par Samy Chaar, Chef économiste chez Lombard Odier
L’économie mondiale a déjoué la récession en 2023, dans un contexte de taux d’intérêt élevés.
Notre scénario le plus probable pour 2024 table sur une croissance inférieure à la tendance, le repli de l’inflation permettant aux grandes banques centrales d’assouplir leur politique.
Une inflation en baisse, une économie américaine défiant la pesanteur et une reprise décevante en Chine ont caractérisé l’année 2023. Le cycle de resserrement des taux fait partie des plus rapides et des plus décisifs des quelques dernières décennies, mais a eu des conséquences moins graves que prévu sur la croissance et l’emploi dans le monde. Nous pensons que l’année 2024 se caractérisera par des baisses de taux d’intérêt, par l’évolution de la dynamique du marché de l’emploi et de l’inflation et par des risques géopolitiques et climatiques.
A quand une baisse des taux par les banques centrales ?
Les taux directeurs ont selon nous atteint leur pic aux Etats-Unis et en Europe et seront maintenus à des niveaux restrictifs durant les mois à venir. En moyenne, ils ont augmenté d’environ 400 points de base (pb) dans les pays développés et encore plus dans les pays émergents, ce qui a fait refluer l’inflation. Bien que les indices des directeurs d’achat mondiaux suggèrent une tendance désinflationniste persistante, celle-ci a récemment ralenti, en partie en raison de la hausse des prix de l’énergie et d’une diminution moins rapide des prix des services.
Certes, l’effet total de la remontée des taux est encore incertain. Une récession plus prononcée dans la zone euro, ou encore une forte baisse de l’emploi aux Etats-Unis, pourrait engendrer des baisses de taux plus tôt qu’anticipé. A l’inverse, la solidité continue de l’économie américaine et la croissance des salaires susceptible d’en découler pourraient doper l’inflation. En Europe, la hausse des prix de l’énergie pourrait en faire de même (voir le graphique 1, page 04). Tout bien pesé, nous pensons que l’inflation globale retombera à 2-3% en 2024 dans de nombreuses économies développées (voir le graphique 2, page 04), un niveau supérieur aux objectifs habituels de 2% mais néanmoins suffisant pour permettre des baisses de taux au second semestre aux Etats-Unis et vers le milieu de l’année dans la zone euro.
L’inflation et une flambée des investissements dans le monde
Jusqu’où les baisses de taux iront-elles ? L’économie mondiale a évolué depuis le dernier cycle de baisse des taux du début des années 2020 (voir le graphique 3, page 05), certains facteurs suggérant notamment un taux d’inflation légèrement plus élevé. Les dépenses publiques ont augmenté, en partie afin de financer les investissements verts et d’ajuster les chaînes d’approvisionnement. Ces transitions à long terme alimentent une flambée des dépenses d’investissement dans le monde. Parallèlement, les marchés de l’emploi sont tendus, sur fond d’immigration en baisse et de « disparition » d’un certain nombre de travailleurs durant la pandémie. Les économies axées sur les services sont maintenant moins sensibles aux fluctuations des taux. C’est d’ailleurs l’une des raisons de la performance remarquable enregistrée par l’économie américaine à ce jour. Le niveau « neutre » des taux d’intérêt des banques centrales – c’est-à-dire un niveau qui ne décuple ni ne freine la croissance – pourrait désormais être plus élevé (voir le graphique 4, page 06).
Une croissance restreinte mais qui réaccélérera vers la fin 2024
Une analyse des facteurs de résilience de l’économie en 2023 nous donne une idée de la trajectoire à envisager en 2024. Pour l’heure, le ralentissement de la croissance enregistré dans de nombreux pays n’a pas engendré de forte remontée du chômage. Cela peut s’expliquer par la réticence des entreprises à licencier, compte tenu des pénuries subies après la pandémie, ou plus simplement par une demande plus résiliente. C’est d’ailleurs en raison de cette demande que nous tablons sur un atterrissage en douceur de l’économie mondiale. Certaines économies, comme celles du Brésil, du Chili et de la Pologne, qui ont relevé leurs taux de manière plus précoce et ont déjà commencé à les abaisser, semblent avoir réussi ce pari improbable.
