lorsque les gens ne sont pas reconnus ils se mettent sur le retrait. Tout ça est assez peu analysé et pourtant ça a un coût. C’est pour ça qu’il du contrôle de gestion dans notre Master. Ce qu’on essaie de montrer, c’est que ne pas prendre en compte le facteur social, c’est coûteux.
Pour résumer, pourrions-nous dire que si l’entreprise adoptait de nouvelles méthodes de gestion en intégrant le développement social elle réaliserait un gain ? Et de quelle nature serait ce gain ?
Oui. Un gain qui n’est pas uniquement économique mais qui pourrait éventuellement l’être. J’ai l’impression que le management est plutôt dans une logique d’efficacité, c’est-à-dire atteindre les objectifs. On pourrait aussi penser à inscrire les choses dans une logique d’efficience, c’est-à-dire de capacité de tirer le meilleur parti des ressources, pas seulement financières mais également humaines. Je pense que c’est l’esprit entrepreunarial qui permet ça, de faire un pari sur les ressources humaines plutôt que de se dire ‘je me limite à ça dans ce domaine”. Principalement, je pense qu’il faut que les gens aient plus droit à la parole.
Faut-il une instance pour permettre cette prise de parole ?
Pas une instance. Une culture. Une instance, ça a tendance à bureaucratiser les affaires. Il s’agit d’écouter plus les salariés et de tenir compte de ce qu’ils disent.
Propos recueillis par William Emmanuel