par Morgane Delledonne, Fixed Income Strategist chez ETF Securities
Le nouveau bilan « normal » de la Fed devrait se situer aux alentours de 2,5 trillions USD d'ici 2026. En tenant compte de l'effet de la réduction progressive de l'AQ, le rythme du durcissement est similaire à celui des cycles précédents. Nous prévoyons que les bons du Trésor américains de 1 à 5 ans seront les plus touchés par le renversement de l'AQ.
Nouveau bilan « normal »
Lors de sa réunion de juin 2017, le Comité fédéral de l'Open Market (FOMC) a annoncé son intention de réduire les détentions de titres de la Fed en diminuant progressivement son réinvestissement des principaux paiements reçus des bons du Trésor, des titres de la dette d’agence et des titres adossés à des créances hypothécaires (MBS) arrivés à échéance rachetés par le biais du programme d’AQ. Le plafond de ces réinvestissements augmentera par tranches de 6 milliards USD par mois pour les bons du Trésor et de 4 milliards USD par mois pour les titres de la dette d'agence. Les MBS à intervalles de trois mois sur un an jusqu'à ce qu'il atteigne respectivement 30 milliards et 20 milliards USD.
À titre indicatif, le bilan de la Fed est passé d'un peu moins de 1 trillion USD en 2008 à 4,5 trillions USD en août 2017. Aujourd'hui, la Fed détient un encours d’environ 2,5 trillions USD en bons du Trésor (18 % du marché) et 1,8 trillion USD en MBS (33 % du marché). Au passif, la devise en circulation représente 1,5 trillion USD tandis que les réserves excédentaires des banques s'élèvent à 2,3 trillions USD. Avant 2008, les banques détenaient les réserves minimum requises (ce qui représente seulement 5 % du total des réserves actuelles). Elles devaient alors emprunter des réserves aux autres banques afin de répondre aux exigences (à savoir le marché des fed funds). La Fed avait pour habitude d'acheter ou de vendre des réserves afin de garder la maîtrise sur le taux des fed funds auxquels les banques s’échangeaient des fonds au jour le jour. Après la crise financière, l'achat à grande échelle par la Fed de bons du Trésor et de MBS auprès des banques a ajouté plus de deux trillions USD de réserves excédentaires. Le marché des fed funds est alors devenu obsolète et la Fed maîtrise désormais le taux d'intérêt versé sur les réserves excédentaires (taux IOER) qui est fixé au plus haut de la fourchette des taux des fed funds (soit actuellement à 1,25 %).
Ainsi, l'intérêt versé aux banques sur leurs réserves excédentaires augmente avec la hausse du taux des fed funds tandis que les taux d'intérêt versés sur les titres à court terme évoluent également en parallèle du taux des fed funds. La Fed peut décider, à un moment donné dans l’avenir, de réduire l'augmentation incrémentielle du taux IOER par rapport au taux des fed funds afin d'augmenter le différentiel de rendement entre les taux d'intérêt versés sur les titres et le taux IOER versé sur les réserves excédentaires. Pareille décision encouragerait les banques à utiliser leurs réserves excédentaires pour acheter davantage de titres et obtenir ce supplément de rendement. En conséquence, le bilan de la Fed diminuerait.
Il n'existe aucun consensus sur ce qui constituerait une taille « normale » pour le bilan de la Fed. Certains économistes ont avancé que la taille relativement modeste du bilan de la Fed en 2008 était inadaptée pour réagir de manière efficace à la sévérité de la crise financière. Ben Bernanke, alors président de la Fed, avait déclaré que le niveau critique de réserves nécessaires à une politique monétaire efficace devait être d'au moins un trillion USD de réserves bancaires. Nous estimons donc que le niveau minimum du bilan de la Fed doit se situer autour de 2,5 trillions USD. Le graphique ci-dessous utilise les récentes directives du FOMC pour dresser une projection du bilan de la Fed sur la prochaine décennie. Selon nos estimations, le bilan de la Fed devrait atteindre environ 2,5 trillions USD d'ici fin 2026 si la Fed entame la normalisation de son bilan en janvier 2018.
Un durcissement de la Fed pas si « progressif »
Nous tablons sur une nouvelle hausse des taux cette année et que la Fed commencera à réduire son bilan en début d'année prochaine, la récente modération de l'inflation ayant pu retarder le besoin immédiat d'action politique. En tant que tel, le durcissement du marché du travail ne se reflète pas dans les hausses de salaires ni, de fait, sur l'inflation. Les membres du FOMC comprennent de mieux en mieux que la faiblesse de l’inflation provient davantage de facteurs structurels tels que les « perturbations technologiques » que de moteurs cycliques. En particulier, le président Dudley de la Fed de New York a affirmé que si des forces séculaires poussent l'inflation à la baisse, il est possible que le taux de chômage chute encore plus bas avant d'entraîner des salaires et des prix plus élevés.
