par Philippe Waechter, directeur de la recherche économique de Natixis Asset Management
La dynamique des matières premières a changé de façon radicale. Auparavant et depuis le choc et la rupture de 1974, le prix des matières premières reflétait l'évolution des tensions au sein de l'appareil productif des pays industrialisés. Désormais, ce prix reflète essentiellement la demande des pays émergents.
Pour les banquiers centraux, la lecture des indicateurs de matières premières renseignait sur l'état de la conjoncture et sur la nécessité ou pas de modifier l'orientation de la politique monétaire. une hausse ou une baisse du prix des matières premières reflétait une activité en surchauffe ou en ralentissement nécessitant la mise en place d'une stratégie plus restrictive ou plus accommodante.
Le prix des matières premières était alors davantage un signal sur l'activité qu'un indicateur avancé de pressions inflationnistes, comme en témoigne le graphique ci-contre présentant l’évolution fluctuante du prix des matières premières autour d’une tendance horizontale.
Ce point était renforcé par l'allure même du prix des matières premières. l'indice CRB*, qui ne comporte pas d'énergie dans sa composition, a, depuis le choc de 1974 et jusqu'au début des années 2000, évolué moins rapidement que l'indice des prix à la consommation. ce n'était donc pas une source de perturbation dans la mise en œuvre de la politique de stabilité des prix menée par les principales banques centrales.
Emergents et recrudescence des besoins
Cet équilibre a changé à partir des années 2000 et l'irruption de la chine dans la dynamique de l'économie globale. Son développement rapide s'est traduit par une demande supplémentaire de matières premières. Cela a été perçu très rapidement sur le pétrole. Depuis la fin des années 1990, sa production n'est plus suffisante pour satisfaire à sa consommation. Ce mouvement s'est accentué avec le développement rapide de l'économie chinoise. on peut par exemple calculer que la contribution de la chine à la demande mondiale de pétrole a été supérieure à celle des pays de l'OCDE en 2004 qui était pourtant une année de reprise de l'activité. L'irruption de la chine a changé l'équilibre de ces marchés.
Cette accélération de la demande, constatée ici sur le marché du pétrole, a été observée sur d'autres marchés de matières premières en phase avec le développement industriel de la chine mais aussi de nombreux autres pays émergents. ce mouvement sur la demande a été d'autant plus fort que, dans les pays émergents, l'activité est d'abord concentrée sur l'industrie car c'est dans ce secteur que les gains de productivité sont forts et rapides. Les pays émergents ne sont pas des économies de services.
Des prix sous pression
D'un seul coup, pour satisfaire aux besoins, la demande s'est accélérée provoquant des pressions à la hausse sur les prix. En effet, le faible prix des matières premières, durant les 2 décennies précédentes, n'avait pas incité à accroître les capacités de production. Ainsi de 1985 à 2002, le prix moyen du baril de pétrole était de 20 dollars. Cela n'était pas un prix incitatif pour investir. La courbe de l'indice CRB* ne suggère pas non plus d'incitations fortes pour investir et accroître les capacités. Cela aurait pu accentuer la déprime sur les prix.
En conséquence, lorsque la demande s'est accrue rapidement, la pression sur les prix s'est intensifiée. La dynamique de l'équilibre sur les marchés des matières premières, est désormais la suivante : la demande progresse rapidement alors que l'offre ne peut pas s'ajuster faute de capacités de production supplémentaires (la problématique de l'investissement insuffisant). Les prix progressent. Comme la demande se maintient et est anticipée comme devant rester robuste, l'investissement s'accroît, augmentant ainsi les capacités de production. Si la demande se stabilise après le mouvement de hausse il y a, après ajustement des capacités, convergence vers un nouveau prix d'équilibre.
La difficulté est que la demande continue de progresser très rapidement alors que l'offre ne peut s'ajuster qu'avec retard.
Une conséquence immédiate est que toute reprise de l'activité dans les pays émergents se traduit par une accélération de la demande de matières premières et une pression à la hausse des prix. C'est ce que l'on a constaté en 2010.
La financiarisation des matières premières
Cette vision très macroéconomique de l'évolution du prix des matières premières peut être complétée par une dimension financière.
Depuis quelques années, les matières premières sont davantage intégrées dans les portefeuilles sous forme de produits spécifiques. Cela a modifié la forme du marché des matières premières car le prix ne reflétait plus exclusivement une problématique d'offre et de demande pour satisfaire à une production. Cette financiarisation des matières premières dans des portefeuilles diversifiés a généralement eu pour conséquence une corrélation plus forte entre le prix des matières premières et celui des actions.
Enfin, dans ces grands mouvements d'ajustements, les prises de position spéculatives ont accentué les tendances courtes, créant des tensions particulières. Ce phénomène a été favorisé par des politiques monétaires très accommodantes avec des taux d'intérêt très bas. Le coût d'une position spéculative n'était pas de ce fait très onéreux.
Le lien matières premières/inflation/politique monétaire
L'évolution du prix des matières premières est d'abord initiée par des mouvements forts en provenance de l'activité. Ensuite, des phénomènes liés à la financiarisation et aux politiques monétaires aboutissant à des liquidités abondantes ont accentué les mouvements, créant parfois des situations de grande fragilité macroéconomique. On pense ici à l'accélération très vive du prix du pétrole en juin et juillet 2008 propulsant le prix du baril de pétrole au-delà de 140 dollars et provoquant des arbitrages défavorables à l'activité.
Pour les pays industrialisés, les repères ont changé de façon spectaculaire. la hausse du prix des matières premières ne reflète plus une hausse de leur activité mais de celle des pays émergents. De plus, cette progression rapide des prix, notamment sur l'énergie, a un impact direct et fort sur le taux d'inflation. cela provoque des accélérations marquées des taux d'inflation, comme au début de l'année 2011 pour les pays industrialisés, sans que cela traduise un désajustement macroéconomique interne ou des pressions fortes sur l'appareil productif et le marché du travail.
Cette nouvelle forme de dynamique pose aussi des questions sur la politique monétaire. le taux d'inflation dépend du prix des matières premières et des conditions économiques internes (taux d'inflation sous-jacent). Lorsque le prix des matières premières augmente et que le taux d'inflation sous-jacent est stable, la banque centrale est confrontée à un dilemme auquel la Fed et la BCE n'ont pas répondu de façon uniforme. Aux États-Unis, la Fed s'est davantage concentrée sur le taux d'inflation sous-jacent. Celui-ci évoluant lentement et à un bas niveau (au voisinage de 1 %), elle n'a pas modifié sa stratégie. en zone euro, la BCE a pris en compte l'ensemble des composantes, craignant que le choc des matières premières se diffuse au reste de l'économie. c'est une raison de son changement de stratégie depuis le mois d'avril.
Conclusion
Le marché des matières premières a changé. Sa dynamique reflète désormais un monde multiple et traduit de façon marquée les nouveaux rapports de force qui façonnent l'économie globale.
NOTE
* L’indice Reuters-CRB (cci) est un indice des prix des matières premières, calculé pour la première fois par le Commodity Research Bureau en 1957.