Europe Emergente : un vent de panique souffle à l’Ouest, quelles conséquences à l’Est ?

par Juan Carlos Rodado, économiste chez Natixis

L’Europe émergente subit sur le plan financier les secousses provoquées par les tensions souveraines en zone euro. La défiance qui était cantonnée aux actifs européens (euro, obligataire périphérique et bourses européennes) s’est récemment étendue à l’ensemble des marchés risqués. Sur fond de réaction systémique et malgré un plan d’urgence historique1, les monnaies d’Europe émergente ont dévissé notamment face au dollar. Le zloty et le forint ont chuté d’environ 15% vis-à-vis du dollar mais également de 7% contre euro depuis le début du mois de mai.

Parallèlement, les bourses affichent leur plus mauvaise performance depuis mars 20092 et les spreads souverains s’écartent depuis un mois. Alors que les méfaits de la crise souveraine européenne se matérialisent sur le plan financier, nous regardons dans quelle mesure celle-ci pourrait compromettre la reprise à l’Est.

La crise européenne s’est traduite par un affaiblissement de l’euro salutaire pour les « peggers »

Les pays ancrés à l’euro bénéficient de facto d’une amélioration de leur compétitivité-prix à l’exportation avec la baisse de la monnaie unique.

Les pays Baltes et la Bulgarie exportent hors-UE environ un tiers de leurs exportations totales. Nous rappelons que l’euro a perdu près de 12,4% de sa valeur contre le dollar depuis le début de l’année3. Dans le cas des pays Baltes cette tendance accentue une douloureuse dévaluation interne : austérité budgétaire, baisses des salaires4, envolée du chômage… De plus, la baisse de l’euro permet aussi d’atténuer les risques de spirale déflationniste en particulier en Lettonie5 où les prix sont négatifs depuis octobre 2009.

 … qui pourrait aussi bénéficier aux « floatters » en raison de la fragmentation de la production

La forte volatilité sur les marchés6 s’est accompagnée d’un débouclage des positions qui ont entraîné une dépréciation des devises flottantes contre euro. Ce mouvement qui peut bénéficier à certaines industries dans un premier temps, ne compense que partiellement le raffermissement passé du forint, zloty, couronne tchèque et leu.

Cependant, l’automobile et d’autres activités connexes en Europe centrale pourraient profiter du renforcement de la compétitivité allemande, compte tenu de la fragmentation de la chaîne des valeurs. L’évolution de l’activité industrielle en Europe centrale est significativement corrélée au cycle allemand. La corrélation entre le PMI manufacturier allemand et le PMI de la République tchèque a été forte entre janvier 2004 et avril 2010 (R2 à 0,90) et dans une moindre mesure avec celui de la Pologne (0,83) et de la Hongrie (0,74).

Une distinction en fonction de la nature des biens exportés vers la zone euro est toutefois nécessaire. Les produits semi-finis exportés s’inscrivent dans une logique de fragmentation de la chaîne des valeurs et bénéficient de ce fait d’une demande stable des grands manufacturiers de la zone euro. Il faut par ailleurs avoir à l’esprit qu’une dépréciation de 10% de l’euro sur un an se traduit par +0,5% point de croissance7 en zone euro. La République tchèque, la Hongrie et la Pologne bénéficieraient du regain de compétitivité allemand par le change. Les pays spécialisés dans les produits finis souffriront en revanche des plans d’austérité.

Néanmoins, l’ampleur de la consolidation fiscale en Europe pèsera sur la performance commerciale de la région. 

Les tensions souveraines reflètent le passage d’une dynamique d’endettement privé au public, ce qui explique la forte pression des marchés sur les finances publiques. Face à cette situation les gouvernements ont mis en place des plans de consolidation fiscale plus ou moins agressifs. Cet objectif implique des efforts qui risquent de pénaliser la demande finale adressée à l’Europe émergente.

Les liens commerciaux avec les pays européens qui devront mettre en place des plans de consolidation assez draconiens (l’Europe du Sud), varient significativement d’un pays à l’autre :

  • Les exportations de la Bulgarie sont les plus exposées au risque d’austérité. Près de 9,4% des exportations bulgares ont été destinées au marché grec et 9,2% au marché italien en 2009.
  • La Roumanie est exposée en particulier à la demande italienne à l’origine de 15,5% des exportations roumaines en 2009.
  • La République tchèque, la Hongrie et la Pologne ont tissé des liens principalement avec l’Italie parmi les pays d’Europe du Sud. Toutefois, les flux commerciaux avec l’Italie oscillent entre 4,4% et 6,9%, ce qui est très faible par rapport aux flux avec l’Allemagne (26-32%).
  • Les relations commerciales des pays Baltes avec l’Europe du Sud sont quasiment nulles. Les flux ne dépassement même pas 5% de leurs exportations totales.

