par Jean-Luc Proutat, économiste chez BNP Paribas
Le prix des matières premières remonte, vite et sur tous les fronts. Depuis janvier 2009, les cours du pétrole, du blé, du café, de l’aluminium ont été grosso modo multipliés par deux ; le coton, le cuivre, le nickel, le sucre, ont connu des renchérissements plus marqués encore. Le phénomène serait en partie climatique : la Niña est tenue pour responsable des inondations qui recouvrent le Queensland australien et affectent la production minière. Mais il témoigne surtout de la reprise des affaires dans le monde, notamment émergent. Le moteur du cycle est là-bas, en particulier pour ce qui est des produits de base.
Avec près de trois milliards d’individus embarqués, le décollage de la Chine, de l'Inde ou encore du Brésil nécessite une quantité extraordinaire de combustible. Depuis le début des années 2000, les économies émergentes représentent 90% du surcroît de la demande mondiale d’hydrocarbures et de métaux, 80% du surcroît de la demande mondiale de céréales1.
Plus de prétendants au partage des richesses de la planète signifie plus de tensions sur leur prix, notamment lorsque l'activité s'anime. Depuis 2001 et l'entrée de la Chine dans l'Organisation mondiale du Commerce, le marché des matières premières réagit davantage aux fluctuations de la production. Les prix de l'énergie payés par les consommateurs sont aussi plus volatils. C'est le cas en zone euro, où leur variabilité augmente2. En décembre 2010, leur progression sur un an ressort à 11,1% et explique le dépassement de l'objectif de 2% d'inflation fixé par la BCE. Mais fin 2009, ils baissaient d'autant.
Ces à-coups font, de longue date, l'objet d'un retraitement spécifique. On calcule un indice « sous jacent » qui exclut les prix de l'énergie et des produits alimentaires non transformés (17% du total), pour ne retenir que les éléments les plus stables. Proche de 1% par an en zone euro, son taux de croissance est, de fait, peu sensible aux va-et-vient de la facture énergétique et alimentaire. Sa volatilité annuelle se limite à 0,5% depuis dix ans, et ce sont les coûts salariaux, plutôt que ceux des matières premières, qui l’animent principalement.
Or, sur ce terrain, peu de mouvement. Les prix des services, qui intègrent une large composante salariale, n'accélèrent pas. Malgré les rattrapages obtenus en Allemagne, la progression des rémunérations par tête se limite à 1,5% sur un an en zone euro (au troisième trimestre 2010). Elle est négative en termes réels et reste inférieure aux gains de productivité. Si les intrants coûtent plus chers aux entreprises, leurs coûts salariaux unitaires baissent. Sur le marché obligataire, les anticipations ont bien gravi une ou deux marches, sans pour autant trahir d'affolement. A 2% à un horizon de dix ans, le "point mort" d'inflation est à proximité du point d'ancrage de la BCE.
Sans doute faudrait-il, pour véritablement croire au retour de l’inflation, réactiver la vieille courroie de transmission salaires-prix des années 1970. Ce qui ne va pas de soi. A l'époque, l'âge médian des populations occidentales était plus proche des trente ans que des quarante ; face aux retraités, les actifs étaient plus nombreux. Dans les entreprises, le rapport de force jouait en faveur des salariés ; l'intérim, le temps partiel, constituaient des formes d'emploi marginales. En Europe, l'alourdissement des factures d'essence ou d'électricité était d'autant plus facilement compensé par les feuilles de paye que des mécanismes d'indexation automatique prédominaient ; les hausses de coûts étaient d'autant plus facilement passées dans les prix que le degré de concurrence internationale était faible. La stabilité monétaire n'était pas la priorité des banques centrales, dont la plupart dépendaient encore des gouvernements. Les taux d'intérêt réels négatifs étaient la règle, lorsqu'ils sont aujourd'hui l'exception.
Les poussées de fièvre du marché des matières premières ne sont plus aussi contagieuses que dans les années 1970. Elles n’en affectent pas moins la structure des prix. Depuis 2004, la facture énergétique et alimentaire progresse environ deux fois plus vite en zone euro que l’indice sous-jacent. Son alourdissement est surtout pénalisant pour les catégories de revenus modestes, qui consacrent une part importante de leur budget à se loger, se chauffer, se déplacer ou s’alimenter (40% en France pour le premier quintile de niveau de vie). Moins inflationniste, l'épisode actuel de renchérissement des matières premières n’en reste pas moins très inégalitaire.
NOTES
- Fonds monétaire international, Perspectives de l'économie mondiale, avril 2008. 2 L'écart-type du glissement annuel des prix de l'énergie en zone euro ressort à 7,8% entre 2006 et 2010 contre 4,8% entre 2001 et 2005.