par Raymond Van der Putten, économiste chez BNP Paribas
- La croissance médiocre de l’économie japonaise depuis le début des années 1990 est due pour une large part à une chute de la croissance de la productivité.
- Les gains de productivité permis par l’utilisation accrue des technologies de l’information et de la communication se sont révélés bien plus lents que dans les autres pays.
- Le faible taux d’adoption des nouvelles technologies est lié aux rigidités qui caractérisent les marchés du travail et des marchandises.
Une tendance de long terme à un ralentissement de la croissance
Entre 1975 et 1990, l’économie japonaise a progressé de 4 % par an, ce qui la plaçait dans le peloton de tête des pays de l'OCDE. En 1991, le Japon dépassait l’Europe des 15 en termes de PIB par habitant, alors même que cet indicateur restait inférieur de 14 % à celui des États-Unis. Après l’éclatement de la bulle au début des années 1990, l’économie japonaise a connu une longue période de quasi-stagnation1. Entre 1990 et 2004, le taux de croissance moyenne annuelle est tombé à seulement 1,3 %. D’après l’OCDE, le taux de croissance potentiel du Japon serait descendu aux alentours de 0,7 % suite à la crise financière de 2008-09.
Ce déclin ne peut s’expliquer qu’en partie par l’évolution démographique. Certes, la population en âge de travailler ne cesse de diminuer depuis le milieu des années 1990, mais ce n’est pas la raison majeure. Nous démontrerons ici combien cette évolution dépend beaucoup plus de la faiblesse des gains de productivité, liée aux rigidités des marchés du travail et des marchandises. La structure institutionnelle qui avait si bien servi le pays pendant sa reconstruction et la période de rattrapage est devenue un obstacle significatif à sa croissance.
En conséquence, les gains de productivité issus de l’utilisation accrue des technologies de l’information et de la communication (TIC) se sont révélés bien plus lents au Japon qu'aux États-Unis, bien que le pays figure parmi les principaux fournisseurs de produits TIC. Le Japon n'est pas le seul pays à n'avoir pu profiter rapidement de l'émergence de l'économie du savoir : en Europe également, les bénéfices de cette évolution ont mis du temps à se matérialiser2.
Le faible investissement dans les TIC a été crucial pour l’érosion de la PTF
Pour analyser la performance de croissance, nous avons utilisé le modèle de comptabilité néo-classique. Avant 1995, la croissance de la productivité du travail au Japon était nettement supérieure à celle des États-Unis et procédait pour une large part de l’accumulation du capital et de la productivité totale des facteurs (PTF)3. Après 1995, la croissance japonaise a subi une nette dégradation. La baisse de la contribution des services tirés du capital s’explique par la chute de la FBCF après l'éclatement de la bulle économique. Parallèlement, la contribution de la productivité totale des facteurs se réduisait fortement. En revanche, aux États-Unis, la montée de la productivité du travail s’expliquait dans une large mesure par celle de la PTF, généralement attribuée à l’utilisation des TIC.
Cette analyse rejoint les conclusions d’Hayashi et Prescott4, selon lesquels l'effondrement du système financier n'aurait pas joué un rôle important dans le ralentissement de la croissance, puisque les petites et moyennes entreprises réussissaient à trouver des financements pour leurs investissements. Les deux auteurs estiment plutôt que la quasi-stagnation de l’économie japonaise dans les années 1990 pourrait être largement imputable à une productivité trop basse, causée par une politique de subvention des entreprises inefficientes et d’une industrie en déclin, entraînant une érosion de la productivité totale des facteurs.
De plus, les conditions de financement favorables permises par une politique monétaire extrêmement accommodante pourraient s’être traduites par une mauvaise allocation des prêts bancaires. Caballero et al. font valoir que, pendant les années 1990, les banques ont continué d'accorder des crédits à des entreprises qui étaient insolvables par ailleurs, surnommées les « zombies »5. En maintenant en vie des sociétés inefficientes, le système a déformé les conditions de la concurrence, décourageant peut-être l’entrée sur le marché et l’investissement d’entreprises nouvelles et plus productives. On observe actuellement une situation similaire, qui pourrait se traduire par le retour des « zombies ». Enfin, le manque de capital-investissement prive les jeunes pousses d’un soutien nécessaire.
