par Xavier Lépine, Président du Directoire de La Française
Dans sa forme originelle, le capitalisme, par essence familial, repose sur les terres agricoles (labourage et pâturage sont les deux mamelles de la France, Sully ministre d’Henri IV) ou, depuis le XIXe siècle, sur l’industrie. Ce capitalisme s’est développé autour de projets industriels de long terme et aujourd’hui encore beaucoup d’entreprises de taille mondiale ont pour origine des personnes physiques (Joseph-Auguste Lafarge en 1833, Louis Renault en 1898, André et Edouard Michelin en 1889, etc.)
En France, bien que la Bourse de Commerce remonte à 1639, la Bourse dans sa forme actuelle est née en 1797, suite au défaut de paiement de l’Etat Français sur sa dette. Cette opération s’est traduite par ce qu’on appela la "banqueroute des deux tiers" car 2/3 des créances ne furent pratiquement jamais remboursées et le tiers restant fut consolidé en rente viagère. Cambon jugea ruineuses, impolitiques et immorales les rentes viagères parce qu’elles étaient dotées de forts taux d’intérêts dans un contexte où l’allongement de la durée de la vie était déjà un sujet polémique…
La Bourse se développe dans la deuxième partie du XIXe siècle face aux besoins de capitaux requis par l’industrialisation. Mais il n’en demeure pas moins qu’en dehors des obligations d’Etat (déjà épargne principale de la classe moyenne), la détention de la majorité du capital des entreprises restait aux mains des familles. Dans une vision très spéculative, seuls les grands projets faisaient l’objet de syndications larges dans le public, dans un contexte d’euphorie collective liée à la colonisation. La Bourse de Paris était à l’époque la première capitalisation mondiale… Elle comptait 2,5 millions de porteurs contre 2 millions aujourd’hui.
De nos jours…
La situation est bien évidemment totalement différente. Les mouvements de capitaux annuels mondiaux représentent plus de 300 fois le PIB mondial et nous sommes passés d’un capitalisme familial à un capitalisme pour compte de tiers. Les investisseurs sont très majoritairement des institutionnels qui, in fine, représentent des centaines de millions de petits "porteurs" : les compagnies d’assurance avec les contrats en euros pour la France, les fonds de pensions, les caisses de retraite, les gestionnaires d’actifs… autant d’agents économiques et fiduciaires pour le compte de tiers.
Cette donne change fondamentalement l’objectif des placements. Il ne s’agit plus de réaliser des conquêtes mais de l’Epargne, dont l’objectif est une consommation différée, le paiement des retraites ou la transmission d’un capital. Les marchés de capitaux, et singulièrement la détention d’actions présente surtout l’intérêt de bénéficier le plus possible de la rente attendue sur le capital.
De cette évidence les conséquences sont multiples : le "gérant pour compte de tiers" va utiliser des benchmarks pour construire son allocation d’actifs optimum afin de satisfaire les objectifs du passif, il doit pouvoir arbitrer et se couvrir en permanence pour satisfaire les objectifs qui lui sont imposés, demandés par ses clients.
La très grande majorité des investisseurs ont les mêmes objectifs et sont soumis aux mêmes règlementations et donc les gérants aux mêmes contraintes. Il en résulte par construction une forte volatilité des marchés de capitaux. Ils sont tout autant menés par le "greed and fear" que par l’impérieuse nécessité du gérant de développer comme de maintenir son fonds de commerce et donc d’avoir un comportement lié à l’évolution des indices, au prix de cercles vicieux et de prophéties souvent auto-réalisatrices.
La théorie de la jeune fille de Keynes est devenue la règle : ce qui compte n’est pas de savoir si le prix d’une valeur est justifié mais d’anticiper sur ce que va penser le plus grand nombre pour acheter ou vendre avant le flux et le reflux.
L’existence de centaines de milliards d’euros déversés depuis 2008 dans le système financier mondial n’a fait que renforcer cette situation. Dans une économie en faible croissance et avec des gains de productivité conséquents introduits par la digitalisation de l’économie, la tendance à la déflation est plus forte que celle de l’inflation ; la monnaie se porte ainsi sur les actifs, créant des bulles qui éclatent par-ci par-là détruisant ainsi l’excès de monnaie, ce qui rend plus nécessaire que jamais la possibilité de gérer activement ses placements.