De plus, les banques centrales de la Chine et du Japon, deuxième et troisième économies du monde respectivement, n’ont pas resserré leur politique afin de freiner la demande cette fois-ci. Même si elle ralentit, l’économie chinoise devrait néanmoins afficher une progression de plus de 4% en 2024, ce qui dopera les chiffres mondiaux. Dans le courant de l’année, la croissance des grands pays développés devrait également bénéficier des baisses de taux. Parallèlement, les valorisations élevées des grandes sociétés technologiques reflètent des espoirs de voir l’intelligence artificielle (IA) décupler la productivité et, ainsi, stimuler la croissance.
Cela étant, après un resserrement monétaire aussi marqué, il semble probable que l’économie mondiale traversera une période – ne serait-ce que temporaire – de croissance inférieure à la tendance, et la récession est une possibilité. L’économie américaine va ralentir en 2024. Des signes de tension sont apparents : les entreprises réduisent leurs investissements, les petites parmi elles ont du mal à couvrir leurs paiements d’intérêts et les défauts sur prêts immobiliers commerciaux, encours de cartes de crédit et prêts automobiles augmentent (voir le graphique 5, page 06). L’épargne accumulée pendant la pandémie se tarit. Les salaires progressent encore, mais à peine en ligne avec l’inflation. La hausse des charges d’intérêts, qui ont atteint des niveaux inédits depuis plus de quinze ans, pèse plus sur les revenus des ménages. Dans la zone euro, où la dépendance aux prêts bancaires est plus forte et où les prêts immobiliers sont refinancés plus souvent, l’économie a été plus rapidement impactée par la hausse des taux et devrait connaître un rebond limité en 2024.
La politique de retour sur le devant de la scène : élections américaines
2024 sera bien sûr une année électorale aux Etats-Unis. Dans une course serrée à la Maison-Blanche, le discours politique deviendra encore plus belliqueux. L’année sera compliquée pour le président sortant, dans un contexte de ralentissement de l’économie et de hausse du chômage, mais aussi d’obstacles liés à la politique étrangère, notamment la possibilité d’un conflit prolongé au Proche-Orient, voire d’une escalade de ce conflit. Les questions soulevées durant la campagne présidentielle porteront sur de potentielles baisses de taux, sur un renforcement du protectionnisme commercial, sur le soutien à l’Ukraine et sur la viabilité du déficit budgétaire. Ni les démocrates ni les républicains ne nous semblent pressés d’adresser la question de la dette fédérale grandissante. Le consensus semble également s’accorder sur le maintien d’une politique concurrentielle et hostile envers la Chine, ainsi que sur la nécessité de renforcer l’économie face à ce que les autorités perçoivent comme une menace chinoise, notamment par le biais de droits de douane et d’un accès limité aux technologies américaines.
Risques à surveiller : instabilité géopolitique et financière
L’intensification de la concurrence et des conflits dans le monde compromet la capacité des dirigeants à prendre leurs décisions. Les chaînes d’approvisionnement et les flux d’investissement se voient redessinés sur le plan mondial (voir le graphique 6, page 06). Les tensions sino-américaines (notamment au sujet de Taïwan), la guerre entre la Russie et l’Ukraine et le conflit entre Israël et le Hamas sont autant de sources de risque, dont l’escalade pourrait avoir des conséquences macroéconomiques importantes. Pour l’heure, le marché obligataire s’est davantage inquiété du risque de taux d’intérêt. La baisse des cours des obligations a créé des problèmes parmi les banques en mars 2023, lesquels pourraient refaire surface. Les défauts sur prêts immobiliers commerciaux sont eux aussi source de vulnérabilité pour divers établissements financiers. Le ralentissement de la croissance pose également des problèmes pour la viabilité des finances publiques, sachant que les ratios dette publique/PIB des pays développés dépassent désormais les sommets atteints après la Seconde Guerre mondiale.
A noter que la hausse des rendements obligataires n’a pas encore engendré d’élargissement prononcé des spreads de crédit (ou de la prime que les entreprises paient sur leur dette par rapport au rendement des titres souverains). Pour cette raison, les défauts, les faillites et, en conséquence, les licenciements, restent limités. Si les investisseurs venaient à s’inquiéter davantage du risque de crédit, nous pourrions entrer dans une nouvelle phase plus inquiétante du cycle conjoncturel. Mais notre scénario de base reste le même : une détérioration modérée des conditions de crédit devrait continuer à protéger les entreprises, les emplois et la croissance contre un ralentissement plus marqué.