Le contexte de faibles croissance et inflation exige des taux de référence plus bas que par le passé. Le niveau actuel de taux cible des fed funds a « de fortes chances de rester approprié à court terme », a déclaré le président Kashkari de la Fed de Minneapolis, ajoutant que l'économie américaine est enlisée par la faiblesse de sa croissance. Nous estimons donc que la Fed ne va pas relever le taux des fed funds à 5 %, le niveau où il se situait à la fin du précédent cycle de durcissement, mais va plutôt le faire progressivement augmenter vers 2 %. Le président Kaplan de la Fed de Dallas a déclaré en août que le taux d'intérêt « neutre » (c'est-à-dire le taux auquel le PIB réel augmente à son taux tendanciel et auquel l'inflation est stable) était plus proche de 2 % que de 3 %. D'un point de vue historique, l'augmentation du taux des fed funds depuis la limite inférieure de zéro suit une tendance bien plus plate que lors des cycles précédents. Si la Fed continue son resserrement à ce rythme, elle pourrait atteindre le niveau moyen à long terme du taux des fed funds d'ici 2023.
Aujourd’hui, en tenant compte du taux fictif – un indicateur pour l'orientation de la politique monétaire sous la limite inférieure du zéro – et en considérant l'effet de la réduction progressive de l’AQ, le rythme du durcissement est similaire à celui observé entre 2003 et 2005. La Fed a déjà durci le taux effectif de ses fed funds de 400 points de base, ce qui est supérieur au durcissement moyen de 380 points de base observé lors des précédents cycles.
Impact sur la courbe de rendement des bons du Trésor américains
À court terme, la majeure partie de l'annonce d'une diminution de la réduction de voilure du bilan de la Fed a déjà été intégrée par le marché. Janet Yellen a déclaré que l'attente d'une normalisation du bilan a déjà fait augmenter les rendements des obligations américaines de 15 points de base (soit l'équivalent de deux hausses de taux de 25 points de base du taux des fed funds) cette année.
Les conséquences à long terme de cette diminution du bilan de la Fed sur les taux d'intérêt dépendent de nombreux paramètres qui restent encore à préciser. Il manque notamment des précisions sur la « taille normale » du bilan de la Fed, la date et la voie à long terme qu’empruntera cette réduction du bilan. Un groupe d'économistes de la Fed (Engen et al.) a estimé que les trois phases d'AQ ont entraîné la chute des primes à terme des obligations du Trésor de 120 points de base entre début 2009 et 2013. En d'autres termes, l'AQ de la Fed a débouché sur un recul de 30 points de base des rendements obligataires par an, parallèlement à une augmentation du bilan de la Fed de 925 milliards USD en moyenne par an. Comme indiqué plus haut, nous avons estimé que le bilan de la Fed atteindra 2,5 trillions USD d'ici la fin 2026, avec un recul de 200 milliards USD en moyenne par an au cours des dix prochaines années. Partant des estimations d'Engen et al., nous pensons que la réduction du bilan de la Fed pourrait entraîner une augmentation de moins de dix points de base des rendements des obligations du Trésor américain par an au cours des dix prochaines années, toutes choses étant égales par ailleurs. Cette estimation est largement en ligne avec les récents commentaires des membres de la Fed, dont messieurs Kashkari et Evans qui ont déclaré que l'ajustement du bilan sera très progressif avec un faible impact sur les conditions de financement.
Près de la moitié des détentions de la Fed en titres du Trésor américain possède une échéance compris entre un et cinq ans. Par conséquent, ce segment du marché des titres du Trésor américain sera certainement le plus touché par la réduction du bilan de la Fed. Dans l'ensemble, nous estimons que les effets de la hausse des taux à court terme, associés à la normalisation du bilan de la Fed vont se traduire par un aplanissement plus lent de la courbe des rendements des titres du Trésor par comparaison avec les précédents cycles de durcissement. Le rythme progressif des augmentations de taux des fed funds devrait exercer une pression plus grande à l'extrémité courte de la courbe des rendements par rapport à l'extrémité longue. Selon nous, la perspective d'une inflation sous contrôle conjuguée à la demande structurelle d'obligations à échéance éloignée va en partie compenser les pressions à la hausse sur les primes à terme causées par la normalisation du bilan de la Fed.