Les banques européennes de Charybde en Scylla

par Charles Dautresme et Raphaël Gallardo, stratégistes chez Axa IM

Après un sauvetage réussi par la puissance publique et un rebond inespéré de leur profitabilité en 2009, les banques européennes semblaient entrées dans une phase de convalescence sereine. Mais leur sauvetage a lourdement chargé la barque des finances publiques, qui désormais prend l’eau à son tour. La crise des dettes souveraines européennes a plombé les valorisations bancaires au point de leur prêter une rentabilité future au plus bas sur 40 ans. Est-ce justifié ?

Les banques à nouveau au cœur de la tempête

Retour à l’envoyeur. Après avoir sauvé les banques au plus fort de la crise de 2008, les Etats européens sont désormais la source de nouvelles craintes du marché sur la santé du secteur bancaire de la zone euro. En effet, le coût exorbitant du sauvetage bancaire de 2008 a alourdi la dette publique de tous les pays, propulsant certaines à des niveaux difficilement soutenables. En Irlande par exemple, la « mauvaise banque » créée par le gouvernement (NAMA) a racheté des actifs douteux aux banques pour un montant de 54 mds EUR, soit près d’un tiers du PIB. En Espagne, le gouvernement a créé un fonds de restructuration ordonnée des banques (FROB) doté de 99 mds EUR, soit 10% du PIB. Le risque souverain de certains Etats de la zone euro, notamment la Grèce, le Portugal, l’Irlande et l’Espagne, inquiète donc les marchés. L’opacité qui entoure les pertes encore latentes sur les actifs toxiques hérités de la crise de 2008, ainsi que le risque de défaut sur certaines dettes souveraines se sont combinés pour provoquer une nouvelle quasi-paralysie du marché interbancaire européen (cf. notre Commentaire Hebdomadaire n°517).

 Alchimie financière

Cette seconde partie de la crise est potentiellement plus dangereuse que la première, puisque les actifs problématiques sont aujourd’hui les dettes publiques, qui représentent une part plus importante des bilans bancaires (1500 mds EUR, 5% des bilans). Le processus de résolution de la crise bancaire de 2008 a consisté à séparer les actifs bancaires entre sains et malsains, concentrer les actifs malsains dans une « mauvaise banque » publique, et permettre au secteur privé de recapitaliser sereinement les banques ainsi débarrassées de leurs actifs problématiques. Le principe du remède est donc de masser les actifs douteux dans le bilan de l’Etat, qui peut les financer en émettant une dette exempte de tout risque de défaut. Ce « swap » permet donc de transformer un actif douteux en un actif de bonne qualité (un titre souverain) que le secteur bancaire peut ensuite escompter à la banque centrale comme contrepartie à la création monétaire nationale.

Mais ce remède devient inefficace dès lors que le marché remet en question la solvabilité de l’Etat lui-même. Tel est pourtant le diagnostic des marchés pour certains Etats européens. En 2009, les gouvernements et banquiers centraux mondiaux ont réussi à briser le cercle vicieux mêlant contraction du crédit, récession, hausse du chômage et détérioration des actifs bancaires. En 2010, ce cercle vicieux est susceptible de se remettre en branle sous l’effet des mesures d’austérité budgétaire imposées par le marché aux souverains périphériques de la zone euro. La baisse de 18% de l’euro contre dollar depuis novembre 2009 illustre que le processus de nationalisation des pertes bancaires par la puissance publique (gouvernements via les garanties des dépôts et des dettes senior, les recapitalisations et rachats d’actifs douteux ; la BCE via le rachat d’obligations sécurisées et de dettes souveraines, la prise en pension de dette publique sans distinction de ratings) entame désormais la crédibilité monétaire de la zone.

La création d’un fonds d’aide de 110 mds EUR à la Grèce et du Fonds Européen de Stabilisation Financière (FESF) répond à la logique de créer une nouvelle digue face à la montée du risque d’insolvabilité qui atteint désormais les Etats périphériques. La dette émise par le FESF bénéficiera de la garantie implicite de l’Allemagne, dont la solvabilité n’est pas remise en doute. La dette publique grecque, comme celle des autres nations qui feront appel au Fonds, sera ainsi « supra-nationalisée » pendant les trois prochaines années. En attendant, la « fédéralisation » à l’échelle européenne des dettes publiques fragiles résout le problème de « stérilisation » de ces nouveaux actifs toxiques. En 2012, si la Grèce n’a pas retrouvé accès au marché à des conditions assurant sa solvabilité à long-terme, les Européens devront assumer les pertes liées à une restructuration de la dette grecque. Cet embryon de fédéralisme budgétaire européen devra donc gérer un premier conflit de répartition. Sur sa résolution se jouera probablement l’avenir de l’intégration européenne.

