par Patrick Artus, directeur de la recherche et des études économiques de Natixis
La chute violente de la production et de l’emploi aux Etats-Unis vient de l'arrêt de la hausse de l'endettement du secteur privé, ce qui force un ajustement à la baisse du niveau de la demande des ménages. Une possibilité est de remplacer la demande privée par la demande publique, donc la dette privée par la dette publique, mais, si elle conduit à un taux d'endettement public trop élevé, elle peut entraîner une hausse contreproductive des taux d'intérêt. La politique monétaire est dans cette configuration, peu efficace et de plus limitée dans sa liberté par le niveau élevé de la dette extérieure.
L'économie américaine est donc dans une situation difficile en raison du niveau élevé de toutes les dettes : privée, publique, extérieure. Nous voulons analyser les causes historiques de cette élévation globale des taux d'endettement, qui amène aujourd'hui à la chute considérable de la production aux Etats-Unis. On peut envisager que la hausse des taux d'endettement (privé et public) a servi :
• à financer des dépenses publiques “exceptionnelles” (militaires) ;
• à compenser la faiblesse des salaires réels ;
• à compenser la perte de croissance due aux déficits extérieurs.
Il y a bien sûr un lien, mais qui peut être ambigu, entre les taux d'intérêt réels et l'évolution des taux d'endettement : des taux d'intérêt réels faibles (par exemple), toutes choses égales par ailleurs, réduisent les taux d'endettement ; mais ils incitent aussi les ménages et les entreprises à s'endetter davantage. La hausse de la dette publique est liée aux taux d'intérêt réels élevés et aux dépenses militaires ; la hausse de l'endettement privé et extérieur aux taux d'intérêt réels trop faibles qui incitent à l'endettement, depuis la moitié des années 1990 à la compensation des faibles hausses de salaire réel et de l'effet négatif sur la croissance des Etats-Unis du commerce extérieur, qui sont dus à la désindustrialisation des Etats-Unis.
La chute impressionnante de la construction résidentielle, des achats de voitures, des achats de biens, de la production industrielle, de l'emploi, de l'activité de services… aux Etats-Unis, et la perspective induite de recul du PIB s'expliquent par l'arrêt de la hausse du taux d'endettement des ménages.
Lorsque le taux d'endettement des ménages par rapport à leur revenu se stabilise ou même commence à diminuer, il apparaît une chute du niveau de la demande des ménages, puisqu'elle n'est plus basée sur la hausse de l'endettement mais seulement sur le revenu.
Confrontée à cette baisse de la demande du secteur privé, l'administration américaine accroît les dépenses publiques et la dette publique, ce qui est logique puisque la baisse de la demande privée due à l'arrêt de la hausse de la dette privée peut être compensée par une hausse de la demande publique conduisant à une hausse de la dette publique.
Mais cette politique sera limitée par la possible réaction des marchés financiers à la hausse de la dette publique, qui est déjà élevée. On voit dès aujourd'hui le resserrement du swap-spreads aux Etats-Unis, ce qui n'empêche pas aujourd'hui la baisse des taux courts, mais montre déjà la perte de la qualité perçue de la dette publique des Etats-Unis.
En ce qui concerne la politique monétaire, la baisse très forte des taux directeurs est aussi logique (excès d'endettement privé, baisse de la demande) ; le risque est celui d'un grand affaiblissement du dollar en raison de la taille de la dette extérieure des Etats-Unis.
Aujourd'hui, les retraits de capitaux depuis les pays émergents financent le déficit extérieur des Etats-Unis ; mais lorsque ces flux de capitaux cesseront, la combinaison d'un taux d'intérêt très faible et d'une dette extérieure très importante des Etats-Unis pourrait conduire à une forte baisse du dollar.
La dégradation de la situation économique des Etats-Unis vient donc essentiellement des niveaux trop élevés des taux d'endettement :
• le taux d'endettement privé trop élevé explique la chute de la demande privée ;
• le taux d'endettement public élevé limitera les possibilités d'expansion budgétaire ;
• le taux d'endettement extérieur très élevé rend dangereuse la politique monétaire très expansionniste.
Nous allons donc nous demander d'où viennent ces taux d'endettement très élevés aux Etats-Unis. Nous allons regarder :
1. S'il y a une responsabilité de taux d'intérêt réels trop élevés (ce qui fait monter les taux d'endettement, toutes choses égales par ailleurs) ou trop faibles (ce qui incite à l'endettement).
2. S'il y a une responsabilité de dépenses publiques "exceptionnelles" (nous avons bien sûr à l'esprit les dépenses militaires).
3. Si la hausse de l'endettement privé a servi à compenser la faiblesse des salaires réels ou la perte de croissance due au commerce extérieur.
Nous regardons les évolutions observées depuis 1970.
1) Taux d’intérêt réels
Ceci peut jouer dans les deux sens : taux d'intérêt réels élevés accroissant les taux d'endettement ; politique monétaire expansionniste poussant à l'endettement. On voit que la poussée d'endettement public (1981 à 1993) correspond à une période de taux d'intérêt réels élevés ; que la poussée d'endettement privé et extérieur (1988 et surtout 2007)correspond à une période de taux d'intérêt réels faibles.
2) Dépenses militaires
A plusieurs reprises (guerre du Golfe, suites du 11 septembre, guerre en Irak), les Etats-Unis ont fortement accru leurs dépenses militaires, d'où bien sûr une hausse des déficits publics et de la dette publique. Ceci se voit clairement de 1982 à 1992 de 2003 à 2008.
3) Compensation de la faiblesse des salaires ou de la perte de croissance due au commerce extérieur
On sait qu'il y eu désindustrialisation des Etats-Unis, visible à la stagnation de la production industrielle (hors IT), au déficit commercial (depuis le milieu des années 1990), à la baisse du taux d'investissement de l'industrie et aux pertes d'emplois industriels (depuis le début des années 2000).
La désindustrialisation a comme conséquences :
• la faiblesse des salaires réels (depuis le milieu des années 1980), puisque les emplois détruits dans l'industrie américaine sont remplacés par des emplois de services peu qualifiés (surtout depuis 1992), à niveaux de salaires plus faibles ;
• la contribution négative du commerce extérieur à la croissance (de 1992 à 2006) avec l'aggravation du déficit extérieur.
L'accélération du crédit (au milieu des années 1980 puis à partir de 1994), la hausse du taux d'endettement du secteur privé, ont été utilisées pour compenser les effets négatifs des salaires réels faibles et de la contribution négative à la croissance du commerce extérieur.
Les Etats-Unis sont fortement handicapés par les taux d'endettement élevés :
• du secteur privé, d'où le recul présent de la demande intérieure ;
• du secteur public, d'où la limitation dans le futur des politiques budgétaires expansionnistes ;
• extérieurs, d'où le danger associé à terme aux politiques monétaires expansionnistes.
Nous attribuons ces taux d'endettement élevés :
• pour l'endettement public : aux taux d'intérêt réels élevés de la première moitié des années 1980 et aux dépenses militaires des périodes 1982-1992 et 2003-2008 ;
• pour l'endettement privé et extérieur : aux taux d'intérêt réels trop faibles, qui ont poussé à l'excès d'endettement, à partir de la moitié des années 1980 et surtout sur la période 2001-2007 ; à la compensation de la faiblesse des hausses des salaires réels à partir du milieu des années 1980 et encore plus de 1994 ; à la compensation de la contribution négative du commerce extérieur à la croissance de 1992 à 2006.