Une autre raison réside dans l’incapacité des entreprises à mettre en œuvre les réformes de manière harmonieuse6. La mise en place d’un nouveau système informatique exige une coopération entre les différents services d'une société, mais aussi avec les fournisseurs de celle-ci. Or, la résistance aux réformes empêche les entreprises de profiter pleinement de l’innovation technique. Il n’est pas rare, dans les entreprises japonaises, que chaque service ait son propre système informatique, ce qui représente un obstacle à l’optimisation du réseau interne.
Le ralentissement de la PTF semble concentré sur le secteur non manufacturier. Cependant, les bonnes performances du secteur manufacturier s’expliquent principalement par les progrès techniques réalisés dans l’équipement électrique et optique. D’autres grandes branches comme l’alimentaire, la chimie ou les transports affichent un bilan médiocre. Dans le tertiaire, la croissance de la PTF est essentiellement restée circonscrite aux télécommunications.
La médiocre performance de la PTF japonaise se reflète dans les chiffres de l’investissement dans les TIC. Comme tous les pays de l’OCDE, le Japon a enregistré une rapide augmentation de ses dépenses dans ces secteurs pendant les années 1990 7 – tout en restant très en retard par rapport aux États-Unis. En outre, l’investissement concernait principalement le matériel. Enfin, la contribution à la croissance de la production (0,3 point de pourcentage par an entre 1995 et 2000) faisait partie des plus basses de l’OCDE.
La réglementation des marchés du travail et des marchandises : un obstacle majeur
La lenteur de l’adoption de nouvelles technologies est liée aux rigidités des marchés du travail et des marchandises8.
– La réglementation du marché du travail
D’après l’OCDE, le marché du travail japonais fait partie des plus flexibles du monde développé. En termes de protection de l’emploi, le pays se classe à la septième place, juste derrière les pays anglophones. Les dirigeants japonais contestent cette évaluation ; pour eux, la législation de protection du travail de leur pays fait partie des plus strictes au monde. Officiellement, les emplois à vie n’existent plus, mais les conditions de licenciement sont tellement restrictives que, de manière générale, les entreprises évitent de remercier leurs salariés en CDI.
Une forte protection du travail, liée à un système de rémunération à l’ancienneté, constitue un frein à la restructuration des entreprises requise face à une concurrence accrue, en particulier de la part des pays émergents d'Asie.
Pour améliorer la flexibilité du marché du travail, les entreprises recrutent de plus en plus de travailleurs en contrat temporaire, qui sont moins payés que les salariés en CDI et peuvent être aisément licenciés. Actuellement, environ un tiers des salariés sont en contrat temporaire ; ils représentent environ la moitié des 15-24 ans.
L’augmentation de la part des travailleurs en contrat temporaire a permis aux entreprises d'adapter plus facilement leurs effectifs aux fluctuations de la production. Pourtant, dans le même temps, elle a donné naissance à un marché du travail à deux vitesses, une large part de la population active étant visiblement désavantagée en termes de rémunération, de développement de carrière et de protection sociale. De plus, les entreprises n'investissent pas dans la formation de leurs collaborateurs temporaires, ce qui risque d’avoir des conséquences néfastes sur la productivité.
– Les restrictions du marché des marchandises
Malgré les améliorations de ces dernières années, créer une entreprise au Japon prend plus de temps et coûte plus cher que dans la plupart des pays de l’OCDE. Dans l’édition 2011 de Doing Business, publication de la Banque mondiale qui mesure la réglementation des affaires, le Japon se classe 98ème sur 183 pays couverts par l’enquête. Le pays occupe la 44ème place pour les contrats dans la construction et la 59ème pour l’enregistrement des droits de propriété intellectuelle. Il n’est premier du classement que pour la liquidation d’une société. Dans le classement de la réglementation du marché des marchandises établi par l’OCDE, le Japon occupe une honorable neuvième place. Cependant, le questionnaire de l’OCDE ne tenait peut-être pas compte de certaines pratiques anticoncurrentielles décrites dans l’étude économique de l’Organisation parue sur le Japon en 2008.
