par Stéphane Monier, directeur des investissements chez Lombard Odier
- Le rebond économique du Japon accuse un retard par rapport aux autres pays développés. Nous estimons que la croissance du PIB pourrait s’accélérer pour atteindre 3,8 % en 2022, un chiffre supérieur aux prévisions du consensus
- Le parti PLD du nouveau Premier ministre Kishida Fumio a conservé une majorité confortable et prévoit une augmentation des dépenses budgétaires
- En l’absence de signes d’inflation, la politique monétaire accommodante devrait se poursuivre
- Soutenus par les mesures de relance et la faiblesse du yen par rapport au dollar américain, les actifs japonais présentent un potentiel d’appréciation.
Au Japon, la reprise poursuit sa propre voie. Compte tenu des pénuries moins prononcées et de peu de signes indiquant une hausse rapide des prix à la consommation, la Banque du Japon (BoJ) ne subit aucune pression pour relever ses taux directeurs, au moment où d’autres banques centrales ont commencé à resserrer leur politique. Sur le front budgétaire, et même si d’autres gouvernements réduisent leurs dépenses, le nouveau Premier ministre Kishida Fumiova probablement poursuivre sa politique de soutien pour atténuer les effets de la pandémie.
Pourquoi le Japon poursuit-il une trajectoire monétaire et budgétaire si différente du reste du monde ? La réponse se trouve en grande partie dans la croissance relativement modérée du pays en 2021. Cette année, selon les prévisions officielles et le consensus de Bloomberg, le Japon se classera derrière ses pairs du G7 en termes de croissance du produit intérieur brut (PIB) réel. Selon nous, l’économie japonaise devrait enregistrer une croissance de 2,4% en 2021, même en tenant compte du fort rebond attendu au quatrième trimestre dans un contexte de réouverture de l’économie. Ce chiffre relativement faible reflète l’impact des trois vagues dévastatrices de Covid-19 et des restrictions de mobilité qui en ont découlé, sur la reprise économique du pays.
Ces douze prochains mois, le Japon semble prêt pour un rebond plus complet. Sa courbe épidémique s’est fortement aplatie et ses programmes de vaccination ont dépassé ceux de la plupart de ses pairs, 71% de la population étant désormais entièrement vaccinée. Nous nous attendons ainsi à une croissance du PIB de 3,8% en 2022, un chiffre supérieur aux projections de 3% émises par la Banque du Japon (BoJ) et aux prévisions du consensus (voir graphique 1). En effet, nous pensons que la demande des consommateurs japonais se redressera plus énergiquement lorsque les goulots d’étranglement des chaînes d’approvisionnement mondiales commenceront à se détendre.
Cependant, même en tenant compte de cette forte reprise, il est peu probable que l’inflation japonaise réplique, ces douze prochains mois, les pics ponctuels importants observés cette année en Europe et aux Etats-Unis. Alors que ses pairs se demandent si l’inflation sera persistante ou transitoire dans un contexte de congestion portuaire, de crise énergétique mondiale et de pénuries de véhicules de tourisme, l’absence de pressions inflationnistes donnera à la Banque du Japon plus de latitude pour maintenir son soutien à l’économie.
La victoire des libéraux-démocrates se traduit par une impulsion fiscale
En l’absence de tout signe d’inflation, le nouveau Premier ministre, Kishida Fumio, nommé le 29 septembre président du Parti libéral-démocrate (PLD) au pouvoir, a l’intention de dépenser davantage. Il dispose désormais d’un mandat clair pour poursuivre son programme. Le PLD a pu minimiser ses pertes en nombre de sièges et conserver une majorité confortable à la Chambre basse lors des élections législatives du 31 octobre, avec son partenaire de coalition, le parti Komei (voir graphique 2). Ce résultat a été obtenu en dépit de l’unité entre les partis d’opposition de centre-gauche avant les élections et des prévisions largement répandues d’un rétrécissement significatif de la majorité du PLD.
Malgré le scepticisme ambiant, M. Kishida capitalise sur ce moment de domination politique pour se concentrer sur un nouveau budget supplémentaire destiné à soutenir le rebond économique du pays. Il appelle à de nouvelles dépenses de relance sous la forme d’un programme se montant à « plusieurs dizaines de billions de yens ». Les principaux éléments du nouveau budget additionnel – financé par le déficit – comprendront probablement des allègements fiscaux pour les entreprises augmentant leurs salaires, une augmentation des salaires pour les infirmières/infirmiers et le secteur des soins de santé, et la réintroduction de subventions pour le tourisme national, dans le cadre de la campagne « Go To Travel ». Nous nous attendons à ce que ce budget supplémentaire soit adopté assez rapidement, dans le sillage de la solide victoire de dimanche.