A cet égard, le développement des fonds de performance absolue, hedge funds comme newcits, comme les fonds à formule (EMTN) répondent bien pour autant qu’ils délivrent le couple rendement/risque attendu (à ce besoin fondamental des épargnants).
L’immobilier de rendement, les fonds de dette et d’une manière générale tous les actifs générateurs de flux réguliers, deviennent un élément prépondérant de la démarche d’épargne face à la corrélation et à la volatilité intrinsèques aux marchés de capitaux cotés.
Enfin pour celui qui souhaite rester dans le capitalisme de conquête, le Private Equity est là pour répondre à sa demande.
De l’incohérence de la règlementation européenne…
Face à cette situation inhérente au fonctionnement même de la Société économique contemporaine, je ne peux qu’être surpris voire très inquiet.
1. Surpris par la règlementation sur les ELTIF – European Long Terme Investment Fund – adoptée au 1er semestre 2015 par le parlement européen. On ne peut que se féliciter de la création d’un véhicule d’investissement de long terme commun à toute l’Europe et de donner ainsi aux Fonds d’Investissement Alternatif (FIA) un statut permettant l’investissement comme la commercialisation à travers toute l’Europe d’actifs non cotés. Effectivement, les fonds de Private Equity sont très majoritairement nationaux, de même que les fonds d’infrastructures et les fonds d’immobiliers non cotés. La création de l’Europe requiert à l’évidence des véhicules paneuropéens d’investissements à long terme et cela pour deux raisons :
- la diversification de risque est d’autant plus nécessaire que les actifs ne sont pas liquides
- la possibilité d’avoir des fonds de grande taille pour permettre cette diversification, d’investir dans des projets plus importants, de réduire les coûts de gestion et de distribution de ces fonds via l’effet taille, et cela au bénéfice du client.
La deuxième partie de la règlementation relative à l’éligibilité des actifs, à mon sens, tue dans l’œuf le déploiement du concept : les entreprises (en dette ou fonds propres) admises doivent avoir une capitalisation boursière inférieure à 500 M€ ou être non cotée ; quant à l’immobilier, il n’est éligible que "s’il fait partie intégrante ou est un élément accessoire d’un projet d’investissement à long terme qui contribue à l’objectif… d’une croissance intelligente, durable et inclusive"…Les mal-logés, les immeubles vétustes ou obsolètes, ne font donc pas partie des éléments d’une croissance durable et intelligente !
Au-delà de la boutade, cette approche, comme souvent, part d’une intention fort louable de financement de l’économie dite réelle avec un focus sur les entreprises de tailles moyennes considérant probablement que les grandes entreprises peuvent se financer directement auprès de leurs banques ou sur les marchés. Cela pose à l’évidence deux problèmes de fond qui rendent impossible le développement des ELTIF:
* L’identification et le suivi des entreprises non cotées ou de petites capitalisations à travers l’Europe est extrêmement complexe et couteux pour les sociétés de gestion puisque par définition elles sont peu visibles et l’approche culturelle doit être dès lors très locale, le rapport temps passé/montant investi étant très élevé. Le taux de faillite de ces entreprises est par nature plus élevé que celui des grands groupes ce qui réduit singulièrement l’espérance de rendement de l’investisseur.
* Autant placer un fonds de dette émis par des entreprises de taille européenne dont les noms sont familiers est aisé, autant il est illusoire de penser qu’un directeur financier va proposer à son comité d’investissement un fonds investi dans la dette ou le capital de PME ou d’ETI totalement inconnus…
C’est dommage car la création d’un véhicule paneuropéen a vraiment du sens et dans un deuxième temps, une fois familiarisé au concept à travers des fonds immobiliers ou de dettes de grandes entreprises, le marché aurait naturellement évolué vers une recherche de rendement supérieur ou diversifiant.
2. Inquiet quant aux négociations en cours sur les dispositions transitoires relatives au stress test sur les actions au sein de la règlementation Solvabilité 2 imposée aux assureurs dans le cadre des contrats en euros. Sous pression notamment de la France qui a demandé que le choc sur les actions soit porté graduellement au fameux 39 % de fonds propres requis majoré d’un dampener (coussin supplémentaire) en partant de 22 % en 2016, la position officielle n’est pas encore arrêtée et la dernière mauvaise idée actuellement à l’étude est que le taux de 22 % ne soit retenu que si les actions ont été achetées avant le 31 décembre 2015.