Parallèlement, les forces récessives des plans d’austérité au sein des pays d’Europe émergente pénaliseront également la demande externe adressée à leurs voisins. C’est clairement le cas des trois pays Baltes et généralement dans la plupart des pays sous conditionnalité FMI (Hongrie, Roumanie, Ukraine, Biélorussie, Serbie…) ou la pression de Bruxelles.

La défiance des investisseurs vis-à-vis des dettes publiques des pays du sud de la zone euro s’est propagée à l’Est Le coût de refinancement de la dette publique a augmenté dans tous les pays depuis un mois.

Néanmoins, cette augmentation reste limitée par rapport aux tensions subies début 2009. La principale raison est liée au fait que contrairement à leurs voisins européens, les pays d’Europe émergente n’ont pas de ratios d’endettement public élevés et qu’ils disposent de la facilité de balance des paiements, seule mécanisme explicite de solidarité européenne existant avant le plan d’urgence. Cette situation écarte de facto tout spéculation quant à l’insoutenabilité de leur dette. La Hongrie est le seul cas tangent dans la région mais qui a été à juste titre pénalisé par la récente vague de défiance.

Même si la principale menace est véhiculée par la demande interne via le canal du crédit

Malgré l’importance des liens commerciaux, nous pensons que seule une intensification du credit crunch pourrait compromettre la reprise à l’Est. Pour l’heure, l’évolution du crédit notamment aux ménages demeure très hétérogène. Parmi les pays étudiés, le crédit à la consommation continue à se contracter en Hongrie (-7,3% en GA en mars 2009) ; à décélérer en République tchèque et en Bulgarie ; à se stabiliser dans les pays Baltes et en Roumanie ; il rebondit enfin en Pologne (+8,3% en GA en avril). L’attitude des banques dans l’octroi de crédit pourrait être bouleversée par la conjonction de plusieurs éléments :

  1. Un accès plus difficile aux marchés financiers, palpable à travers la récente chute des bourses et la hausse des spreads y compris corporates.
  2. Une liquidité bancaire restreinte si des tensions sur les marchés interbancaires se cristallisent, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui sauf en Roumanie8.
  3. La prise en compte des perspectives économiques et sectorielles plus sombres.
  4. Une chute de la demande de crédit si la perception des risques de la part des ménages et des entreprises augmente.

En définitive, la crise de l’euro et des dettes européennes aura un impact très contrasté sur la reprise à l’Est Bien que l’euro faible ait un rôle positif sur les perspectives de sortie de crise aussi bien pour les pays ancrés à l’euro (renforcement de la compétitivité et atténuation du risque déflationniste) que les devises flottantes (fragmentation de la chaîne des valeurs), son impact est limité par les forces récessives des plans de consolidation. Au premier abord, le cycle de crédit ne semble pas avoir déraillé. Cependant, sans action corrective des gouvernements européens et compte tenu de la défiance qui règne sur les marchés, les banques pourraient devenir plus sélectives dans l’octroi de crédit, ce qui pourrait sans doute compromettre la reprise.

NOTES

  1. Dévoilé le 10 mai comprenant outre la signature de l’accord de prêts à la Grèce, la mobilisation de 750 Mds EUR, et l’achat des titres de dette publique par la BCE. Voir pour plus d’information la note mensuelle zone euro de mai « Un plan historique pour préserver la stabilité financière ».
  2. La plus forte baisse a été enregistrée par le BET roumain -19,2% depuis le 15 avril contre un recul de -11,3% en moyenne pour les Bourses de Varsovie, Prague et Budapest.
  3. L’EUR/USD est passé de 1,43 fin décembre à 1,25 le 21 mai.
  4. Les salaires se sont contractés respectivement de -12,1%, -8,7% et de -6,5% en GA en Lettonie, Lituanie et Estonie au T4 2009.
  5. Le taux de chômage letton a atteint 22,3% en mars 2010 contre 6% mi-2008.
  6. Le VIX est passé de 16 à 45 en un mois, exacerbé par la conjonction de plusieurs éléments : crise européenne, interdiction de ventes à découvert en Allemagne, craintes sur la reprise mondiale et repli des matières premières notamment du pétrole…
  7. Le revers de la médaille est un regain de 0,2 point d’inflation.
  8. Le Bubor 3 mois a atteint un pic de 7,5% le 7 mai et demeure relativement tendu à 6,38% actuellement.

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