Avant l’élection de la Chambre basse, M. Kishida a également promis d’emprunter une voie éloignée de la politique économique baptisée Abenomics, en faisant la promotion du slogan « nouveau capitalisme » et d’un nouveau combat contre les inégalités. Nous pensons toutefois que cette rhétorique n’indique pas une rupture significative avec les principaux aspects du programme Abenomics. Car, pour conserver son poste, M. Kishida dépendra étroitement des grandes factions favorables aux entreprises au sein du PLD. Un signe de cette dépendance à l’égard de son parti est apparu au début du mois lorsque M. Kishida a tempéré les attentes concernant l’introduction par son gouvernement d’une taxe sur les plus-values et les dividendes. En réaction à cette proposition, l’indice boursier TOPIX a chuté de 4,5%. La réponse de M. Kishida a été immédiate : « S’il y a eu un malentendu, a-t-il déclaré, la croissance est la clé de la distribution… la croissance a une importance primordiale. »
Compte tenu de l’interdépendance inédite entre le Premier ministre Kishida et les principales factions du PLD, nous nous attendons à ce que les principaux piliers des Abenomics soient maintenus pendant une grande partie du mandat du Premier ministre. Certes, une partie des changements au sein de la direction du PLD après les élections pourraient permettre à M. Kishida d’imprimer son sceau sur l’agenda du nouveau gouvernement. Cependant, selon nous, il est très peu probable que des revirements significatifs en matière de politiques fiscale, réglementaire et monétaire soient effectués, en raison du fort consensus en faveur de la défense des réalisations de l’ancien Premier ministre Abe Shinzo.
Une politique monétaire accommodante
Nous pensons également que le statu quo en matière de politique monétaire accommodante sera maintenu ces prochaines années. La victoire électorale de M. Kishida a augmenté la probabilité qu’il se maintienne assez longtemps au pouvoir pour nommer le nouveau gouverneur de la BoJ lorsque le gouverneur actuel, Kuroda Haruhiko, prendra sa retraite en avril 2023. Les innovations politiques de M. Kuroda étant largement soutenues par l’élite du PLD, nous nous attendons à ce que son successeur poursuive son engagement à l’égard de la cible d’inflation et de la politique accommodante de la Banque du Japon.
En effet, la banque centrale maintient des taux directeurs proches de zéro depuis plus de deux décennies et a implémenté les taux négatifs pour la première fois en janvier 2016. La semaine dernière, elle a réduit ses prévisions d’inflation de 0,6% à 0% pour l’année se terminant en mars 2022 et a laissé entendre que le pays pourrait ne pas atteindre sa cible d’inflation de 2% avant la fin du mandat de dix ans du gouverneur Kuroda en 2023. Si ces prévisions sont exactes, la probabilité d’un éventuel revirement reste extrêmement faible, en particulier parce que des taux plus élevés ajouteraient un fardeau financier inutile tant pour le gouvernement que pour la banque elle-même.
Par conséquent, nous pensons que la divergence des politiques monétaire et budgétaire du Japon par rapport au reste du monde sera un thème clé durant les mois et les années à venir. La Réserve fédérale américaine pourrait annoncer cette semaine la réduction de ses achats d’actifs. La Banque centrale européenne a déjà annoncé qu’elle prévoyait de ralentir son programme d’achats d’urgence face à la pandémie (PEPP) fin mars. Dans les marchés émergents, de nombreuses banques centrales ont déjà relevé leurs taux, et certaines pourraient même être proches de leur pic. Bien que la Banque du Japon puisse affiner son soutien aux prêts et ses achats d’actifs l’année prochaine, nous pensons que les nouvelles mesures n’auront pas de véritable impact sur les attentes des marchés à long terme.
Suite à la réunion de la BoJ la semaine dernière, le rendement des obligations gouvernementales japonaises à dix ans est tombé à 0,09%, son plus bas niveau en deux semaines. En août, le rendement des obligations de référence a chuté à presque zéro, son plus bas niveau depuis le début de l’année. Cela indique que les marchés s’attendent raisonnablement au maintien du soutien monétaire de la BoJ, peut-être même au-delà du mandat de M. Kuroda.
Investir dans le potentiel du Japon
Compte tenu de la poursuite des mesures de soutien sur les fronts budgétaire et monétaire, de la faiblesse du yen et de la demande accrue de titres « valeur », les actifs japonais présentent un certain potentiel d’appréciation.
Les actions japonaises ont sous-performé les Bourses mondiales durant la majeure partie de 2021, en raison du lent démarrage de la vaccination et de l’exposition de l’économie au ralentissement de l’économie chinoise. Si cette dernière continue à présenter un risque, il convient de noter que des mesures de relance additionnelles de la part du gouvernement de M. Kishida bénéficieraient à la croissance, tandis que la faiblesse du yen continue de soutenir les exportations. Au début du mois de septembre, nous avons augmenté notre exposition aux actions japonaises dans nos portefeuilles multi-actifs, en l’alignant sur notre allocation d’actifs stratégique. Cela reflète nos attentes à l’égard de nouvelles mesures de relance, qui renforceront le rebond économique.
Le yen devrait légèrement s’affaiblir durant les mois à venir, pour s’échanger autour de 115 à 117 contre le dollar américain d’ici la fin de l’année. La devise japonaise évolue déjà à un niveau proche de son plus bas en quatre ans par rapport au dollar américain ; elle est vraisemblablement sous-évaluée dans une perspective à long terme. Cependant, nous pensons que pour le moment, les pressions à plus court terme devraient dominer, en particulier les faibles taux nationaux face à la remontée des taux à l’étranger, ainsi que la reprise économique mondiale qui favorise les devises plus cycliques. Parallèlement, les prix élevés de l’énergie constituent un frein, étant donné les importations nettes d’énergie du pays. Bien que le yen ait historiquement offert aux investisseurs une diversification de portefeuille en s’appréciant pendant les périodes d’incertitude sur les marchés, nous sommes moins confiants quant à son attrait à l’heure actuelle.