Cette dernière démarche est en opposition totale avec l’objectif de Solvabilité 2 clairement affiché : qu’une compagnie d’assurance-vie soit en mesure de faire face à ses obligations à un horizon de 1 an avec une probabilité de 99,5 % (soit la possibilité de ne pas y faire face une fois tous les deux cent ans). Pour ce faire, tous les actifs subissent des chocs de baisse imposés par le régulateur avec une matrice de corrélation et la possibilité ou non de les répercuter sur les bénéficiaires des contrats.
Sans juger de la pertinence des calculs imposés, on voit bien ici le reflet de l’évolution vers le capitalisme de retraite qui anime le système économique d’aujourd’hui et à ce titre la démarche de Solvabilité 2 n’est pas critiquable. Par contre, en imposant un ratio de 22 % aux seules actions qui, de fait, deviennent figées dans le bilan de l’assureur, contre 39 % pour les mêmes actions que l’on peut arbitrer en permanence et couvrir, est une approche non seulement stupide, mais surtout dangereuse et ne peut donc que conduire les assureurs-vie à réduire encore plus leur poche actions. Elle n’a aucun fondement économique si ce n’est qu’elle va encore augmenter la volatilité des marchés par la disparition d’une poche significative de la liquidité des marchés.
La forte réduction des activités d’arbitrage au sein des banques a déjà conduit mécaniquement à une augmentation de la volatilité du fait de la réduction de la liquidité, mais avec cette mesure supplémentaire, si elle est adoptée, nous frisons la catastrophe. En provoquant ce bouleversement, les cassandres démontreront ainsi qu’ils avaient raison !
Peut-on également sérieusement imaginer un système où les fonds de pension, qui ne sont pas soumis à Solvabilité 2, puissent continuer à gérer activement leurs positions afin de satisfaire les objectifs de paiement des retraites et de risques de pertes réduites en capital, coexistent pacifiquement à côté des assureurs-vie qui pour des raisons règlementaires subiront la volatilité des marchés ? Autrement dit tant mieux pour les retraités bénéficiant des fonds de pension et tant pis pour les souscripteurs des contrats en euros… Chercher les pays où les fonds de pension sont le plus développés et vous trouverez qui sont les lobbyistes pour l’adoption de cette dernière règle.
Loin de nier les vertus du capitalisme de conquête et la détention de long terme qui en résulte, elle doit cependant correspondre aux besoins des investisseurs. Le fait est qu’aujourd’hui les contrats en euros comme les fonds de pension évoluent dans un monde globalisé, dont les actifs sont corrélés compte tenu de leurs objectifs de passif (rente contractuelle ou théorique). Inciter par la règlementation les assureurs à ne pas bouger leurs positions est donc totalement contradictoire, au détriment des porteurs, des assureurs et in fine de l’Economie puisque de facto cela se traduira par une baisse de l’allocation d’actifs vers les actions.
Au titre que les fonds d’arbitrage et les hedge funds n’ont pas d’indice de référence de marché et ont des effets de levier, du fait de rares cas de pertes significatives (i.e. supérieures à celles des marchés d’actions), ils sont déjà sévèrement sanctionnés par les régulateurs prudentiels européens alors qu’en pure logique financière et de résultats historiques, ils auraient dû être favorisés par rapport aux actions. De même cette nouvelle évolution envisagée sur les actions s’apparente à un compromis malsain aux effets potentiellement inverses de ceux recherchés.
Alors, avant qu’il ne soit trop tard, souhaitons que, pour ne pas perdre la face, les régulateurs trouvent un compromis, comme par exemple cette règle des 22 % s’appliquant également aux OPCVM actions et non pas uniquement aux actions détenues en direct. Ainsi le gérant pourra continuer de gérer activement les positions et ne pas subir les évolutions des marchés.
Conclusion pour les Asset Managers : si les assureurs se retrouvent avec à l’actif de leur bilan des actions détenues en direct figées pour des raisons règlementaires au moins jusqu’en 2023, il faudra leur proposer de gérer leur exposition à travers un fonds d’option et corriger les défauts manifestes de la régulation !