Estimation des pertes

Les faibles valorisations des banques européennes reflètent l’incertitude majeure sur l’exposition des différents établissements aux actifs toxiques privés hérités de la crise de 2008 et aux dettes publiques sensibles. Les estimations du FMI (avril 2010) et de la BCE (juin 2010), à partir de modèles et hypothèses très différents, convergent sur un chiffre de 200 mds EUR pour les pertes à venir sur les actifs privés (immobilier commercial et résidentiel, produits structurés). La BRI a dévoilé les expositions des banques européennes à la périphérie européenne en crise : 1000 mds EUR de dette privée, et 200 mds EUR de dette publique. Une hypothèse conservatrice consiste à supposer un taux de perte additionnel de 3% sur la dette privée, soit une perte de 28 mds EUR. Nous négligeons les pertes en mark-to-market liées à la dévalorisation des portefeuilles de titres souverains sur l’Espagne, le Portugal et l’Irlande (150 mds EUR), dont le calcul supposerait la connaissance de la duration desdits portefeuilles.

Par contre, on ne peut ignorer les pertes liées à une restructuration de la dette publique grecque à l’échéance du plan de sauvetage européen en 2012. Nos calculs montrent que d’ici là, 16% de la dette grecque aura été refinancée par le fonds européen, ce qui signifie qu’au moment de la restructuration, 16% des 53 mds EUR détenus par les banques européennes auront été remboursés. Les pertes porteront sur une exposition de seulement 44 mds EUR, ce qui donne une perte de 22 mds EUR environ avec un taux de perte proche de 50% (hypothèse retenue par le marché des CDS). Les pertes potentielles totales s’élèvent donc à 250 mds EUR, soit 12% du poste capital et réserves du système bancaire consolidé. Si l’on retire notre estimation de pertes subies par le secteur des caisses d’épargne espagnoles (70 mds EUR) et des landesbanken allemandes (35 mds EUR selon le FMI), on obtient une estimation des pertes pour le secteur européen coté de 145 mds EUR.

Une dévalorisation extrême

Les valorisations des banques européennes ont fortement baissé ces dernières semaines par la conjonction de profits révisés à la hausse tandis que leurs cours de bourse fondaient. Les analystes s’attendent à des hausses de bénéfices par action de 27% et 38% en 2010 et 2011 respectivement. Bien sûr, la base de calcul en 2009 est trompeuse, puisque des banques comme Commerzbank, KBC et Natixis ont enregistré de lourdes pertes cette année-là.

Les banques européennes, qui avaient surperformé dans le rebond spectaculaire du marché en 2009, ont entraîné les indices dans le rouge, baissant de 25% depuis octobre 2009, contre 5% pour l’ensemble de la cote.

Certaines banques ont subi des décotes plus violentes encore, comme Banco Espirito Santo (-40%) et BBVA (-30%, bien que cette dernière tire la moitié de ses revenus des marchés émergents). Les craintes de nouvelles provisions à venir sur les actifs douteux immobiliers et souverains expliquent cette dévalorisation boursière à des niveaux de cours/actif net inférieurs à 1. La publication prochaine des résultats, établissement par établissement, de stress-tests par les régulateurs espagnols, français et allemands, devrait apporter plus de transparence sur les bilans et éviter une dévalorisation aussi violente qu’au paroxysme de la crise des subprime (ratio cours/actif net de 0,35 en mars 2009). Néanmoins, on peut procéder à une évaluation du ratio cours/actif net corrigé des pertes potentielles à venir pour obtenir une vision plus claire de la rentabilité future espérée du secteur. Si l’on retire 145 mds EUR de pertes futures pour les banques eurolandaises cotées, l’actif net passe à 294 mds EUR, qui, comparé à une capitalisation de 329 mds EUR, donne un ratio cours/actif net corrigé de 1,12, soit une sous-évaluation beaucoup moins criante que le 0,7 obtenu avant prise en compte des pertes potentielles.

Qu’implique ce ratio en termes de rentabilité implicite future ? Sur les 40 dernières années, les banques eurolandaises ont affiché un retour sur fonds propres (ROE) de 8,9% et versé 35% de leurs bénéfices sous forme de dividendes. Ces chiffres impliquent, selon le modèle de Gordon, une valorisation des banques à 1,75 cours/actif net. Malheureusement, il est peu probable que les ROE bancaires renouent avec les exploits du passé (16% en 2007), et un objectif de 7% semble plus réaliste pour l’avenir étant donné l’évolution des contraintes réglementaires et fiscales (exigences de capitalisation et liquidité plus strictes à partir de 2012, taxation plus lourde). Un ROE à long terme de 7% justifierait une valorisation de 1,38 cours/actif net, alors que l’actuel 1,12 intègre une hypothèse de ROE de 5,7%, hypothèse trop conservatrice.

Conclusions

Les valorisations des banques eurolandaises semblent attrayantes, même après intégration des pertes potentielles liées aux actifs immobiliers toxiques et aux dettes souveraines de la périphérie de la zone euro. Nous relevons donc notre recommandation sur le secteur de sous-pondéré à neutre, mais ne franchissons pas le pas d’une surpondération, étant donné les risques politiques et réglementaires pesant sur leurs business models et les dettes publiques eurolandaises. De plus, les stress tests feront ressortir les acteurs les plus solides du marché. Les investisseurs devront être très discriminants au sein de cette industrie tourmentée.