par Marie-Pierre Peillon, Directrice de la Recherche et de la Stratégie ESG chez Groupama Asset Management
L’apport de l’analyse extra-financière à l’analyse financière dans le diagnostic d’une entreprise est de plus en plus partagé et reconnu par la communauté financière. Mais si dans un monde en pleine transformation, cet apport est devenu légitime pour mieux comprendre la situation actuelle et mieux anticiper l’avenir, des obstacles majeurs subsistent avant que l’intégration ne devienne la règle. Nous en avons identifié trois : la qualité des données ESG, les transformations du système d’information comptables des entreprises, ces deux premiers étant étroitement liés, et les évolutions comportementales nécessaires pour l’instauration d’un nouveau cadre de pensée, reflétant le passage à un nouveau paradigme.
Concernant les données ESG publiées, les réglementations française (loi NRE, Grenelle 2) et européenne (DPEF, Déclaration de Performances Extra-Financières) ont obligé les entreprises à introduire les données extra-financières dans leurs publications annuelles. L’enjeu pour un investisseur ne concerne donc pas l’absence d’informations mais la qualité des informations publiées, l’analyste se retrouvant confronter au syndrome « trop d’informations tuent l’information ». Pour identifier les « bonnes » données explicatives, ce dernier a besoin de connaitre la définition des indicateurs utilisés, le périmètre concerné et la stabilité des publications de ces mêmes données sur plusieurs années. Mais il a surtout besoin de disposer de données standardisées pour les comparer au sein d’un « peer » groupe. Or, les comparaisons s’avèrent aujourd’hui délicates et hasardeuses.
Le défi de la normalisation des données ESG
La seule réponse possible consiste à normaliser les données extra-financières pour s’appuyer sur des informations homogènes, transparentes et stables. Cette normalisation présente trois avantages pour favoriser l’intégration du financier et de l’extra-financier. Le premier est de permettre l’émergence d’un langage commun entre émetteurs et investisseurs pour mieux se comprendre et favoriser le dialogue. Le second est de limiter la trop grande dépendance aux fournisseurs de données et aux agences de notation extra-financière s dont les résultats ne sont pas comparables puisque ces dernières s’appuient sur des données et méthodes différentes. Le troisième est de donner de la transparence à une information qui apparaît comme une boîte noire aux mains de l’entreprise. Ainsi, la normalisation des données ESG devrait conduire à la généralisation d’un audit externe qui, comme pour l’audit financier, aura pour mission de vérifier la conformité, la sincérité et la régularité des informations communiquées.
Le second obstacle concerne les systèmes d’information des entreprises et découle du point précédent. L’enjeu : comment les informations extra-financières s’articulent avec la stratégie et les résultats et comment sont-elles intégrées dans les systèmes d’informations comptables de l’entreprise. Le cadre actuel d’analyse de la comptabilité ne retient que les données financières et ne mesure que les moyens et les résultats financiers. Dans les rapports, nous disposons d’une masse de données juxtaposées sans comprendre leur intégration au financier et leurs impacts sur la création de valeur de l’entreprise. Or, s’il est désormais collectivement admis que les variables environnementales et sociales ont un impact sur la valeur actuelle et future de l’entreprise, il devient désormais nécessaire de les intégrer dans les systèmes d’information de la comptabilité. Elles doivent alors s’inscrire dans le pilotage de l’entreprise ce qui permettra de mesurer sa performance environnementale, sociale et sociétale. Parvenir à cet objectif implique d’opérer une « révolution » comptable par rapport au cadre d’analyse actuel. Ce qui conduit au troisième obstacle.
Une rupture de nos modèles de pensée
Intégrer les bénéfices que nous tirons de la Nature et les risques associés dans nos calculs économiques ou bien encore appréhender le capital humain comme investissement, relève d’une véritable rupture dans nos modèles de pensée. De profondes évolutions comportementales apparaissent indispensables tant dans la gestion des entreprises que dans l’écosystème des marchés financiers. Dans le premier cas, la gouvernance devra être repensée en revisitant l’objectif actuel de maximisation des profits pour une plus grande rémunération des actionnaires et des dirigeants. La rentabilité exigée des actionnaires à plus de 15% correspond à une vision de court terme, difficilement soutenable dans la durée sans prise de risque excessive. Dans le second cas, après quarante années de financiarisation de l’économie, l’intégration ESG pour un investisseur permettra d’appréhender la véritable valeur fondamentale d’une entreprise et de revenir à une vision de moyen long terme, les données extra-financières allongeant l’horizon. Toutefois, il faudra une véritable pression des investisseurs finaux, institutionnels et particuliers, pour accélérer ces changements.
Enfin, l’enjeu de la normalisation des données ESG est crucial pour les prochaines années : derrière la question des normes, se cache la vision dont nous nous représentons le monde et les valeurs que nous défendons. L’Europe affiche cette ambition de réorienter notre modèle de société vers une Croissance et une Finance plus durables et plus responsables. Si elle veut garder la maîtrise de ces enjeux, elle doit aller au-delà de l’obligation d’imposer des reportings aux entreprises. Elle doit se préoccuper de la qualité, de la disponibilité et de la fiabilité des données. C’est un enjeu de souveraineté désormais inscrit à l’agenda européen. Annoncé en janvier dernier par le Vice- Président de la Commission Européenne, Valdis Dombrovskis, l’Efrag se voit confier une mission sur la normalisation des données ESG. Plein d’espoirs sont alors permis pour que l’approche européenne de l’ESG soit sauvegardée et ainsi gagner la bataille sur les futures normes extra-financières.