Les visiteurs étrangers au Japon seront surpris de la faible productivité du travail et des prix élevés dans les magasins du pays. De fait, la croissance de la productivité du travail dans ce secteur fait partie des plus basses de l’OCDE. L’enquête de l’Organisation l’attribue au poids de la réglementation, en particulier dans les magasins de grande taille, à une application déficiente de la législation sur la concurrence et à des pratiques commerciales inéquitables largement répandues, en particulier l’entente verticale restrictive. La loi sur la création de grandes surfaces commerciales a mis fin à la réglementation qui visait à équilibrer l’offre et la demande dans une région, ce qui a permis à des sociétés déjà implantées de s’opposer à l’arrivée de nouveaux distributeurs. D’après cette loi, les entreprises qui souhaitent ouvrir un nouveau point de vente doivent prouver que leur projet n’affecte pas le « milieu de vie », une procédure qualifiée d’opaque par l’OCDE. Elle place également les distributeurs étrangers dans une position défavorable par rapport aux entreprises japonaises. Cette caractéristique aide à comprendre pourquoi la part des filiales étrangères est si basse dans le chiffre d’affaires total du commerce de gros et de détail. Ces dernières années, la proportion de ventes réalisées par les magasins de grande taille a reculé, ce qui laisse supposer que la loi sur la création de grandes surfaces commerciales serait devenue plus restrictive.
Cette réglementation affecte la productivité dans le secteur de la distribution à deux niveaux. Premièrement, elle favorise l’implantation de magasins de taille réduite, dont la productivité est inférieure à celle des grandes surfaces. Deuxièmement, elle limite la pénétration des entrants étrangers, ce qui aurait pu tirer la productivité du secteur à la hausse en améliorant l’efficience.
La nouvelle stratégie de croissance
Le gouvernement japonais se montre également de plus en plus préoccupé par ce recul de la productivité. En juin, il a lancé sa « nouvelle stratégie de croissance », dont l’objectif est de relever le taux de croissance potentiel de l'économie à 2% d'ici à 2020.
NOTES
- Cf. Raymond Van der Putten, 2010, Quelles leçons peut-on tirer de la décennie perdue au Japon ?, BNP Paribas Conjoncture, mai 2010.
- Bart van Ark, Mary O’Mahony et Marcel P. Timmer, 2008, The Productivity Gap between Europe and the United States: Trends and Causes, Jourrnal of Economic Perspectives, Volume 22:1.
- Une entreprise produit des biens et services à partir de facteurs de production tels que le capital et le travail. Une augmentation de ces facteurs se traduit par une hausse de la production. Cependant, la croissance de la production qui ne peut leur être imputée est appelée productivité totale des facteurs (PTF). Elle est mesurée comme une valeur résiduelle et souvent associée à des facteurs de production moins tangibles, tels que le progrès technologique, l’expérience des travailleurs, etc.
- Fumio Hayashi et Edward C. Prescott, 2002, Japan in the 1990s: A Lost Decade, Review of Economic Dynamics, janvier 2010.
- Ricardo Caballero, Takeo Hoshi et Anil K. Kashyap, 2006, Zombie lending and depressed restructuring in Japan, document de travail du NBER n°12129.
- Kazuyuki Motohashi, 2007, Is Japanese Economy Losing its Competitiveness? – Examination through Analysis of Productivity and Innovation, RIETI.
- Alessandra Colecchia et Peter Schreyer, 2001, ICT Investment and Economic Growth in the 1990s, OECD Science, Technology and Industry Working Papers 7. 8 OCDE : Étude économique du Japon 2008.
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